Retour sur

Une date, un événement, un concept…

Accueil - Exclus Web - Retour sur - Une politique de retour dépourvue d’humanité

Les centres fermés :
une politique de retour dépourvue d’humanité

Mathieu Bietlot · Philosophe en éducation permanente

Mise en ligne le 19 août 2023

La loi du 6 mai 1993 a enfanté des centres fermés pour étrangers. Un acte de naissance à l’État cynique et, trente ans plus tard, malgré quelques aménagements de façade, la Belgique persiste et signe. Ni digne ni humaine, la politique de retour n’a pourtant jamais prouvé son efficacité.

La loi de 1993 modifiant celle du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers a été adoptée par un gouvernement qui, suite aux émeutes de 1991 et à l’entrée de l’extrême droite au sein du Parlement, avait fait des réponses au « problème de l’immigration » un point fort de son programme. Les compétences relatives aux étrangers venant de passer des mains du ministre de la Justice à celles du ministre de l’Intérieur, c’est le socialiste Louis Tobback qui en détient la paternité.

Cette loi élargit les possibilités de maintenir des étrangers « en un lieu déterminé lorsque le ministre […], ou son délégué, estime ce maintien nécessaire pour garantir l’éloignement effectif du territoire »1. Son adoption a été suivie de la mise en fonction de quatre centres fermés : les « centres pour illégaux » de Merksplas en 1993, Bruges en 1995 et Vottem en 1999 ainsi qu’un « centre de rapatriement » 127 bis à Steenokkerzeel en 1994. Filip Dewinter félicita ironiquement le gouvernement d’être sur la bonne voie en réalisant plusieurs des septante points du programme de son parti, le Vlaams Blok (devenu Vlaams Belang depuis).

On voit donc qu’avant l’officialisation des centres pour « illégaux », c’est le centre de transit 127 qui était « illégal ». La loi de 1991 est en quelque sorte un acte de « régularisation » des premiers lieux de maintien des étrangers à disposition des autorités.

Une naissance illégitime

Giovanna Costanza, « Centres fermés : l’inadmissible retour en arrière » : le dernier article sur l’enfermement des étrangers a été publié en novembre 2017 dans le no 463 d’Espace de Libertés.

Si leur apparition officielle remonte à trente ans, ces centres avaient un grand-frère naturel et prématuré. La « zone 127 » avait été installée fin 1988 dans un baraquement, en bordure de piste de l’aéroport militaire de Melsbroeck, en toute discrétion, en dehors de la légalité et à l’insu des parlementaires, des médias et de la population. Elle cherchait à parer une conséquence non anticipée de la réforme de la législation relative aux étrangers, mise en œuvre par le libéral Jean Gol en 1987.

Depuis celle-ci, les personnes qui atterrissaient à Zaventem pour y demander l’asile devaient attendre un premier examen de leur requête avant de pouvoir entrer sur le territoire. L’administration prenait souvent plusieurs jours avant de donner sa réponse. Et les personnes campaient dans la zone de transit. On les a dès lors enfermées au centre 127. C’est seulement en juillet 1991 que la réforme du social-chrétien Melchior Wathelet a proposé de « donner une base légale à la pratique qui consiste à maintenir ces candidats réfugiés dans un lieu déterminé à la frontière pendant l’examen de la recevabilité de leur demande »2. La loi de 1993 étendra la pratique aux étrangers présents sur le territoire sans plus y être autorisés.

Mettre en détention les personnes “sans-papiers” pour les expulser du territoire est une solution prônée à l’échelle nationale et internationale, au détriment des droits humains.

