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Ne plus se taire, jamais

Une opinion de Valérie Piette · Professeure d’Histoire contemporaine à l’ULB

Mise en ligne le 21 novembre 2022

Photo © Shutterstock

Saint-Domingue, 25 novembre 1960

Minerva, Patria et María Teresa sont assassinées à la machette par les hommes de main du dictateur Rafael Trujillo. Minerva, avocate brillante et militante, avait quelques années plus tôt refusé les avances du dictateur. Proie sexuelle, elle dut vivre dans la clandestinité avant de succomber avec ses sœurs devant la colère et la violence du vieux militaire éconduit. Quelques décennies plus tard, en mémoire des sœurs Mirabal, le 25 novembre deviendra une journée de mobilisation et de sensibilisation à toutes les formes de violence perpétrées contre les femmes.

 

Ukraine, 2022

Des femmes ukrainiennes subissent des viols répétés et le plus souvent, si possible, devant leurs filles, pour qu’elles apprennent. Apprendre à être violée. Apprendre l’humiliation, apprendre la honte. Le viol de guerre, arme de destruction massive, résonne une fois encore aux portes de l’Europe. Certaines réussissent à fuir et arrivent en Europe, en Pologne. Elles réclament, en suppliant quelquefois, le droit de se faire avorter. Elles découvrent le processus de recul des droits des femmes en Europe. La très conservatrice et catholique Pologne, malgré la magnifique mobilisation des Polonaises, régresse et restreint encore plus drastiquement le droit à l’avortement. Les réfugiées ukrainiennes ne peuvent alors que recourir à l’avortement clandestin.

 

États-Unis, juin 2022

L’impensable. La Cour suprême met fin à quarante-neuf ans de droit à l’avortement sur tout le territoire nord-américain. Ainsi donc, des droits fondamentaux acquis de haute lutte par les mouvements de femmes sont balayés d’un revers de main par une poignée d’hommes en quelques minutes. Cette décision illustre sans doute plus que toutes les autres la régression des droits des femmes et la violence commise sur leurs corps de manière incessante.

 

Belgique, novembre 2022

À peine sorties d’une crise sanitaire sans précédent – où elles ont été obligées de se confiner chez elles, au sein du foyer conjugal, lieu de tous les dangers en matière de violences –, les femmes, anonymes parmi les anonymes, tentent de « joindre les deux bouts », de chauffer les habitations, d’habiller les enfants et bientôt de survivre. Pour rappel, aujourd’hui, deux femmes sur trois ont en Belgique une pension inférieure à 1 000 euros par mois. De plus, les familles monoparentales, un tiers des familles à Bruxelles, ont dans 80 % des cas une femme comme responsable. Les femmes paient et paieront encore le prix cher. Très cher.

 

Iran, septembre 2022

La jeune Kurde Mahsa Amini est agressée par la police des mœurs pour infraction au code vestimentaire. Morte pour une mèche de cheveux. Une partie du corps qui dépasse. La mort banalisée, la violence contre le corps des femmes étatisée. Juste, simplement, un continuum de violences, toutes plus horribles les unes que les autres. Insultées, agressées, abusées, violentées, violées, assassinées parce que femmes… « Mais c’est pas grave, c’est juste une femme », chantait Anne Sylvestre. Juste des corps de femmes qui apprennent depuis leur plus jeune âge, dans leur chair, qu’elles doivent être femme, mère, aimante, amante, correspondre à ce que l’on attend d’elles. Accepter des codes, intégrer des normes, séduire mais pas trop, plaire un peu aussi, baisser les yeux dans la rue, se dépêcher de rentrer, le corps est un/en danger à la vue de tous. La violence ultime, telle était la question qui m’était posée avant la rédaction de ces quelques lignes, est peut-être là. Rester dans les clous, baisser les yeux, apprendre à ne pas parler trop fort, à ne pas être « trop », apprendre à accepter l’inacceptable : assimiler la honte des humiliations subies.

 

Bruxelles, mars 1976

Plus de 2 000 femmes issues de quarante pays se retrouvent au Palais des Congrès. Elles participent au premier Tribunal international des crimes contre les femmes. La parole est puissante, les témoignages se succèdent : viols, femmes battues, clitoridectomie, persécution des lesbiennes, incarcération en hôpital psychiatrique, féminicides, appelés alors « fémicides », sont, dans une longue et effroyable litanie, passés en revue. La philosophe féministe belge, Françoise Collin, note déjà : « Dans notre société, la violence n’est pas un accident mais un principe d’organisation. » « Battre l’autre n’est pas un fait punissable mais un idéal éducatif, développé surtout parmi les garçons. C’est aussi un principe économique de base qui conditionne, semble-t-il, l’avance du “progrès”. Il s’agit de gagner, et de gagner sur l’autre. Et le dernier des autres, c’est une femme. »1

 

Oslo, 10 décembre 2022

Annie Ernaux prononcera un discours lors de la remise du prix Nobel de littérature. Celle qui a magnifiquement posé des mots sur la honte portée par les femmes, celle qui a pu verbaliser ce sentiment diffus collant à la peau du corps des femmes aura sans aucun doute une pensée pour Minerva, Patria, María Teresa, pour Mahsa et pour toutes ces anonymes dont elle se revendique. « Le pire dans la honte, c’est qu’on croit être seule à la ressentir », écrivait-elle. Mais nous savons aujourd’hui, en partie grâce à elle, que la honte n’a pas de frontières, tout comme la magnifique sororité qui depuis des décennies s’élève contre toutes les formes de violence, une indestructible chaîne d’union reliant tous les corps de femmes violentées. La honte doit continuer à changer de camp. Elle doit enfin passer dans le camp des abuseurs, qui doivent et devront répondre de leurs actes. Ne plus jamais mettre en doute la parole des victimes, les entendre enfin. Répondre à leurs appels à l’aide, ne plus se taire, jamais.

  1. Françoise Collin et al., « Entre chien et loup », dans Les Cahiers du GRIF, n° 14-15, décembre 1976, pp. 3-9.

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