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L’éthique
dans le mécénat culturel

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 29 septembre 2023

La photographe américaine Nan Goldin a utilisé sa notoriété pour faire pression sur les grands musées afin qu’ils n’acceptent plus l’argent des Sackler, la famille responsable de la crise des opioïdes aux États-Unis. À la suite de cette campagne, parmi bien d’autres, le Tate à Londres, le Louvre à Paris ou le Guggenheim à New York ont fait disparaître leur nom de la liste des mécènes. Comment s’envisage, en Belgique francophone, la question de l’argent « mal acquis » ?

Photo © Roman Samborsky/Shutterstock

D’emblée, Sabrina Marinucci, responsable de la communication de Prométhéa, l’association promotrice du mécénat d’entreprise en faveur de la culture et du patrimoine, rappelle que « le modèle anglo-saxon est très différent » et que, la culture n’y étant absolument pas financée par les pouvoirs publics, « tout est entre les mains des mécènes, tandis que dans notre modèle européen, et en Belgique très certainement, il y a vraiment une logique d’accompagnement et de subsides publics. Si une affaire comme le scandale des opioïdes se produisait en Belgique, les opérateurs culturels retireraient aussi le nom de la famille concernée de la liste de ses mécènes. D’ailleurs, ce n’est pas au secteur culturel d’être le gendarme, mais quand le Louvre a refusé d’être financé par certaines industries polluantes, celles-ci se sont réinscrites dans une perspective plus verte. La culture a cette capacité incroyable d’être lanceuse d’alerte et mobilisatrice ».

Selon Nadia Abbés, directrice générale de Prométhéa, « les entreprises belges sont plus transparentes et on est plus vigilant. Chez Prométhéa, on connaît les gens, ils ne sont pas un dixième numéro de compte en banque ». Sabrina Marinucci souligne que « le contexte belge dans lequel se développe le mécénat est particulier parce qu’il n’y a pas de définition légale de celui-ci. Chez Prométhéa, nous parlons de “mécénat” parce qu’il n’y a pas d’équivalence entre le montant investi et le retour offert, contrairement au cas du sponsoring. En France, il y a un système très clair qui distingue parrainage et mécénat, et pour pouvoir bénéficier d’un certain abattement fiscal dans le cadre du mécénat, il faut que les retours soient disproportionnés et la notion même d’intérêt collectif est définie dans le Code français ».

Documentaire de Laura Poitras
USA • 2022 • 117’
Sortie en salle le 19 avril 2023
Actuellement en VOD

Mécénat et responsabilité sociétale de l’entreprise

Une étude réalisée par Prométhéa montre qu’une entreprise belge sur deux soutient des projets sociétaux et que de nombreuses entreprises envisagent le mécénat comme un investissement durable, rentable et bénéfique pour elles. Il est d’ailleurs souvent construit comme un pilier de la responsabilité sociétale de l’entreprise. Le mécénat permet aussi de renforcer l’implication des salariés en donnant du sens à leur travail, en particulier aux jeunes de la génération Z qui arrivent sur le marché de l’emploi. Nadia Abbés observe qu’« en Belgique, on n’est pas non plus dans la logique du culture washing. On constate qu’il y a des entreprises qui font le choix de donner à la société. Prométhéa a développé toute une série de collectifs d’entreprises mécènes qui agissent au niveau local avec des petits montants cumulés, ce qui leur permet d’avoir un impact sur la territorialité où ils agissent ».

L’association a aussi décidé de faire signer une « charte éthique » à ses membres1. Cette charte n’est pas contractuelle, mais contient une série de bonnes pratiques et de points de vigilance identifiés de part et d’autre, tant de la part des entreprises que de celle des opérateurs culturels. « Pour Prométhéa », souligne Nadia Abbés, « ce qui importe, c’est qu’il y ait un alignement de valeurs qui leur permet de créer un partenariat engagé d’impact sur un intérêt collectif et que chacune des parties du contrat y trouve son compte. » Avec le mécénat de compétences, l’un des piliers de l’action de Prométhéa qui se donne pour but de créer des ponts entre les deux mondes, des entreprises offrent gracieusement des compétences administratives, financières, techniques… de leurs propres équipes à des structures culturelles.