© Steenrock

Maltraitances dès les premiers jours

Aucune réglementation n’ayant accompagné le développement des centres fermés, avant un arrêté royal de 1999 toujours contesté à ce jour, ils furent et demeurent des zones de non-droit et des lieux de traitement inhumains et dégradants. On citera en vrac la perversion du droit d’asile et les discriminations en matière de procédure, le non-respect de la vie privée et familiale, le non-accès à l’information, aux soins médicaux ou à l’assistance sociale, l’infantilisation et l’humiliation quotidienne des détenus…

La maltraitance provient aussi du mode de vie collectif avec la promiscuité, les pressions, les tensions nerveuses ou interculturelles qu’il engendre et le régime disciplinaire imposé pour les contenir.

Des émeutes, des grèves de la faim, des automutilations, des tentatives de suicide et des décès inexpliqués attestent presque chaque année depuis trente ans de l’inhumanité et de l’insupportabilité des centres fermés.

Le survoltage, les conflits avec l’ensemble du personnel – désigné par les règlements d’ordre intérieur au titre de « fonctionnaires du retour » – et la répression sont avant tout provoqués par l’incompréhension totale des détenus, outre de la langue qu’on leur parle, de ce qu’ils font là : « Pourquoi me prive-t-on de ma liberté ? » ; « Qu’ai-je fait de mal ? Je suis innocent et même victime » ; « Combien de temps vais-je devoir rester ici ? », « C’est ça l’Europe des droits de l’Homme ? »

La malformation congénitale

En deçà de tous ces droits humains piétinés, il importe de souligner l’entorse structurelle aux principes de l’État de droit qui fonde les centres fermés. Ils matérialisent une privation de liberté sans que sa possibilité et ses conditions soient suffisamment définies par les voies légales (un sujet doit pouvoir prévoir les conséquences de ses actes) et sans les garanties d’une procédure devant une instance judiciaire indépendante. La détention n’est plus une peine, définie dans le temps, faisant suite à une infraction et un procès contradictoire mais une mesure préventive en fonction du risque de soustraction à la procédure. Règnent donc l’arbitraire et la présomption de culpabilité. On aura beau l’humaniser tant qu’on voudra – si seulement on le voulait –, l’institution restera bancale, le scandale restera inacceptable.

Des instances de protection sans portée

En interne, les personnes privées de liberté disposent de moyens de défense, de recours ou de porter plainte contre des décisions injustes ou des traitements dégradants quasiment inexistants, très précaires et sans impacts. De l’extérieur, la non-conformité aux droits de l’institution et des pratiques qui y mènent font régulièrement l’objet de condamnation de la Belgique par diverses instances : le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, la Cour européenne des droits de l’Homme, le Comité pour la prévention de la torture du Conseil de l’Europe, le Conseil d’État…3

À l’extérieur (ici du centre 127 bis), la société civile veille et mobilise régulièrement toutes celles et ceux qui s’opposent aux mécanismes d’enfermement et d’éloignement des migrants.

© Simon Blackey

Tout récemment encore, le 18 avril 2023, c’est le tribunal civil de Bruxelles qui a condamné l’État belge pour avoir placé en centre fermé deux jeunes arrivants – Ouial Ziti, Marocaine, et Junior Masudi Wasso, Congolais – pourtant en possession de leur passeport, de leur visa étudiant et de leur inscription à l’Université. Les policiers chargés du contrôle à la frontière ont estimé qu’elle ne disposait pas d’assez de liquide et qu’il ne connaissait pas suffisamment sa matière pour être des étudiants « crédibles ». À force d’examiner l’exactitude des papiers, il suffit d’un zeste de zèle et le fonctionnaire se prend pour un examinateur àl’Université.

Chaque fois que la Belgique est sanctionnée, c’est sur la base de cas individuels qu’elle doit indemniser. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre ses pratiques avec les autres étrangers, et même de plus belle, excepté en ce qui concerne l’enfermement des enfants, véritable saga familiale4

La perpétuation du pater patrias

De fait, depuis 1993, suite aux condamnations comme aux indignations et contestations de la société civile, on n’a observé que des aménagements de surface et de façade. Les centres jugés insalubres ont été rénovés ou remplacés, l’hygiène s’est un peu améliorée, la correspondance, l’usage du téléphone et les visites sont moins contrôlés qu’au début, l’architecture et la vidéosurveillance des derniers centres construits permettent des régimes moins collectifs et coercitifs…

