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Pour protéger la société,
protégeons les minorités

Propos recueillis par Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 19 mars 2024

Face aux images de l’assassinat de George Floyd, toute personne noire savait qu’elle aurait pu être à sa place. Pour tous les groupes minorisés, ces images constituent un rappel à l’ordre, qui concerne aussi la majorité. Dans son dernier ouvrage, Bruno Perreau invite à penser la résonance des expériences minoritaires, car plus nous protégeons les minorités, mieux nous protégeons la société dans son ensemble. Entretien avec l’auteur de Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, un essai transdisciplinaire, mais surtout indiscipliné.

Photo © Alessandro Biascioli

Le sous-titre de votre ouvrage, Pour un universalisme minoritaire, semble un peu antinomique… Qu’est-ce que c’est, au juste ?

L’universalisme est une tradition philosophique qui réfléchit à ce qui constitue l’humain, transversalement aux différentes cultures. Sa visée est assez généreuse : reconnaître la valeur intrinsèque de la personne. Mais l’universalisme n’est pas sans risque : celui de généraliser certaines caractéristiques culturelles et de chercher à les imposer aux autres, parfois par le biais de la violence. Ce fut le cas de la colonisation européenne menée au nom de la philosophie des Lumières, du christianisme, du droit civil, de la république, de la monarchie constitutionnelle… En réponse à ce risque, des auteurs comme Césaire ou Senghor ont affirmé que l’universalisme résultait du particularisme : approfondir nos singularités, c’est réfléchir à ce qui nous relie aux autres. L’universalisme doit donc être vivement critiqué lorsqu’il est mis au service d’un projet de domination politique, mais cela ne doit pas conduire à le jeter avec l’eau du bain ! Si les cultures minoritaires ne sont pas, en soi, plus universelles que les cultures majoritaires, elles sont, elles aussi, traversées par une certaine aspiration à l’universel. Pour une raison simple : disposer de son propre mode de vie, de ses propres croyances, n’est pas suffisant pour résister à la pression majoritaire. D’ailleurs, dans les faits, l’expérience minoritaire résonne toujours auprès des autres.

Bruno Perreau, Sphères d’injustice. Pour un universalisme minoritaire, Paris, La Découverte, 2023, 336 pages.

Justement, dans votre livre, vous prenez le cas des violentes arrestations des Noirs américains pour évoquer ces résonances.

Lorsque l’on assiste à des violences policières, même si cela ne nous concerne pas directement, on ne peut pas ne pas être affecté. On peut être dans le déni bien sûr. Mais le spectacle d’une violence contre un corps minorisé est toujours un rappel à l’ordre. C’est s’entendre dire : « Vous voyez ce qu’il se passe contre d’autres corps ? Vous feriez mieux de vous tenir bien si vous ne voulez pas que ça vous arrive également. » Ce que j’essaye de montrer dans le livre, c’est comment nos destins sont tous rattachés les uns aux autres, autour de différentes expériences minoritaires et de leur mise en scène.

En étudiant les jurisprudences européennes et américaines, vous montrez bien que certains critères en protègent d’autres : les dispositifs qui protègent le genre peuvent protéger la race, le handicap peut protéger l’âge, etc. Vous appelez cela « l’intrasectionnalité » – à ne pas confondre avec le concept d’« intersectionnalité ».

L’intersectionnalité est un concept forgé par la juriste Kimberlé Crenshaw au début des années 1990 : nous faisons face à une dynamique discriminatoire lorsque l’on est à l’intersection de plusieurs identités dominées. Hélas, cette complexité peut rendre la preuve de la discrimination difficile à établir. C’est là qu’opère l’intrasectionnalité. Je montre qu’il est possible de mobiliser moins de critères en même temps mais d’utiliser une catégorie juridique pour en protéger une autre. Je cite, dans le livre, le cas d’une femme qui avait fait l’objet d’une intervention chirurgicale qui l’avait mutilée sur le plan génital, causant un certain nombre de problèmes dans sa vie intime. Le juge européen a reconnu la discrimination sur la base du genre, critère pour lequel il avait été sollicité, à partir de la question de l’âge. Ce sont les stéréotypes liés à l’âge – la sexualité et le plaisir s’évanouiraient au fur et à mesure des années – qui ont conduit l’équipe médicale à négliger les conséquences de l’opération sur la vie de cette femme ménopausée. Il y a donc une présence du genre dans la question de l’âge et vice versa, d’où la notion d’intrasectionnalité. En se faisant écho, ces critères se renforcent mutuellement, pour une protection juridique plus forte. Lorsque l’on prend en compte la question de la pénibilité au travail dans le calcul de l’âge de la retraite, cela abaisse la pression sur le système de santé : si les personnes partent à la retraite avant que leur corps n’ait été usé par des travaux pénibles, elles seront moins malades une fois à la retraite. Le système de soin sera moins sous tension. Une telle politique de retraite est aussi une politique d’aménagement du territoire, car elle permet de soulager les zones de désertification médicale. Cette interdépendance fondamentale, c’est ce qui sous-tend l’intrasectionnalité : nous portons la vie des autres en nous. Nous sommes constitués par le destin juridique, politique et social des autres. Et cela concerne aussi, bien évidemment, les sujets majoritaires… qui auraient donc tout intérêt à prêter attention au traitement qu’ils réservent aux minorités.

