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Le retour en grâce
de la poésie

Par Allison Lefevre · Journaliste

Mise en ligne sur 18 mars 2024

Poèmes instantanés, balades poétiques, scènes slam, lectures musicales, objets éditoriaux… On voit fleurir, ici et là, quantité d’initiatives autour de la poésie qui dépoussièrent le genre. Notamment à travers la puissance des récits exprimés et la beauté des gestes posés.

Photo © Leka Sergeeva/Shutterstock

 

« La poésie, c’est ce qui arrive quand rien d’autre ne le peut » affirmait Charles Bukowski1. Pour Olivier Adam, « c’est un shoot de beauté »2. Quant à Georges Perros, il la présente comme « le temps durant lequel un homme oublie qu’il va mourir »3. Ces quelques citations illustrent la complexité à définir ce que représente la poésie aujourd’hui. Un mode d’expression ? Un courant artistique ? Un moment suspendu ? Un art de vivre ? En tout cas, elle ne se résume plus aux textes que l’on récitait par cœur et décortiquait vers par vers autrefois à l’école, de Villon à Prévert en passant par Ronsard.

Hybridations artistiques

Comme le remarque Laïss Barkouk, chargée de communication à la Maison poème – l’acteur socioculturel dynamique qui pilote les Midis de la Poésie à Bruxelles –, « la poésie peut revêtir quantité de formes différentes : on peut faire de la littérature, de la musique, de la peinture, de la danse, des performances poétiques… Elle se mêle à toutes les catégories artistiques ». Lorsque l’on conçoit la poésie comme une pratique qui se décloisonne et s’émancipe, alors, elle peut se nicher partout. Dans des poèmes rédigés illico presto (@theparkpoet). Dans des balades poétiques (@poetikbazar). Mais aussi, parfois, dans l’agencement de quelques bibelots sur une table de chevet. « N’importe quel sujet ou objet peut être transformé en quelque chose de particulier, qui touche au sensible et suscite une émotion, selon l’angle avec lequel on le regarde », renchérit Laïss Barkouk.

Dépoussiérée de ses clichés de langue hermétique, désuète, réservée aux romantiques et aux intellos, la poésie se laisse volontiers apprivoiser. « Il existe des poèmes-fleuves, mais en règle générale, les textes sont souvent plus courts qu’en littérature et paraissent dès lors plus faciles d’accès », observe la chargée de com’. « D’autant que la poésie ne se consomme pas exclusivement dans les livres. » On peut la podcaster. Ou la découvrir sur les feeds Instagram de Rupi Kaur et de Cécile Coulon, par exemple. S’abonner à des profils qui égrènent des citations poétiques comme celui de Reading Wild ou à d’autres qui jouent avec les mots à l’image des haïkus marinières. Ou, pourquoi pas, s’offrir un concert avec des amateurs et auteurs de poésie, à l’instar de Dominique A, d’Arthur Teboul (Feu! Chatterton), de Patti Smith et de tant d’autres.

Rupi Kaur, née en 1992 au Pendjab, est une poétesse, écrivaine et féministe canadienne née en Inde. Elle se fait connaître en tant que « Instapoet » grâce à ses poèmes publiés sur Instagram.

cc Baljit Singh

Rapport poétique au monde

Le fait que la poésie soit oralisée et partagée plaît. Aux jeunes, notamment. « Les scènes slam l’ont irriguée, elle a retrouvé du sang neuf », analyse Lisette Lombé, artiste plurielle, sacrée poétesse nationale de Belgique de 2024 à 2026. « Les micros ouverts, avec leurs prix libres, permettant à chacun de proposer un texte qui n’a pas forcément été édité, ont ouvert la poésie à d’autres publics. Notamment à ceux qui ont grandi baignés dans le rap ; une écriture qui, à la base, se distingue par une métrique très serrée pour tomber dans le rythme et un travail sur la langue avec des rimes, des punchlines. Avec le collectif L-Slam, nous cherchons à démocratiser la poésie au travers d’ateliers, entre autres. Le métier de poète, c’est aussi créer des espaces d’écriture et d’expression pour d’autres. Tout ne se joue pas seul, il y a des vases communicants. Durant une soirée slam de trois heures, on ne parle que trois minutes. Le reste du temps, on écoute. »

Pour Lisette Lombé, la poésie doit voyager et ne pas attendre qu’on vienne à elle… « Le poète Aurélien Dony m’a confié écrire et lire des textes pour quelqu’un qui entrerait par hasard dans la salle. Cette attention au partage et cette grande générosité me parlent : ne pas juste lire sa poésie pour soi et pour la langue en elle-même, mais se dire qu’on est là pour des personnes qu’il faut conquérir. Bien sûr, des formes plus cérébrales, esthétiques et formalisantes, peuvent procurer certains plaisirs. Mais cette recherche n’est pas la mienne, je suis plus intéressée par la transmission. » En tant que poétesse nationale, elle aimerait promouvoir auprès des écoles le concept de malle poétique. L’idée ? « Mettre les enfants en poésie à travers un court exercice quotidien afin qu’ils puissent se frotter, dès le plus jeune âge, à cette forme d’intelligence et la laisser infuser… La poésie influence notre rapport au monde. Elle crée une porosité. Elle nous met en lien : si je me sens exister, c’est lié à l’autre qui m’écoute et dont j’accueille aussi la parole sans jugement. Elle joue sur la place que nous accordons à nos émotions et sur notre capacité à les métamorphoser ensuite dans un langage particulier, fleuri d’images et de musicalité. »

