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TVG Premier
ou le train fou du pouvoir

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 6 mars 2024

Tom Van Grieken, dit TVG, en audience chez le roi. Bis repetita. Ou comment le Vlaams Belang pourrait demain s’attribuer l’exercice du pouvoir. Impossible ? Pas selon cette dystopie à l’épilogue politiquement incorrect.

Photo © voyageur8/Shutterstock 

 

— Ja… Majesté, pour ce dix-septième rendez-vous, je vous ai apporté un portrait de votre grand-père Léopold III trouvé par un de nos adhérents sur une brocante. Regardez, comme il avait fière allure sur son cheval, avec son bel uniforme militaire. Il n’y avait que Boss pour en faire de plus beaux… Et ici, à Berchtesgaden, chez Adolf Hitler, en novembre 1940… Quand vous pensez à tous les problèmes qu’on a faits après-guerre à votre Opa… Ces Wallons sont décidément insupportables.

Philippe tournait nerveusement entre ses mains les photos jaunies offertes par Tom Van Grieken.

— Léopold III incarne la Belgique d’un autre temps, Monsieur Van Grieken, finit par murmurer le souverain, plutôt gêné aux entournures.

— Ah maar, Majesté, j’en ai aussi de Léopold II, sur la digue d’Ostende, met zijn lange baard1, si vous voul…

— Euh… laissons-là de côté ces albums de famille, cher Monsieur Van Grieken, et voyons où vous en êtes dans vos négociations pour la formation de la prochaine coalition gouvernementale

Il y eut un moment de silence. On entendit voler les mouches. Un moment d’absence durant lequel Tom Van Grieken fixa les portraits des grands de la diplomatie et de la politique belges tapissant ce salon du Palais. Les de Cartier de Marchienne, les d’Aspremont-Lynden, les van Zeeland… Tous ces petits « de » et ces petits « van »…

— Majesté, s’exclama finalement le Belanger, ne pensez-vous pas que m’anoblir, me permettre de porter le titre de Thomas de Grèce pourrait aider au rapprochement avec les francophones ? Ils aiment tous ces collets montés à la Downtown Abbey, les franstaligen, nee ?…

Le roi s’étrangla.

— Mais Grieken ne signifie pas Grèce, mais ʺdes Grecsʺ, fit le souverain. Comme dans ʺAllez vous faire voir chez les…ʺ Enfin, chez vous… Enfin, vous m’avez bien compris… Vous me faites dire des bêtises.

— Deze is klaar voor verbanning, pensa très fort Tom Van Grieken qui se rêvait en TVG Ier. Celui-là est bon pour l’exil.

Le pays in-gou-ver-na-ble

Et l’on en vint enfin aux négociations.

Dus Majesté, nous avons tout tenté depuis notre victoire écrasante du 9 juin (le Vlaams Belang avait raflé 32 % des voix au nord du pays dix-huit mois plus tôt). La Vivaldi, l’Arc-en-ciel, la Fario, la Suédoise, le Filet américain… Aucun parti francophone ne veut gouverner avec nous au motif qu’il ne restera rien de ces couleurs une fois mélangées au brun. Si les franstaligen continuent à s’obstiner avec cette vieille histoire de cordon sanitaire, les 541 jours qui ont été nécessaires à la formation de la Di Rupo Koalitie en 2011 seront explosés d’ici la fin du mois. Et le pays sera in-gou-ver-na-ble. On-bes-tuur-baar

Une clameur portée par le vent gris de l’hiver vint à cet instant précis tambouriner aux fenêtres du salon qui regardaient le parc de Bruxelles. « Tom Van Grieken, eerste minister ! » lançaient les Belangers réunis par milliers en rangs d’oignons.  « TVG op de spoor van de regering ! »2 Les slogans rebondissaient sur la grosse caisse d’un bataillon paramilitaire, embusqué près du Parlement.

— C’est ça, sonnez buccins et trompettes…, pensa le roi.

« Tom, eerste minister ! »

— Majesté, vous les entendez, cela fait depuis le 27 avril dernier qu’ils campent devant le palais pour exiger une solution. Exactement depuis l’anniversaire de la mort de Karel Dillen que certains d’entre eux voudraient proposer à la béatification. Il faut que les franstaligen comprennent que je ne pourrai pas les tenir éternellement.

Le président du Vlaams Belang fut reçu au Palais royal par le roi Philippe pour la première fois à l’issue du scrutin de mai 2019. Le fait que le souverain rompe le cordon sanitaire avait fait un tollé, réveillant les fantômes du passé et créant un précédent.

