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Peut-on philosopher
sur tout ? Oui…
et avec n’importe qui !

Par Allison Lefevre · Journaliste

Mis en ligne le 19 mars 2024

Dans les médias, les festivals, les librairies, les randos, voire certains petits repas entre amis, la philosophie semble opérer un puissant retour en force. Comment expliquer ce regain d’intérêt pour la discipline ? Et si nous examinions quelques-unes de ses « vertus » avec ceux qui la pratiquent au quotidien, des amphithéâtres aux ateliers en passant par l’hôpital ?

Photo © Abdallah Patehy/Shutterstock

Vu l’abondance et la diversité de l’offre culturelle en lien avec la philosophie, les occasions de s’intéresser à la pratique foisonnent… Mais est-ce que les publics s’en saisissent pour autant ? « Les leviers du questionnement ont toujours été présents chez l’homme : la philosophie existe depuis la nuit des temps », remarque Martine Clerckx, codirectrice de l’institut de prospective et de conseils stratégiques Wide. « Toutefois, les crises successives et multiformes que nous traversons, couplées à l’accélération de certaines tendances sociétales, poussent au questionnement et au raisonnement. Les avancées technologiques et scientifiques soulèvent de nouvelles interrogations bioéthiques sur lesquelles la philosophie peut donner des cadres de pensée. Autre exemple : les phénomènes de post-vérité, matérialisés par les fake news ou les mécanismes des algorithmes, déclenchent des apocalypses cognitives face à l’irrationalité de certaines situations et incitent à développer une certaine logique pour se rassurer, réapprendre à réfléchir, trouver des solutions. »

Faciliter le vivre ensemble

Toujours selon la spécialiste en tendances sociétales, la crise environnementale, et plus précisément la prise de conscience par l’Européen de la complémentarité entre les intelligences animales, végétales et humaines, rejoint également les enjeux philosophiques de l’époque. « On assiste à un changement de paradigme : l’homme ayant compris qu’il ne pouvait plus prendre des décisions utilitaristes, sans trop se soucier des conséquences pour la nature, s’interroge beaucoup plus sur l’impact de ses actes et leur caractère moral. Nos études ont également montré que les Européens sont plus sensibles à la montée des inégalités sociales, à la reconnaissance des minorités, aux théories de la redistribution des richesses. Autant de sujets relevant de la philo qui touchent les citoyens dans leur quotidien. Et bien que la philosophie soit trop souvent mobilisée dans une optique individuelle de mieux-être, elle pousse néanmoins au questionnement sur la manière de construire un monde plus juste et de faire sens commun. »

Marc-Antoine Gavray et Gaëlle Jeanmart, Comment devenir un philosophe grec : exercices pratiques, Paris, Presses universitaires de France, 2023, 360 pages.

En effet, voilà peut-être l’une des plus grandes « vertus » attribuées à la philosophie : faciliter le processus démocratique et le vivre ensemble en dépassant les polarisations, en multipliant les angles de vue, en transformant les conflits de personnes en conflits d’idées dépassionnés et argumentés. « La philosophie, c’est fondamentalement un exercice de la raison », explique Gaëlle Jeanmart, docteure en philosophie, professeure à l’Université de Liège, animatrice-formatrice pour PhiloCité.

« Un philosophe ne va pas subjectiviser une problématique en travaillant exclusivement sur les émotions ou le relationnel ni faire des exercices de développement personnel, mais privilégier les largeurs de perspective, comme la dimension sociopolitique, par exemple. La philosophie peut être envisagée dans une approche thérapeutique – c’est d’ailleurs une prétention classique de la philosophie antique. Mais ce qui soigne, c’est de comprendre le monde dans lequel on évolue et pas spécialement soi-même. On recherche la vérité la plus complexe et la plus fine possible. Et pour ce faire, on va mobiliser un certain nombre d’habiletés de pensée, à partir de n’importe quel support, en se posant des questions. À commencer par : est-ce la bonne question, pourrait-on la formuler autrement, quels sont les présupposés, etc. ? Puis on va argumenter, contre-argumenter, essayer de nuancer, contextualiser… Autant de gestes typiques de la philo pouvant produire des effets de réflexion, d’émancipation, de transformation : un autre monde s’ouvre à soi parce qu’on le regarde avec d’autres lunettes. »

Allier théorie et pratique

Ces opérations de la pensée vont généralement être associées au socle théorique que constitue l’histoire de la philo. « Ce qui est intéressant avec les textes philosophiques, c’est qu’ils sont toujours d’une actualité éminente, commente Pauline Stavaux, animatrice-formatrice au Pôle Philo de Laïcité Brabant wallon. Vaut-il mieux subir l’injustice ou la commettre ? Cette question posée par Platon n’a rien perdu de son intérêt ni de son actualité brûlante. » En compagnie des philosophes antiques, on apprend à cheminer et à débusquer les erreurs de raisonnement : confondre causes et conséquences, généraliser abusivement, manquer de cohérence et de congruence… « Un traité philosophique renferme une thèse, une argumentation. D’où la difficulté d’isoler une citation, comme on le voit sur Instagram, car le propos du philosophe peut s’en retrouver tronqué, met en garde l’animatrice-formatrice. Certains philosophes nécessitent une remise en contexte de leurs propos pour comprendre d’où ils écrivent. »

La philosophie permet de dépasser les polarisations en multipliant les points de vue.