Néanmoins, la même politique indigne et inhumaine se perpétue. Les possibilités de détention des étrangers ont encore été étendues et facilitées par une énième réforme de la loi de 1980 en 2017 qui permet notamment d’embarquer un étranger lorsqu’il se présente à l’administration communale pour introduire une demande de régularisation ou de regroupement familial. Si le centre Caricole, créé en 2012, n’a fait que se substituer au centre de transit 127 et plus tard aux centres INAD5, le « centre pour illégaux » de Holsbeek (plus précisément pour « illégales »), inauguré en 2019, a clairement répondu à une volonté et un « master plan » d’extension du parc de rétention pour le faire passer de 700 à plus de 1000 places. La construction des deux autres centres programmés a été suspendue par la chute du gouvernement De Wever-Michel. La reprise du plan est actuellement à l’étude…

On enferme donc de plus en plus (excepté pendant les années de confinement) avec des résultats toujours aussi peu probants en matière d’efficacité de la politique de retour qui est censée justifier ce dispositif contraire à l’État de droit6.

Les générations du conflit

D’abord passés sous silence et tenus dans l’ombre de l’arrière-cour de la démocratie, les centres fermés ont commencé à être dénoncés dès la fin des années 1990 et n’ont jamais cessé d’être contestés. Tandis que des associations et des avocats mènent un travail important d’accompagnement des détenus dans leurs démarches sociales, médicales et juridiques pour faire valoir leurs droits, des collectifs développent des actions plus directes pour s’opposer à cette politique ignoble.

Les artistes aussi s’opposent à leur manière aux centres fermés. En 2009, dans le cadre de la triennale d’art contemporain Beaufort, Sven ’t Jolle a marqué les esprits à Nieuport avec « Holiday in Melsbroek ».

cc Cheetah_flicks

En 1998, le Collectif contre les expulsions organisait des actions de blocage et de sabotage afin d’empêcher des expulsions, voire favoriser des évasions. Aujourd’hui, les membres de Getting the Voice Out se font passer pour des proches de détenus, leur rendent visite et leur transmettent, outre leur soutien, des cartes de téléphone, afin de faire sortir l’information sur le quotidien dans les centres. Entre les deux, bien des dynamiques collectives se sont transmis le flambeau des marches pour l’ouverture des frontières et des droits.

Du 21 au 24 septembre 2023, les activistes de diverses générations proposeront rencontres, actions et manifestations pour continuer, vingt-cinq ans après son assassinat d’État, le combat de Semira Adamu qui fut une des premières à avoir, de l’intérieur, lancé l’alerte sur l’infamie des centres fermés et résisté sans relâche à son expulsion. Cette perpétuation-là7 a de quoi enchanter. L’espoir perdure, surtout, que l’on puisse un jour s’en passer.

  1. Article 36 de la loi du 6 mai 1993 insérant un article 74/6 dans la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
  2. Proposition de loi du 18 juillet 1991 modifiant celle du 15 décembre 1980, introduction.
  3. Pour les plus médiatisés, on se souviendra de l’assassinat de Semira Adamu (1998), de l’arrêt Conka (2002) ou de l’affaire Tabitha (2006).
  4. À la suite des condamnations internationales, depuis 2004, des mesures ont été prises, contournées, levées, réinstaurées recontournées pour proscrire l’incarcération de mineurs, avec ou sans leur famille, en centres fermés.
  5. Ces centres ou locaux pour « passagers inadmissibles » qu’on refoule vers leur pays de départ sans qu’ils entament la moindre procédure d’accès au territoire se situaient dans les zones de transit internationales des différents aéroports (national et régionaux) donc là où la loi belge ne s’applique pas…

30 ans des centres fermés, y a rien à fêter !

Libres, ensemble · 20 mai 2023

Partager cette page sur :