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Où en est
la réconciliation
au Rwanda ?

Propos recueillis par Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 5 avril 2024

Le 7 avril 2024 marque les trente ans du génocide contre les Tutsis au Rwanda. En trois mois, entre 800 000 et un million de personnes sont mortes. Florence Rasmont, docteure en histoire de l’Université libre de Bruxelles, s’intéresse à la mémoire des conflits au Rwanda. Trente ans après le génocide, où en est la réconciliation ?

Photo © Alexandre Rotenberg/Shutterstock

Comment le génocide des Tutsi.e.s a-t-il été rendu possible en 1994 au Rwanda ?  

Pour comprendre comment le génocide a émergé, il faut remonter avant 1994. Après la Première Guerre mondiale, la Belgique obtient un mandat de la part de la Société des Nations (l’ancêtre de l’ONU) pour administrer le Rwanda et fait reposer la gestion du pays sur des élites tutsies. À la fin des années 1950, encouragées par l’émergence des nationalismes africains, ces élites tutsies expriment des idées nationalistes. Cela conduit la Belgique à soutenir la révolution d’une contre-élite hutue. L’indépendance du Rwanda, obtenue en 1962, a donc lieu sur fond de cette « révolution socio-raciale ». Des dizaines, voire des centaines de Tutsi.e.s fuient le pays. Plusieurs autres vagues de persécutions ont encore lieu par la suite à l’encontre de cette minorité tutsie, occasionnant à chaque fois des vagues d’exil. Après l’indépendance, le pouvoir construit sa légitimité politique autour de la majorité hutue et ne souhaite pas le retour des exilé.e.s tutsi.e.s. La crise économique des années 1970-1980 complique d’autant plus leur intégration au sein des pays étrangers, comme l’Ouganda, le Burundi ou le Congo. Le Front patriotique rwandais (FPR) se crée en Ouganda dans les années 1980 : il s’agit du bras armé d’un projet politique de retour de la diaspora tutsie au pays. Le 1er octobre 1990, le FPR attaque le Rwanda, déclenchant une guerre civile.  Le Rwanda, comme beaucoup de pays africains au début des années 1990, s’inscrit dans un processus de démocratisation. Le régime de parti unique s’ouvre sur le multipartisme, voyant arriver sur la scène de nouveaux partis politiques. Le contexte du génocide repose sur ces éléments : une guerre civile, une crise économique, une radicalisation politique et l’ouverture au multipartisme. Tout cela favorise une ligne extrêmement raciste de l’intérieur à l’encontre des tutsi.e.s, promouvant une idéologie génocidaire, qui divise le paysage politique rwandais à partir de 1993. Malgré la signature des accords de paix d’Arusha en 1993 visant à mettre fin à la guerre civile au Rwanda, le génocide éclate le 7 avril 1994. La veille, le président Habyarimana est assassiné à bord de son avion, abattu par un missile. Suite à cet attentat, une fraction extrémiste pro-hutu du gouvernement rwandais prend le pouvoir. Cette fraction encourage une politique d’extermination à l’encontre des opposants politiques et de la minorité tutsie. Les massacres se déroulement très rapidement alors que la communauté internationale se montre relativement absente. Le génocide des Tutsis s’achève le 15 juillet 1994 grâce à l’intervention militaire du FPR, qui parvient à renverser le régime hutu extrémiste. Le FPR prend le contrôle de Kigali, la capitale, et met fin aux massacres. 

 Selon les estimations, environ 800 000 à 1 million de personnes, principalement des Tutsis mais aussi des Hutus modérés, ont été tuées en l’espace de seulement environ 100 jours, entre avril et juillet 1994.

© Karen Foley Photography/Shutterstock

Comment le Rwanda a-t-il œuvré pour réhabiliter une identité commune ?  

Dans le Rwanda post-génocide, il y a une période de transition politique qui dure de juillet 1994 à juillet 2003, basée sur les accords de paix d’Arusha, qui imposent un partage du champ politique entre tous les acteurs politiques pré-génocide. Cette période est très complexe car toutes les institutions sont détruites. Le pays doit donc se recomposer économiquement, politiquement, militairement, socialement… À partir de 2003, le Rwanda publie une nouvelle constitution, un nouvel hymne, un nouveau drapeau, une reconfiguration administrative des territoires, etc. Il y a donc un vrai renouvèlement de l’État rwandais à cette époque, qui coïncide avec davantage de contrôle de la part du FPR. Dès 1996, le ministère de la Culture développe des mémoriaux et organise des commémorations, encourageant le travail de mémoire. Il faut bien comprendre qu’à cette époque, le Rwanda est face à des paradoxes : d’un côté, il faut recomposer le lien social, mais de l’autre, il y a tout un processus judiciaire visant à juger les coupables. Les élites politiques comprennent qu’on ne peut plus nier l’impunité qui a mené au génocide. Des tribunaux populaires, que l’on appelle les gacaca, ont également été réhabilités au début des années 2000 pour juger les personnes accusées d’avoir participé au génocide (en raison d’un nombre important de détenu.e.s et du manque de ressources pour les juger individuellement par le système judiciaire classique, NDRL). Autre élément extrêmement important du Rwanda contemporain : la suppression des mentions ethniques sur les cartes d’identité, dès la sortie du génocide. Aujourd’hui, cela ne se fait plus du tout de demander à un ou une Rwandais.e si elle ou il est hutu.e ou tutsi.e. Pour l’instant, il existe toujours une génération qui a connu le génocide. Personne n’a oublié l’existence des anciennes cartes de 1994 et cela continue forcément de structurer leurs identités. Mais aujourd’hui, le Rwanda est majoritairement composé de jeunes qui n’ont pas connu le génocide et qui ont donc grandi dans un pays sans carte d’identité ethnique. Comprendre cet impact dans la construction de leurs identités demande une évaluation sur le long terme. Par ailleurs, d’autres catégories identitaires ont émergé après 1994. Pendant et après le génocide, il y a eu des mouvements de population gigantesques. Des millions de personnes ont quitté le Rwanda, des centaines de milliers d’autres sont rentrées après un très long exil qui a parfois duré plus d’une dizaine d’années. Mais il y a des Rwandais.e.s qui n’ont jamais bougé, et cela a structuré les sociabilités rwandaises après le génocide. On les appelle les abasope. Il s’agit d’une catégorie inter-ethnique, composée de Hutu.e.s et de Tutsi.e.s. Le terme était assez péjoratif, à la sortie du génocide. C’étaient des personnes qui ne connaissaient pas l’extérieur, ne s’étaient jamais frottées à la modernité des capitales aux alentours. Les catégories hutu/tutsi n’expliquent donc pas tout, d’autres identités structurent désormais le Rwanda contemporain.  

