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Les dessous
de la dépénalisation
de la prostitution

Jérémy Celen · Délégué « Étude & Recherche » à deMens.nu

avec la rédaction1

Mise en ligne le 7 septembre 2022

Le travail du sexe se définit comme l’échange de services sexuels contre rémunération entre adultes consentants. La Belgique compterait entre 26 000 et 30 000 travailleuses et travailleurs du sexe (TDS), et le secteur engrangerait plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires par an. Jusqu’à récemment, la prostitution n’était que tolérée en Belgique. Cela a finalement changé.

Photo © Shutterstock

Sous l’impulsion du ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne (Open Vld), la réforme et la modernisation du droit pénal sexuel comprennent toute une gamme de peines et de nouvelles règles adaptées à l’évolution de la société, et elle inscrit la notion de consentement au cœur de la législation. Pour certaines de ces infractions sexuelles, comme le viol, les peines ont été alourdies. La plus importante avancée est sans doute la dépénalisation du travail du sexe. Mi-mars dernier, la Chambre des représentants a donné son feu vert pour la réforme (et la nouvelle loi est entrée en vigueur le 1er juin, NDLR) : une étape historique, mais un petit pas seulement dans la lutte contre la traite des êtres humains.

Réforme du droit pénal sexuel

La dépénalisation du travail du sexe a des conséquences importantes sur la vie quotidienne des TDS qui bénéficient désormais d’un cadre légal pour l’exercice de leur profession et de droits sociaux. Ils et elles ont enfin la possibilité de devenir des citoyen.ne.s à part entière et de participer à la société. Il leur est à présent permis légalement d’ouvrir un compte à la banque, de contracter un emprunt ou d’obtenir les fiches de paie. Ils et elles n’avaient jusqu’ici pas le droit de conclure un contrat de travail. De leur côté, les comptables et les banquiers pouvaient être poursuivis s’ils fournissaient des services aux TDS. Selon la « politique de tolérance » qui était en vigueur, sorte de zone grise, les TDS travaillaient dans certaines villes sous contrat de travail occasionnel dans l’Horeca ou en tant qu’indépendant.e.s. « Serveuse demandée » ou « Cherche hôtesse » : ce genre d’annonces fleurit encore aujourd’hui dans les vitrines le long et autour de la célèbre « chaussée d’Amour » à Saint-Trond.

Zone grise

La dépénalisation du travail du sexe ouvre la voie à la rupture du tabou autour de la prostitution. La protection des TDS permet de franchir une étape cruciale dans l’assurance d’un environnement de travail plus sûr. Le proxénétisme reste bien sûr interdit et il est puni encore plus sévèrement grâce à la nouvelle législation. Mais les décideur.se.s ne sont pas aveugles et ils ont tenté de tenir compte des spécificités de l’industrie du sexe. Par conséquent, ils ont travaillé sur une procédure de reconnaissance afin de prendre en considération la conception d’une relation de travail avec des supérieur.e.s hiérarchiques. Différents représentant.e.s et groupes d’intérêt ont participé à l’élaboration de ces cadres.

Bien que les réseaux de traite des êtres humains soient présents dans l’industrie du travail du sexe, la réalité est plus nuancée, selon des experts comme l’historienne de la VUB Magaly Rodríguez García. Elle reprend par exemple les chiffres de PAG-ASA, une association d’aide aux victimes de la traite des êtres humains située à Bruxelles, qui avance le nombre de 1 500 victimes au cours des vingt-quatre dernières années, dont 600 personnes forcées à fournir des services sexuels. Mais les statistiques officielles font défaut ou ne sont pas disponibles.

Dernière « tendance », le phénomène des lover boys fait 40 à 60 victimes chaque année en Flandre. Mais beaucoup passent sous le radar, et rien qu’en Belgique et aux Pays-Bas, il y aurait eu des milliers de victimes dans les griffes des très jeunes proxénètes les années passées. Cette méthode ciblant les adolescentes pourrait même être la plus couramment utilisée dans le domaine de l’exploitation des jeunes femmes dans l’industrie du travail du sexe à travers l’Europe. L’ASBL anversoise Payoke, ONG luttant contre la traite des êtres humains, a lancé ces dernières années une campagne contre ces lover boys. Il s’agit, pour la plupart, d’hommes jeunes qui séduisent de jeunes filles – souvent mineures – dans le but de les forcer à la prostitution. Parce que l’abus a lieu dans le cadre d’une relation intime, la situation des victimes est particulièrement précaire et elle nécessite une approche spécifique. Depuis 2019, Payoke a été désigné par le gouvernement flamand centre de référence pour toutes les victimes de proxénètes adolescents dans le Nord du pays. Depuis, l’ONG a déjà reçu plus d’une centaine de signalements de victimes potentielles, preuve que le phénomène ne disparaîtra pas sans actions concrètes. Lors de la modernisation du droit pénal sexuel, une attention particulière a également été portée sur le rôle néfaste des proxénètes et des lover boys, et les abus de la prostitution sont désormais plus durement punis.

Lumière sur le rouge ?

À la demande de la commune de Schaerbeek, l’Université de Gand a mené une étude sur les conditions de vie des femmes ghanéennes et nigérianes qui travaillent dans le quartier Nord de Bruxelles. La raison en était le meurtre d’Eunice Osayande à l’été 2018 et la violence grandissante des trafiquants d’êtres humains. La jeune fille a fui le Nigéria et immigré vers la Belgique en 2016 pour se retrouver exploitée et contrainte d’offrir des services sexuels contre paiement. Elle a été poignardée à mort à l’âge de 23 ans. Son meurtre a généré une vague de protestations parmi les TDS du quartier Nord, sous la houlette de l’Union des travailleu(r)ses du sexe organisé.e.s pour l’indépendance (UTSOPI). Une frange oubliée et silencieuse de la société a courageusement pris la parole et tenté de briser le tabou.

