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Portugal :
des œillets
et une vague brune

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 25 avril 2024

Le 25 avril prochain, le Portugal célébrera les 50 ans de la révolution des Œillets qui mit fin à la plus longue dictature en vigueur en Europe au XXe siècle. Malgré ce passé autoritaire, le parti d’extrême droite Chega est arrivé en troisième position aux élections législatives du 10 mars dernier. À l’instar d’autres pays européens, le Portugal se laisse tenter par l’extrême droite. Analyse avec l’historien Victor Pereira, auteur de C’est le peuple qui commande.

Photo © rfranca/Shutterstock

 

Ce 25 avril, le Portugal fêtera les 50 ans de la révolution des Œillets. Quelle est la première image qui vous vient à l’esprit quand vous pensez à cet événement ?

La première image qui me vient à l’esprit, c’est celle de la libération des prisonniers politiques, qui marque la rupture profonde avec le passé, notamment la photo de libération de Hermínio da Palma Inácio, un ancien opposant politique qui fut arrêté plusieurs fois. C’est la libération non seulement des prisonniers, mais aussi de tout un peuple opprimé.

D’où vient ce nom de « révolution des Œillets » ?

Les événements ont eu lieu sur la place du Commerce qui longe le Tage, avec un ensemble de ministères, en remontant vers la place du Carmo. La population civile ovationne alors et aide les militaires en leur donnant à manger et à boire, certains leur ont offert des fleurs. Mais il y a aussi eu un article dans la presse voici quelques années qui aurait identifié la première personne à avoir donné des œillets aux militaires : il s’agissait de Celeste Caeiro, une femme qui travaillait dans un restaurant qui fêtait sa première année d’ouverture. Pour l’occasion, le patron avait décidé d’offrir des fleurs à tous les clients ; sauf que le 25 à midi, les insurgés demandaient aux établissements de fermer. Le patron a donc remis les œillets à sa serveuse qui rentrait chez elle. En route, elle a croisé un soldat insurgé qui lui a demandé une cigarette. À la place, elle lui a donné un œillet, qu’il aurait mis dans sa baïonnette. Ce serait ainsi devenu le symbole iconique de cette révolution.

Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets : 1974-1976, Paris, Éditons du Détour, 2023, 280 pages.

Dès le début de votre livre, vous jetez un pavé dans la mare en dénonçant cette image romantique d’une révolution pacifique. Pourquoi ?

Donner le nom d’une fleur à une révolution lui octroie un côté quasi romantique. Très fréquemment, quand on me parle de la révolution des Œillets, c’est l’une des premières choses qui est soulignée. On dit aussi qu’il n’y a eu aucun mort, ce qui est faux –même s’il y en a eu très peu. Devant le siège de la PIDE (la police politique), des tirs ont provoqué la mort de quatre personnes. L’idée d’un pays très pacifique, avec très peu d’usage de la violence, est régulièrement véhiculée, notamment du fait que le Portugal est l’un des premiers États en Europe à avoir aboli la peine de mort, mais également où les taureaux ne sont pas tués dans les corridas, contrairement à ce qui est pratiqué en Espagne. Mais cela s’accompagne aussi d’une occultation de la violence coloniale. Les Portugais se dépeignent toujours comme un peuple pionnier dans les grandes découvertes, sans parler de la traite négrière et des millions de morts, liés au déplacement de force et dans des conditions horribles, des esclaves vers le Brésil qui était sous domination portugaise. Il y a une sorte d’occultation de la violence dans l’Histoire qui est problématique, notamment actuellement avec l’extrême droite, qui empêche de regarder en face ce qu’a été l’histoire coloniale et de pouvoir comprendre les revendications de certaines populations qui demandent que les violences qui ont été commises en Afrique ne soient pas complètement invisibilisées.

 

Un demi-siècle après la révolution, l’extrême droite revient au pays des œillets.

© Dmitry Rukhlenko/Shutterstock

Cinquante ans après la chute de la dictature, le parti d’extrême droite Chega devient le troisième parti du pays, avec un score de 18 % lors des élections de mars dernier. Comment expliquer ce phénomène dans un État qui a tant souffert du fascisme ?