Difficile d’imaginer nos gouvernants porter fièrement en eux la volonté d’entrer en résonance avec les minorités, non ?

Bien sûr ! Car il y a toujours la croyance que l’on peut se passer des autres ou que l’on peut considérer leur vie comme négligeable. Certaines personnes accumulent tant de capitaux qu’elles se sentent protégées. C’est pourquoi je ne souscris pas vraiment aux philosophies du care qui estiment que nous sommes tous traversés par des vulnérabilités et donc tous liés par le besoin de soins. La notion de présence me paraît plus probante. Dans le livre, j’aborde la question du handicap : lorsqu’une personne est en situation de dépendance, les cours européennes considèrent qu’il faut protéger son entourage car la dépendance affecte nécessairement la vie personnelle et professionnelle des proches. Cela ne veut pas dire qu’ils ont besoin de soins mais que la présence d’un sujet minoritaire contribue à les définir, par association en quelque sorte. L’idée de présence minoritaire implique aussi de pluraliser le rapport au temps et à l’espace. Tous les modes de vie n’ont pas à être alignés. Beaucoup de militantes et de militants se sont battus pour l’ouverture du mariage parce qu’il fallait pouvoir se marier pour affirmer de ne pas vouloir se marier ! Il ne faut pas seulement favoriser l’accession aux modes de vie majoritaires : il faut apprendre des modes de vie et cultures minoritaires.

Être minoritaire, c’est d’ailleurs moins un « statut » qu’une position qui peut évoluer.

Être une minorité du point de vue des institutions, c’est un statut. Mais cela n’empêche pas que ce statut varie selon le type d’interactions considérées. Colette Guillaumin le disait déjà : si vous êtes une femme blanche dans un pays occidental, vous êtes dans un rapport de domination par rapport à un homme noir en matière de race, mais vous êtes tout de même dans un rapport de domination inverse au regard du genre. Les rapports de domination sont complexes, se réajustent selon le type d’interactions et selon la façon dont on s’identifie ou ne s’identifie pas aux catégories juridiques.

Ce qui caractérise les groupes minoritaires est l’expérience qu’ils font de la « non-souveraineté », selon vous ?

« Non-souveraineté », cela signifie qu’on est parlé avant de parler. Il y a tout un vocabulaire qui caractérise le groupe minoritaire et qui vous désigne avant même que vous ayez conscience d’être concerné. Didier Eribon l’a très bien montré pour parler des trajectoires des hommes gay : c’est l’insulte que l’on vous assène qui vous fait prendre conscience de qui vous êtes. Vous êtes placé quelque part, et vous n’avez pas d’autre choix que de vous débrouiller avec ce que les autres ont bien voulu faire de vous.

Face aux enjeux environnementaux, serions-nous toutes et tous en position de non-souveraineté ?

Les sociétés humaines se sont développées en cherchant à contrôler leur environnement, par divers modes de production de l’alimentation, par le contrôle des maladies infectieuses… Mais ce contrôle est imparfait. L’expérience des minorités est donc très utile pour penser la lutte contre le dérèglement climatique. Les populations indigènes – qui ne vivent pas dans les villes comme c’est le cas de la plupart des humains aujourd’hui – sont les premières victimes des variations extrêmes du climat. Apprendre d’elles, c’est anticiper l’effondrement. En Californie, les travailleurs du secteur agricole sont souvent des personnes sans-papiers qui sont lourdement touchées par les pesticides et les pollutions. Penser les politiques publiques à partir de leur situation permet d’être plus protecteur. Mais cela exige de considérer les résonances entre les problématiques liées à la race, au genre, à la nationalité, à la classe… Une approche minoritaire, c’est une approche relationnelle.

Le spectacle d’une violence contre un corps minorisé est toujours un rappel à l’ordre.

© Matteo Roma/Shutterstock

Que répondre à celles et ceux qui pointent du doigt le risque d’essentialisation des minorités ?

Il faut toujours penser contre soi-même ! Toute catégorie mérite d’être critiquée et doit être considérée dans son contexte. Par « critiquée », j’entends que l’on produit soi-même des normes dans l’acte de résistance à d’autres normes. Lorsque l’on conteste le mariage comme institution hégémonique, cela signifie que l’on s’en remet à d’autres principes de vie. On obéit à d’autres normes. Mais toutes les normes n’ont pas la même force ! Les travaux en psychologie sociale, comme ceux de Serge Moscovici, montrent bien que les minorités ne peuvent peser sur une décision que lorsque la majorité y consent. Et ce consentement peut leur être retiré à tout moment. Ne soyons donc pas dupes : le risque d’essentialisation est surtout la préoccupation du groupe majoritaire qui craint que les minorités s’autonomisent trop et échappent à son contrôle. Pour les minorités, l’essentialisation est avant tout stratégique : elles en jouent pour mieux s’en jouer !

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