Poétesse nationale de Belgique pour 2024 et 2025, Lisette Lombé met « la vie, la poésie » au service de l’émancipation des femmes.

© Déborah Gigliotti

Besoin de réenchantement

Entretenir un rapport poétique au monde, c’est cultiver l’émerveillement, entretenir notre faculté à nous émouvoir et à être pleinement présent. Autant de façons de faire et d’être qui rencontrent cette tendance actuelle à valoriser la beauté et à sublimer les émotions. « Le confinement a modifié notre rapport à la poésie », relève Lisette Lombé. « La langue poétique est venue à la rescousse de notre besoin de réenchantement face aux discours anxiogènes, scientifiques et politiques. Pour contrer le fait que nous étions en claustration, les initiatives se sont multipliées : de la carte postale à la vidéo, de la performance devant les maisons de retraite à la pharmacie poétique. Et cette soif de cette langue du cœur est restée après. »

Si la poésie a le pouvoir de mettre du baume au cœur, elle détient aussi potentiellement celui d’exalter les passions et de susciter l’engagement. « Sa forme et son accessibilité en font un médium privilégié pour dire les choses », admet Laïss Barkouk. « La force de la poésie, c’est qu’elle peut s’écouter en collectif, dans un temps donné, et rassembler. Le message imprègne alors d’une autre façon que quand on le lit seul dans son coin. » Les poètes s’emparent de ce catalyseur pour libérer les paroles et faire entendre les voix en matière d’écologie, d’intersectionnalité, de violence… Poésie et militance sont liées.

Amanda Gorman (ici représentée par Kaliq N. Crosby), est une poétesse et militante américaine née en 1998 à Los Angeles. Elle a été la première récipiendaire du titre de Poète lauréat junior des États-Unis en 2017.

cc Joe Flood

On se souviendra de la participation de la poétesse Amanda Gorman à la cérémonie d’investiture du président américain Joe Biden. « Cette poésie qui tablait sur la métaphore et les images, ainsi que sur l’anaphore et les répétitions, était très puissante en raison de son souffle », commente la poétesse nationale. « Lorsque l’on connaît le propos d’un poème, même si l’on ne parle pas la même langue et que l’on ne comprend pas les paroles, on peut ressentir la musicalité, la rythmique, la charge émotionnelle qui l’habitent, tout ce qui fait que ce ne sont pas juste des sons que l’on écoute avec les oreilles mais un souffle qui vient serrer le cœur et relie universellement. »

Les recommandations d’Ariane Herman, cofondatrice de la librairie TULITU

La sélection de la librairie comporte beaucoup de poésie contemporaine et québécoise, des textes plutôt féministes et militants qui reflètent l’ADN du lieu. Parmi les autrices à (re)découvrir :

  • Diglee pour Je serai le feu (La ville brûle) : « Une anthologie subjective illustrée qui met à l’honneur une série de poétesses, dont certaines oubliées. Magnifique ! »
  • Joséphine Bacon (Mémoire d’encrier), une icône de la poésie des peuples autochtones au Québec : « Ses textes engagés traitent de la colonisation et du rapport à la nature. Pour poursuivre dans la même veine, je conseille les œuvres Natasha Kanapé Fontaine (Dépaysage). »
  • Marie Darah, qui a publié Depuis que tu n’as pas tiré (maelstrÖm reEvolution) : « Entre conte et slam, ce récit questionne le racisme et les inégalités de genre. »
  • Camille Readman-Prud’Homme et son recueil de poésie Quand je ne dis rien je pense encore (L’Oie de Cravan) : « C’est universel, émouvant, hyper-juste, incroyable. À glisser entre toutes les mains ! »
  • Enfin, Lisette Lombé (maelstrÖm reEvolution, L’Iconoclaste) et Joëlle Sambi (L’arbre de Diane, L’Arche) : « Toutes deux se distinguent par leur plume extraordinaire et leur talent pour incarner leurs textes. »
  1. Citation publiée sur le compte Instagram « Reading Wild ».
  2. « Olivier Adam : comment l’écriture l’accompagne au quotidien », épisode 4 du podcast  « Au cœur de la création » présenté par Xavier de Moulins, RTL, 23 septembre 2023.
  3.  Citation publiée sur le compte Instagram « Reading Wild ».

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