Sur la base de ce meurtre brutal et des manifestations qui ont suivi, les chercheur.se.s ont interrogé 38 travailleuses du sexe et diverses organisations impliquées afin de cartographier la réalité quotidienne des TDS. L’étude a révélé que les sentiments d’insécurité, l’accès aux soins de santé, le stress professionnel et la discrimination sont les quatre plus grands défis auxquels sont confronté.e.s les TDS. Le travail du sexe a un profil de risque spécifique. Par exemple, les risques de violence de la part des clients sont plus grands et les maladies vénériennes menacent la santé. Les répondant.e.s ont également formulé une série de recommandations à l’intention des décideur.se.s politiques dans le but d’améliorer les conditions de leur pratique professionnelle. Parmi celles-ci, une meilleure coopération entre les communes, la Région bruxelloise et le gouvernement fédéral afin de trouver une réponse aux défis mis en lumière, et une approche sensible à la culture venant des services d’urgence et de la police pour renforcer la confiance mutuelle. En effet, la diversité sociale et culturelle des TDS à Bruxelles est particulièrement complexe et nécessite donc des services d’interprétariat spécialisés pour perfectionnerla communication.

La dépénalisation du travail du sexe ouvre la voie à la rupture d’un tabou : la protection des TDS est une prochaine étape cruciale.

© Werner Lerooy/Shutterstock

Autorités locales au premier plan

Les autorités locales rencontrent souvent des difficultés avec les politiques sur le travail du sexe. Sur le territoire de la commune de Saint-Josse-ten-Noode, où une partie du quartier Nord est située, le bourgmestre Emir Kir tente régulièrement de limiter au maximum la prostitution grâce, entre autres, à des règlements de police stricts. La réglementation du travail du sexe étant une compétence fédérale, Emir Kir a déjà été rappelé à l’ordre à plusieurs reprises par le Conseil d’État pour violation de compétence.

Il existe également des règles dans la commune de Bruxelles qui déterminent les numéros des bâtiments où le travail du sexe est toléré. Mais parce que Saint-Josse-ten-Nood rachète certains de ces immeubles et maisons, le travail du sexe se déplace vers des rues ou des bâtiments qui ne sont pas destinés à cela, ce qui entraîne des nuisances pour les riverain.e.s en raison d’une augmentation importante du trafic et des clients bruyants.

À Saint-Trond, en Hesbaye, où l’échevin Jelle Engelbosch (N-VA) a qualifié les 33 bars et clubs le long de la « chaussée d’Amour » de « honteux pour la ville » alors qu’il était bourgmestre par intérim, une taxe a de nouveau été prélevée sur l’exploitation des bars en 2021. Sous le maïorat de la bourgmestre temporairement suspendue Veerle Heeren (CD&V), cette taxe n’avait pas été perçue depuis un certain temps, en raison d’un procès intenté par les propriétaires et les nombreuses sociétés de boîtes postales où les bars sont enregistrés. La réintroduction de la taxe se concentre davantage sur les propriétaires des maisons closes eux-mêmes et devait rapporter entre 10 000 et 15 000 € par an et par propriété. Le conseil communal misait sur l’effet dissuasif de ces sommes importantes et espérait la fermeture de ces bars. Le 15 mai dernier, cependant, la nouvelle est tombée : le gouverneur du Limbourg a déclaré les erostaks illégales, car les paramètres liés aux taux – calcul basé sur la surface – sont considérés comme non pertinents dans le calcul des taux d’imposition.

Une telle augmentation des taxes pourrait entraîner une recrudescence des maisons closes clandestines. Les TDS elles-mêmes risquent d’en devenir les principales victimes, car il leur est plus difficile d’effectuer leur travail dans des conditions relativement sûres. Ainsi, le contrôle policier est rendu plus compliqué et les réseaux de trafic d’êtres humains retrouvent le champ libre. Certaines autorités locales font également allusion à l’ouverture d’un grand eros-center à l’abri des regards dans une zone non résidentielle, ce qui peut à son tour conduire à la formation de ghettos et créer des situations dangereuses.

Et maintenant ?

La dépénalisation du travail du sexe offre un cadre plus humain aux milliers de TDS qui ne sont plus forcé.e.s d’œuvrer dans l’ombre : ils et elles font partie intégrante de la société. La balle est dans le camp des différentes autorités compétentes car il reste encore beaucoup à faire dans le domaine de l’accès aux soins de santé, de la lutte contre les violences et de la traite des êtres humains. Il est préférable que ce travail soit accompli en consultation avec les groupes d’intérêt eux-mêmes.

Des phénomènes relativement récents comme le proxénétisme chez les adolescents sont désormais combattus plus sévèrement dans une optique de lutte contre l’insécurité. Les autorités locales, notamment, confrontées à la pratique quotidienne de la prostitution, cherchent des moyens de faire face aux nuisances pouvant être associées au travail du sexe. Il importe ici de donner la priorité aux personnes et de garantir la protection des plus vulnérables.

  1. Cet article est une adaptation en français de Jérémy Celen, « Groen licht voor sekswerk – Belang van decriminalisering », dans deMens.nu Magazine, 11e année, no 3, juillet 2022. Il est publié ici avec l’aimable autorisation de son auteur et de deMens.nu.

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