© Raffaele Franco/Shutterstock

Au ministère du Repeuplement

Il était 16 heures, l’heure à laquelle il était prévu que le roi congédie Tom Van Grieken. Un majordome fit sortir le négociateur par une porte dérobée. La mesure était d’application depuis qu’une vidéo truquée montrant le roi serrant chaleureusement le Belanger dans ses bras circulait sur les réseaux sociaux. Avec ce commentaire : « Si j’avais eu un fils, j’aurais voulu que ce fut vous, Tom… » Commentaire ignare puisque le roi a, comme chacun sait, déjà deux gamins.

Rue de Brederode, quatre molosses attendaient Tom Van Grieken au pied d’une Mercedes blindée pour le conduire au ministère du Repeuplement (Omvolking – ou Umvolkung pour les germanophones). Installé près de la gare de l’Ouest, le cœur nucléaire du schaduwkabinet (cabinet de l’ombre) du Vlaams Belang créé bien avant les élections du 9 juin 2024 traçait les grands axes d’une Belgique nouvelle rebaptisée Zuid-Nederland/Pays-Bas méridionaux, en référence à l’époque fastueuse des Ducs de Bourgogne.

Car depuis son triomphe électoral, l’état-major du Belang ne voulait plus entendre parler de l’indépendance de la Flandre. Non, il fallait désormais que toute la Belgique soit flamande. Et cette conquête sans heurts – en tout cas pour l’instant – passerait par un peuplement flamand progressif de Bruxelles et de la Wallonie.

Dans son célèbre discours du Valentijnsdag – « Il y a autre chose que Durbuy sur cette terre » –, Tom Van Grieken avait appelé les jeunes couples de Belangers à acheter des terres francophones, surtout là où l’immigration arabo-musulmane avait pris racine, et à y procréer généreusement. Des prêts sans taux d’intérêt seraient accordés. Le triplement des allocations familiales viendrait encourager les moins vaillants. On distribuerait de la melkpoeder gratis s’il le fallait. L’opération avait été baptisée « cordon ombilical sanitaire » (sic). Chacun son idée de la crasse, s’était-on rengorgé au service de la Propagande du parti. Ses adversaires moquaient pour leur part l’operatie « grote konijnen » (opération « gros lapin »).

« Dussé-je être roi du monde »

La Mercedes fut bloquée pendant quelques minutes dans un bouchon du côté de Ribaucourt. Tom Van Grieken lança un regard noir sur un groupe de jeunes qui sortaient en courant de la station.

— Il doit y avoir un contrôle dans le métro, hasarda le chauffeur de la berline.

— Conner Rousseau avait tout à fait raison. On ne se sent pas en Belgique lorsqu’on traverse Molenbeek, souffla Van Grieken. Et regardez-moi ce Rom qui mendie. Comment disait-il encore, onze socialistische vriend3? C’est ça un « déchet brun… »

La berline s’enfonça dans un souterrain pour y garer ses deux tonnes aux côtés de voitures tout aussi imposantes. Tout le monde est là, pensa TVG en lorgnant les plaques d’immatriculation. Tout le monde, c’est-à-dire l’Allemand, la Française, le Néerlandais et l’Italienne, tous ultranationalistes, tous classés au rayon sombre de l’extrême droite, tous chauffés à blanc (forcément) par les conseillers du Belang qui avaient détaillé dans l’attente de l’arrivée de leur patron les obstacles mis en place par les partis francophones pour empêcher la formation d’un gouvernement fédéral conduit par le vainqueur des élections. Élections démocratiques, rappelaient-ils à raison…

— Bien. Mesdames, Messieurs, coupa Tom Van Grieken, sont ici représentés cinq des six pays fondateurs de la CEE. Ne manque que le Luxembourg, dont la droite radicale est de fait désavantagée par l’absence d’une immigration arabo-musulmane sur ses terres.

— J’en connais une bien bonne sur les Portugaises et leur moustache, et elles sont nombreuses au Luxembourg, lança la représentante française tout en se réjouissant des progrès manifestes qu’avait faits Tom Van Grieken dans la maîtrise de la langue de Molière.

— Dussé-je (TVG ne se sentait plus de joie) être roi du monde, je me garderais d’y aller de ce genre de blagues, sermonna Van Grieken. Ne tombons pas dans le piège tendu par nos ennemis.