Ça interroge en effet, parce que pendant longtemps, quand on parlait du Portugal, c’était pour s’étonner de l’absence de l’extrême droite, alors qu’elle montait partout, en Espagne avec Vox, en France avec Le Pen, en Hongrie, en Belgique, aux Pays-Bas… Le Portugal apparaissait comme une énigme, et l’explication qui était donnée, c’était notamment ces quarante-huit ans de dictature. Nous avons eu très vite accès aux archives de la police politique et donc ses méfaits et les atteintes à la liberté ont été clairement dénoncés dans le débat public, ce qui a peut-être empêché que l’extrême droite ne se recompose avant 2019 ! Mais la question qui se pose actuellement est surtout celle de sa progression exponentielle, avec André Ventura, son dirigeant qui vient du PSD, donc de la droite classique. Au Portugal, les enquêtes montrent depuis longtemps que la population exprime une certaine désillusion vis-à-vis des institutions, en particulier autour du thème de la corruption. Dernièrement, le Premier ministre António Costa, qui était au gouvernement depuis huit ans, a dû donner sa démission, non pas car il a été lui-même jugé pour corruption, mais parce que son nom avait été évoqué dans une affaire et qu’il a considéré qu’il ne pouvait pas rester à la tête du gouvernement avec ces suspicions.

Cela fait un certain temps qu’une partie de la population estime que la classe politique défend ses intérêts personnels et est trop coupée du peuple. Jusqu’à présent, cette désaffection s’était surtout exprimée au travers d’un abstentionnisme extrêmement élevé, dépassant souvent les 40 %. Face à cela, Chega joue le parti propre qui défend les intérêts du peuple et non pas d’une caste politique. Mais Ventura s’est aussi fait connaître au niveau national avec des propos racistes sur les gitans, population stigmatisée au Portugal. Comme dans d’autres sociétés européennes ou occidentales, cette xénophobie touche un certain électorat. Mais par rapport au passé, ses déclarations sur Salazar sont relativement modérées. Il défend le Salazar incorruptible, mais il dit également qu’il n’a pas permis le développement du Portugal et a laissé le pays dans une situation arriérée. En revanche, là où dans la vision de l’Histoire il rejoint l’extrême droite, c’est dans la défense de l’empire colonial. Il considère que le 25 avril a été une trahison, en particulier des soldats portugais qui se sont battus en Afrique pour maintenir l’empire, et sur ce point, il se rapproche notamment d’une partie de la population qui demeure toujours fière de cet empire installé sur trois continents et qui a mal accepté la décolonisation.

Vous expliquez aussi dans votre livre qu’après le 25 avril, fut créé l’État providence et qu’aujourd’hui, il y a un grand mécontentement de la population par rapport à l’accessibilité aux soins de santé et que Ventura joue sur cette corde sensible, en prétendant avoir la solution pour répondre aux problèmes sociaux.

Ventura se base sur une critique relativement classique de l’extrême droite qui consiste à stigmatiser ceux qui « profitent » de l’État providence ou des aides de l’État. Il vise donc cette population de gitans, les étrangers, mais aussi plus largement ceux qui ne travaillent pas, bien que les économistes démontrent que la plupart des étrangers apportent en fait plus d’argent au système de sécurité sociale et de retraite parce que ce sont souvent des gens jeunes, qui cotisent et qui permettent de financer les services de santé et de retraite. Mais leurs explications ont peu d’écho auprès des électeurs.

On lit aussi dans votre livre que la révolution du 25 avril, et notamment la chanson « Grândola, Vila Morena », revêt une sorte d’activisme pour conspuer les discours politiques. Pouvez-vous nous expliquer comment cela se manifeste ?

Le Portugal a été fortement touché par la crise de 2008. Et ce que l’on a appelé la « troïka » (le Fonds monétaire international, la Banque centrale européenne et la Commission européenne) a aidé le Portugal à renflouer ses caisses, en échange d’un ensemble de mesures d’austérité. Quand la droite a gagné les élections en 2011, en tenant un discours et en mettant en place des pratiques d’austérité, en revenant sur des acquis sociaux obtenus à la suite de la révolution, des Portugais se déplaçaient lors de meetings politiques pour scander la chanson de la révolution. C’est devenu une sorte de rappel des promesses d’avril et des conquêtes sociales obtenues après le 25 avril. L’une des manifestations de l’échec de la dictature fut que le Portugal accusait un retard économique par rapport au reste de l’Europe occidentale, et que cela a favorisé un fort courant d’émigration de Portugais vers la France, la Belgique, le Luxembourg… Les discours des dirigeants politiques après la révolution affirmaient qu’il fallait construire un pays où tous les Portugais puissent vivre dignement de leur travail. L’un des effets de la crise économique de 2008 au Portugal fut une croissance assez importante de l’émigration (quasi un dixième de la population), notamment de gens qui n’avaient jamais pensé émigrer, car détenteurs par exemple d’un diplôme de l’enseignement supérieur. Le fait d’être obligés de partir à l’étranger pour survivre a beaucoup marqué une partie de ces Portugais. Cela allait bien entendu à l’encontre des promesses d’avril.

  1. Victor Pereira, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Pau et des pays de l’Adour, est actuellement chercheur à l’Instituto de História Contemporânea de l’Université nouvelle de Lisbonne. Il mène des recherches sur les migrations portugaises et sur l’histoire du XXe siècle portugais.

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