L’intérêt général en point de mire

De son côté, la Fondation Roi Baudouin (FRB) combine les différents moyens qui lui viennent de la Loterie nationale et des fonds issus de donations ou de legs philanthropiques pour atteindre les meilleurs résultats dans les thématiques sociales définies par son plan stratégique et ses divers programmes.

Ludwig Forrest, responsable de la philanthropie, coordonne l’équipe mise à disposition de personnes, de familles, d’entreprises, d’intermédiaires (notaires, banquiers…) qui souhaitent s’investir pour l’intérêt général en faisant des dons financiers ou en nature, tels que des collections de toutes sortes. La FRB gère quelque 1 300 fonds actifs. « Chaque fonds est comme une mini-fondation au sein de la Fondation Roi Baudouin. Par exemple, un monsieur venu de Maurage et n’ayant pas de successeurs a souhaité créer un fonds au profit de son village pour qu’il ne se vide pas de toute jeunesse. Le fonds a permis de créer une crèche, une école primaire, des mouvements de jeunesse. Résultat, dix ans après, on constate que les familles sont revenues à Maurage. Il y a une énorme diversité de fonds, à la Fondation, avec des fonds de flux, c’est-à-dire qu’une famille donne chaque année une certaine somme, ou des fonds avec capital, dont on utilise les intérêts pour agir dans l’intérêt général. En ce qui concerne la culture et le patrimoine, des fonds servent à acheter des instruments de musique pour de jeunes talents, d’autres sont là pour restaurer des bâtiments classés ou pour nous aider à acquérir des tableaux et à constituer des collections… »

Réduire les risques de dérive

La FRB travaille avec une série de due dilligences : « La première est le fait de ne pas accepter de cash ou de dons faits de la main à la main. Nous invitons celles et ceux qui veulent faire de tels dons à consulter leur conseiller juridique ou leur notaire. La deuxième due dilligence est celle de la banque. Le know your customer constitue une garantie. La FRB aux États-Unis détient une liste de personnes ou d’entreprises dont elle ferait mieux de ne pas accepter les dons. En cas de doute, il y a aussi le reputation check, pour vérifier que la FRB fait bien d’accepter un don d’une personne. Nous utilisons une approche proportionnée. On ne peut pas se permettre une erreur et c’est vrai pour tous les domaines. Beaucoup d’organisations bien établies se servent de ces principes, sans pour autant en faire une règle générale. »

En Belgique, les risques de voir les institutions culturelles bénéficier d’argent sale est limités.

© Roman Samborsky/Shutterstock

« Évidemment, le secteur doit respecter les règles et les lois de son pays », précise-t-on à la Fondation Roi Baudouin. « Il doit aussi faire du self regulation et s’imposer des standards en tant que secteur, ce qu’il fait, en allant au-delà des prescriptions légales et fiscales, au travers de l’Association pour une éthique dans les récoltes de fonds2 et de la Fédération belge des fondations philanthropiques. C’est dans ces deux instances que ces questions sont discutées. Il y a également une attention de tous les jours. Si une personne vient chez moi et me propose un million d’euros pour une ASBL dont je n’ai jamais entendu parler ou qui vient d’être créée, il est évident que je vais être beaucoup plus attentif. Enfin, une sécurité complémentaire réside dans le fait que la FRB veillera toujours à ce que les fonds servent l’intérêt général. La combinaison de tous ces éléments diminue considérablement le risque, même s’il ne le rend pas nul. »

La prudence est donc de mise mais, en Belgique, les risques de voir des infrastructures culturelles bénéficier d’argent mal acquis sont malgré tout limités, grâce aux charte et code éthiques que se sont donnés Prométhéa, la Fondation Roi Baudouin et divers organismes à vocation philanthropique.

  1. Prométhéa, « La charte du mécénat culturel ».
  2. Le 6 juin 1996, une quinzaine d’organisations faisant appel à la générosité du public ont constitué l’ASBL Association pour une éthique dans les récoltes de fonds et adopté un Code éthique. Il s’agit du premier dispositif complet et autorégulateur sur les questions éthiques de la récolte de fonds en Belgique.

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