Une Europe des Nations pro-Poutine

La discussion qui suivit fut axée sur la constitution d’un embryon d’Europe des Nations, concurrent ultra de l’Union européenne des Vingt-Sept. L’Allemand objecta que les termes « Europe des Nations » faisaient trop football, ce que la Française acquiesça « d’autant plus que l’on sait qu’à la fin, c’est toujours l’Allemagne qui gagne ». L’Italien proposa « Europa di tutti », ce qui souleva une protestation unanime des autres, convaincus qu’un tel nom aboutirait à envoyer « un mauvais signal à tous ceux qui n’avaient rien à y faire ». C’était entendu : dans la nouvelle Europe, la citoyenneté serait réservée à qui pourrait démontrer que ses racines avaient au moins 65 ans d’âge, ce qui disqualifierait une fois pour toutes les descendants des dernières vagues d’immigration.

— Nous ferons coller ce chiffre à la promesse d’un retour à la retraite à 65 ans, trancha le Néerlandais. Tout le monde comprendra. Et comme ce ne sera pas possible pour des raisons budgétaires, nous dirons que les migrants ont plombé définitivement les caisses publiques…

Tout ce petit monde finit par se quitter, après s’être accordé sur l’idée d’un futur traité d’alliance avec la Russie de Poutine. « Da da », fit Van Grieken en balançant un coussin brodé de croix celtiques à la figure de son conseiller qui tirait un rail de coke sur un vieux 33-tours d’Helmut Lotti.

— Pas de ça ici ! ricana Tom Van Grieken.

Puis, à ses invités :

— Mesdames, Messieurs, il n’y a de si bonne compagnie qui ne se quitte…

— Rhôô, fit la Française. Ces nationalistes flamands, quelle culture, quelle verve !

En entrant dans la berline, le président du Vlaams Belang donna pour consigne de trouver un autre endroit pour la prochaine réunion. « Avec ce changement climatique et la montée des eaux, nous risquons d’être pris un jour dans ce souterrain comme des rats. La prochaine fois, je veux que ce soit à l’Hoogte Honderd. Altitude Cent. Compris ? »

Le lion noir et jaune perdit vite de sa superbe et ravala quelque peu ses velléités dominatrices, mais le train de la flamandisation était bel est bien en marche.

© Pintexstar/Shutterstock

« O dierbaar België »

Que se passa-t-il ensuite ? Les versions divergent. Mais, pour résumer, une série d’actions armées menées par des commandos spéciaux russes sur les frontières baltes et polonaises eurent pour effet immédiat de mettre toute l’Europe sur le pied de guerre. Tous les partis politiques francophones et flamands, y compris le Vlaams Belang, n’eurent d’autre choix que de s’allier au sein d’un gouvernement d’union nationale/nationale unie où le ministère de la Guerre tint aussitôt lieu de gouvernail. Du misérable 1,7 % du PIB dédié à l’OTAN, on passa à 5, puis à 18 %. Plusieurs hôpitaux furent fermés pour raison d’économie. Chaque jour, une vingtaine de charters ramenaient vers leurs pays d’origine des migrants dont la demande d’asile était allée directement à la poubelle. Seuls les hommes jeunes pouvaient rester pourvu qu’ils s’engagent dans l’armée. Les droits civils, les discussions sur la énième réforme de l’IVG, les lignes budgétaires destinées au LGBTQIA+… tout cela fut gelé.

L’extrême droite s’était enfin libérée du cordon sanitaire. Mais à quel prix ? À quoi lui servait-il maintenant d’être au pouvoir ? Face à la menace d’une guerre généralisée, que pesait encore l’indépendance de la petite Flandre ou l’avènement d’une Belgique 100 % flamande ? Les Belangers régurgitaient leur amertume, partagés entre ceux qui songeaient à collaborer avec Moscou en cas de défaite et ceux qui se disaient prêts à mourir pour le heilige grond (le sol sacré), qu’il soit gorgé d’azote ou non.

Le 20 juillet, veille de la Nationale Feestdag (Fête nationale), Tom Van Grieken fut anobli. Dans l’oreille du roi qui épinglait sur son plastron l’ordre de Léopold, le Flamand murmura d’un air entendu « Léopold, comme Léopold III, Sire »… Et tout le monde se mit à chanter la Brabançonne… « O dierbaar België. O heilig land der vaad’ren… »4

  1. Avec sa longue barbe.
  2. « Tom Van Grieken sur la voie du gouvernement ! »
  3. Notre ami socialiste.
  4. « Ô chère Belgique, ô terre sacrée de nos pères » (traduction littérale du début de l’hymne nationale belge).

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