© Florin Deperin/Shutterstock

Aborder des thématiques abstraites et universelles, en les ancrant dans le concret et le réel, va contribuer à rendre cette discipline plus pratique et plus accessible. D’où le courant pop philo dans lequel s’inscrivent les livres de Marianne Chaillan, la série The Good Place, les propositions de Philosophy is Sexy… Mais peut-on vraiment philosopher sur tout ? « Oui et avec tout le monde », affirment les philosophes interrogées. L’étonnement philosophique est présent chez chacun de nous dès le plus jeune âge. Il n’existe aucun sujet non digne de philosophie. Ni de lieu où il serait malvenu de philosopher. « Socrate philosophait dans la cité, hors du contexte universitaire et des académies », rappelle Pauline Stavaux. « Aristote pratiquait la philo en marchant. Cantonner la discipline aux bancs de l’université est contraire à l’esprit dans lequel elle a été créée. On opère un retour aux sources en cherchant à la rendre accessible au plus grand nombre. Qu’il s’agisse de l’emmener à l’école, à l’hôpital, dans la rue, en entreprise, auprès de publics qui n’y avaient pas accès parce que précarisés, enfermés, etc. ».

Le pari philosophique

Si tout le monde peut potentiellement philosopher, cela ne signifie pas qu’il suffise de se poser quelques questions express pour le faire. Le patrimoine philosophique s’aborde avec une rigueur de la pensée. Tout comme la pratique… « Philosopher n’est pas si facile que ça…, souligne Gaëlle Jeanmart. À partir de quel moment regarde-t-on les choses sous un autre angle, même quand on est philosophe ? Au prix de quels efforts de lecture ? Y parvient-on souvent ? Philosopher nécessite une endurance à penser les choses complexes qui génèrent des sentiments désagréables. Mais il faut encourager ce rapport à soi, aux autres, au monde, émancipé par rapport aux savoirs : s’autoriser à interroger toute chose avec un appétit qui ne serait pas entravé par la peur d’être inopportun ou de ne pas comprendre… Parier que tout le monde peut philosopher est déjà productif car cela ouvre des espaces où chacun se sent habilité à examiner une dimension de son existence et c’est là qu’il peut se passer des choses. »

Un philosophe en milieu hospitalier

Jérôme Bouvy, philosophe au Grand Hôpital de Charleroi, a été engagé pour travailler sur la perte de sens des soignants. Selon lui, « le rôle du philosophe n’est pas de brosser dans le sens du poil mais de constituer un levier de questionnement ».

« L’idée de faire entrer la philosophie politique dans une institution en lien avec la philosophie du soin et l’éthique du care me semblait intéressante. À partir de penseurs tels que Barbara Stiegler, on peut, en effet, réfléchir à comment la pensée néolibérale est en train de modifier nos institutions de soin, nos écoles, etc. Mon point d’attention en endossant la fonction : ne pas être instrumentalisé. Cela pose problème, selon moi, quand un philosophe est engagé par une organisation pour faire du coaching en développement personnel, c’est-à-dire être au service de la productivité sans jamais en interroger le sens. Platon parlait de Socrate comme du taon qui pique la jument ; cette dernière représentant l’État athénien. Cela signifie que le rôle du philosophe n’est pas de brosser dans le sens du poil mais d’être un levier de questionnement.

À l’hôpital, je ne vais pas penser “pour” du haut d’une estrade et venir imposer une pensée, mais plutôt penser “avec” au cours de cercles de dialogue. À partir de vécus ou de supports de médiation (texte, BD, extrait vidéo…), je vais tenter avec les participants de prendre un peu de hauteur ou de faire un pas de côté pour universaliser. Je vais aussi instruire la discussion avec des éléments issus de la philosophie, de la sociologie, des sciences humaines. Ce qui m’importe, ce sont moins les réponses que les questions. Et pour se poser les bonnes questions, il faut aller partout écouter ce qui se dit.

Dans ma pratique, je suis surtout confronté à deux formes de naïveté. D’une part, la naïveté managériale qui consiste à positiver exagérément, à embellir la réalité du soin, en espérant sans doute attirer ou conserver les talents, sauf que ce décalage avec le réel finit par se révéler contre-productif. Et d’autre part, le fatalisme dont font preuve certains employés s’enfermant dans un aquoibonisme, convaincus qu’il n’y a pas de solution. La philosophie va alors permettre de comprendre, sans jugement, ces enjeux politiques, institutionnels, organisationnels et individuels, avec à la clé une transformation, une autre grille de lecture.

Je n’ai pas de pouvoir décisionnel. Mais je peux faire entendre les signaux que j’ai captés dans l’hôpital. Je n’ai pas de réponses aux questions qui émergent dans les ateliers. Mais je peux accompagner la réflexion en proposant des espaces où l’on s’arrête de faire pour penser ce que l’on fait quotidiennement. On s’interroge sur la clinique au chevet du patient et à partir de là, on tire le fil du questionnement. Arrivent alors des interrogations sur la société, l’éthique, la spiritualité, l’existence… Passer par l’épreuve de la lucidité pour analyser ensemble la réalité du monde et tisser un récit collectif, c’est intéressant et bénéfique. »

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