Le processus de réconciliation au Rwanda tente de réhabiliter l’identité rwandaise en se basant sur diverses approches, par exemple en encourageant les jeunes à participer au développement de la communauté. Comment cela se déroule-t-il ? 

Dans le cadre de ma thèse de doctorat, je travaillais sur les archives communales, laissées à l’abandon. Avec des itorero (sortes de services civiques proposés aux jeunes), nous les avons classées ensemble. Ces jeunes avaient 18 ans, ils n’ont pas connu le génocide. En organisant ces archives, nous avons retrouvé des écharpes des maires qui portaient encore les couleurs de l’ancien drapeau – couleurs qu’ils assimilent à cette période. Nous avons retrouvé les registres de population civile, avec les inscriptions des catégories ethniques dans leurs colonnes. C’est intéressant car ils en parlent avec le lexique post-génocidaire : « Oh regarde, ce sont les registres de l’idéologie génocidaire. »

Les jeunes souhaitent-ils désormais s’extraire de cette catégorisation socio-ethnique ? 

Cela dépend des jeunes, de leurs familles et de leurs parcours. Certaines familles peuvent être très critiques par rapport aux politiques actuelles. D’autres cultivent davantage – non pas leur identité tutsie – mais la mémoire de 1994, qui ne peut s’effacer comme cela. Certain.e.s jeunes luttent activement contre cette catégorisation ethnique, convaincu.e.s qu’il ne faut plus du tout parler d’ethnies. Même au sein des rescapé.e.s, vous avez des positions très différentes : certain.e.s veulent se tourner vers un Rwanda nouveau, d’autres sont encore très attaché.e.s à la mémoire du génocide. Pour comprendre cette diversité, il est intéressant de regarder le documentaire À mots couverts, réalisé par mon amie anthropologue Violaine Baraduc. Il montre bien toute la complexité de la réconciliation post-génocide. Elle a aussi travaillé sur la violence féminine et l’infanticide pendant le génocide. Elle s’est rendue dans les prisons rwandaises pour discuter avec ces femmes qui ont tenté ou qui ont assassiné leurs enfants car ils étaient tutsis. Dans ce cadre, elle a rencontré un jeune homme qui a fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat de la part de sa maman. Il était issu d’un mariage mixte, d’un couple de parents hutu-tutsi. Sa mère souhaite aujourd’hui lui demander pardon. Ce documentaire illustre la violence et la puissance de ces politiques génocidaires sur les liens familiaux. C’est un garçon qui est évidemment dévasté par cette histoire, à la fois fils de génocidaire et rescapé, vivant dans un Rwanda qui tente de se recomposer entre les victimes d’un côté, des prisonnier.e.s de l’autre, des associations de rescapé.e.s… Si je me rappelle bien, il termine le documentaire en disant : « Moi, le pardon, je n’y crois pas ». 

Le Rwanda s’ouvre désormais à la communauté internationale, en tentant de se moderniser et d’accueillir des chercheur.e.s du monde entier. C’est positif ?

Le Rwanda s’est stabilisé et a travaillé de façon très efficace sur sa vitrine internationale, en invitant notamment les chercheur.e.s à des événements internationaux à Kigali, à de grosses conférences… Cela attire aussi les rwandais.e.s de la diaspora qui reviennent et permettent de régénérer la culture nationale et les entreprises. On voit des choses qui n’existaient pas avant, comme l’émergence de terrasses. On ne mange pas dans la rue au Rwanda, car la culture rwandaise est très pudique. Aujourd’hui, les échanges internationaux alimentent l’économie locale et modifient les pratiques socio-culturelles dans la capitale. Tout cela joue sur la construction des identités. Au début de ma thèse, il n’y avait qu’un seul building à Kigali. Ils en étaient très fiers, cela montrait une forme de résilience. Le fait que tout d’un coup, cette croissance et cette stabilité s’incarnent à travers l’architecture, c’était très enthousiasmant. Parallèlement, des bâtiments issus de la colonisation ont été détruits. En tant qu’historienne, je trouvais ça dommage de faire disparaitre des éléments qui racontent l’histoire du Rwanda, mais c’est mon point de vue. En réalité, cela pouvait être perçu comme le signe d’une occupation étrangère. Désormais, le Rwanda souhaite passer à autre chose. 

Les échanges internationaux alimentent l’économie locale et modifient les pratiques socio-culturelles dans la capitale.

© Jennifer Sophie/Shutterstock

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