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Extrême droite
en Allemagne :
toujours plus radicale
et populaire

Christophe Bourdoiseau · Journaliste (Berlin)

Mise en ligne le 20 mars 2024

L’extrême droite n’est pas encore au pouvoir en Allemagne, ni dans les régions ni au fédéral. Mais elle attend son heure. Et plus elle se radicalise, plus elle gagne en popularité.

Photo © De Visu/Shutterstock 

Depuis sa création en 2013 par des professeurs d’université opposés à l’euro, l’AfD (Alternative für Deutschland) n’a cessé de dériver vers une formation fasciste et identitaire. Sur les dix-huit fondateurs, il ne reste aucun « modérés », tous évincés par les radicaux et par Björn Höcke, le président de la fédération de Thuringe, l’homme fort de l’AfD. Rien ne se décide sans lui. « Il a un droit de veto sur tout », insiste Markus Linden, politologue à l’Université de Trèves. Björn Höcke incarne la dérive fasciste d’un parti désormais ancré dans le paysage politique allemand. Surveillée par les renseignements généraux (Verfassungsschutz) pour ses positions antidémocratiques, l’AfD n’a plus seulement du succès auprès des Allemands de l’Est, à qui l’on a toujours reproché un manque de maturité démocratique.

Une mémoire défaillante

Le parti a remporté des victoires électorales à l’Ouest alors qu’on croyait les Wessis immunisés aux idées fascistes en raison d’un travail de mémoire et d’une éducation politique plus intense que sur les anciennes terres communistes. Le 8 octobre 2023, l’extrême droite a réalisé son meilleur score à l’Ouest en remportant plus de 18 % des voix en Hesse (la région de Francfort). Le même jour, en Bavière, l’AfD est devenue la troisième force politique régionale avec près de 15 % des voix. Dans ces deux puissantes régions économiques, qui rassemblent à elles seules 25 % de l’électorat en Allemagne, le Parti social-démocrate (SPD), celui du chancelier, est arrivé derrière l’AfD avec des scores respectifs de 15,3 % et de 8,4 %. Ce revers électoral a été interprété comme l’expression d’une perte de confiance dans le gouvernement mais surtout dans la démocratie.

L’AfD a remplacé le parti de la gauche radicale (Die Linke) comme mouvement protestataire. Die Linke est sur le point de disparaître de l’échiquier politique après la dissolution du groupe parlementaire, le 6 décembre 2023, et le départ de la « traîtresse » Sahra Wagenknecht, partie créer un parti populiste (BSW). Selon les sondages, il n’est pas inconcevable que Björn Höcke puisse ravir la majorité absolue en nombre de sièges dans sa région. Si les écologistes et les libéraux du FDP ne parvenaient pas à passer la barre minimum des 5 % (un scénario probable), l’AfD n’aurait besoin que de 40 % pour obtenir une majorité absolue de sièges. Ironie de l’histoire, la Thuringe avait été en 1930 le premier Land avec un gouvernement composé de nazis.

Björn Höcke, l’homme fort de l’AfD, s’inspire sans complexe du national-socialisme, ce qui inquiète fortement les démocrates allemands.

© Picture-Alliance/AFP

Relents nazis

Björn Höcke peste contre les « méthodes stratégiques de reproduction des Africains ». « Nous, le peuple allemand, ne voulons pas intégrer chez nous ces gens qui sont pour la plupart ignorants, jeunes et musulmans », dit-il. « Björn Höcke est inspiré par le national-socialisme. Son programme est la déportation de citoyens allemands [qui s’opposent à son programme de lutte contre “l’africanisation”, NDLR] », rappelle Hendrik Cremer, expert de l’extrême droite à l’Institut allemand des droits de l’homme (DIMR).

Prônant « l’homogénéisation ethnique » de l’Europe, il défie la démocratie allemande en utilisant la rhétorique d’Adolf Hitler. Son parti est devenu tellement radical qu’une procédure d’interdiction est réclamée par certains responsables politiques. Le débat a été relancé début janvier après les révélations dans le pôle d’enquête « Correctiv » sur une réunion secrète tenue dans un hôtel de Potsdam entre néonazis et des cadres de l’AfD, dont le conseiller personnel de la coprésidente de l’AfD, Alice Weidel. Les participants ont discuté d’un plan de déportation vers l’Afrique (« remigration », dans le langage de l’extrême droite) de millions de migrants et d’Allemands issus de l’immigration.

Originaire d’Allemagne de l’Ouest, Björn Höcke a trouvé son électorat dans l’ancienne Allemagne de l’Est (RDA), des régions où le « complexe colonial n’existe pas », dit-il. « L’AfD est beaucoup plus radicale que le Rassemblement national (RN) ou le parti d’extrême droite autrichien (FPÖ) », insiste Markus Linden. Nostalgique du « grand empire allemand » et admirateur des soldats allemands de la Wehrmacht, Björn Höcke réclame un virage à 180 degrés de la politique mémorielle et refuse de considérer Hitler comme « l’incarnation du mal absolu ». En juin dernier, il a scandé « Alles für Deutschland! » devant un parterre de 250 personnes, utilisant le slogan des « chemises brunes » (la SA), l’organisation paramilitaire nazie. Björn Höcke s’est donné comme objectif « plus de 33 % » des voix aux prochaines élections : un chiffre qui fait référence à l’année de prise de pouvoir de Hitler.

Le pied dans la porte

En 2023, l’AfD a remporté ses premiers mandats locaux. Elle a obtenu 53 % des voix aux élections d’une communauté de communes en Thuringe, à Sonnenberg, un arrondissement de seulement 54 000 habitants. « Cette petite victoire est symbolique. C’est la première fois que l’AfD remporte un poste à l’exécutif », remarque Hans Vorländer, politologue de l’Université de Dresde. Tous les partis démocratiques avaient appelé à voter contre ce candidat de l’extrême droite. Conservateurs (CDU), écologistes (Die Grünen), les libéraux (FDP) et même la gauche radicale (Die Linke) avaient fait cause commune pour stopper l’AfD. En vain. « Le cordon sanitaire a eu l’effet inverse. Le rejet des “élites” a permis à l’AfD de mobiliser dans le camp des abstentionnistes », constate Ursula Münch, directrice de l’Académie de science politique de Tutzing, en Bavière.

Un mécontentement qui profite à l’AfD

Le résultat est aussi une cuisante défaite pour Friedrich Merz, le président de l’Union chrétienne-démocrate (CDU), qui avait juré en 2019 de « diviser par deux » les électeurs d’extrême droite en les ramenant dans le camp conservateur. Depuis, les électeurs de l’AfD sont deux fois plus nombreux. Au lieu de se démarquer de ce parti, Friedrich Merz récupère le récit sur l’immigration. Après avoir dénoncé un « tourisme social » chez les réfugiés ukrainiens, stigmatisé les jeunes des quartiers en les traitant de « petits pachas », Friedrich Merz s’est déchaîné contre les 300 000 déboutés du droit d’asile qui, selon lui, sont « assis chez le médecin et se font refaire les dents tandis que les citoyens allemands n’obtiennent pas de rendez-vous ». « En mettant de l’huile sur le feu, le camp conservateur pensait pouvoir profiter du mécontentement. C’est l’AfD qui en a encore profité », poursuit Ursula Münch. En raison de l’insatisfaction générale face à la politique du chancelier, l’extrême droite devrait encore progresser en 2024.

Olaf Scholz a longtemps sous-estimé le débat sur la crise migratoire, le premier sujet de préoccupation des Allemands. Les succès électoraux de l’AfD l’ont poussé à changer de ton sur les réfugiés. En novembre, il a annoncé un « changement de paradigme » dans une grande interview au magazine Der Spiegel dans laquelle il résume sa politique en une seule phrase : « Le temps est enfin venu de procéder à des expulsions massives. » « Ses promesses ne pourront pas être tenues », déplore Werner Schiffauer, président du conseil inter-universitaire sur les migrations et sociologue à l’Université européenne Viadrina de Francfort-sur-l’Oder. « Les réformettes ne réduiront pas les arrivées de migrants en Allemagne [qui ont atteint fin 2023 un record depuis le pic de 2016]. Quand on ne dit pas la vérité aux gens, la grogne monte inexorablement. Les frustrations joueront en faveur de l’extrême droite », poursuit-il.

Une extrême droite qui est en mesure de remporter désormais les élections de l’automne 2024 dans le Brandebourg, la Saxe et la Thuringe avec des scores supérieurs à 30 %. Les formations démocratiques se demandent si elles seront encore capables mathématiquement de former des coalitions sans l’AfD. « Ça va être un véritable casse-tête », prévient Ursula Münch. À moins que les conservateurs de la CDU ne finissent par briser ce « cordon sanitaire ». Friedrich Merz y a déjà préparé l’opinion en déclarant l’été dernier qu’il n’était pas possible de gouverner à l’échelle communale sans l’extrême droite, avant toutefois de se rétracter. Mais c’était une première brèche dans le « front républicain », qui risque un jour ou l’autre de lâcher, aussi en Allemagne.

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