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Contre la société
de consommation,
le slow doit-il
mener la danse ?

 Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi 

Mise en ligne le 16 avril 2024

Le mouvement slow est à la mode. Il se décline sous toutes les coutures : Slow Food, Cittàslow, slow science, etc. Mais l’idée de lenteur pose-t-elle bien la solution et les enjeux du problème dont il est question ? Faut-il plutôt y voir un buzzword, un mot à la mode qui couvre plus les problèmes qu’il n’apporte de solution ?

Photo © Aphichato/Shutterstock

C’est le journaliste Carlo Petrini qui a lancé le mouvement Slow Food en 1986 en réaction à la construction d’un Mc Donald à Rome. Son idée était que les fast foods risquaient de compromettre un certain art de vie. La restauration rapide, sous prétexte d’efficacité, efface l’importance des rapports humains, l’importance qu’on a à se retrouver autour d’un bon plat pour refaire le monde. Petrini, sous le label de Slow Food, revendique alors de retrouver une nourriture riche en goût qui soit respectueuse de l’environnement et des autres.

L’idée de s’opposer à une forme sociétale destructrice du psychisme, du social et de l’environnement se retrouve dans le mouvement des Cittaslow. Là aussi, pour ce mouvement qui s’inscrit dans la foulée de celui initié par Petrini et dans celle des travaux du philosophe Ivan Illich, il s’agit de faire valoir la diversité des liens au sein du social contre l’établissement d’un paradigme unique conduisant à une accélération mortifère de nos rythmes de vie.

Le slow touche aujourd’hui également la science. Contre l’assignation à produire toujours plus d’articles – faut-il ici rappeler le fameux mot d’ordre guidant nos chercheurs « publish or perish » –, il s’agit de ralentir. L’enjeu ne vise pas qu’une sorte de confort aristocratique, il s’agit, comme le note Isabelle Stengers, de se donner le temps d’inscrire la recherche dans un tissu de préoccupations plus larges, afin de permettre la réappropriation citoyenne de ce qui est en jeu dans la science1.

Râler ou ralentir ?

On voit que la congruence, dans la constellation du slow, tient moins un ralentissement au sein d’un paradigme productiviste qu’à la prise en considération d’une pluralité de paradigmes, d’une pluralité d’entités, de visions du monde. Si ralentissement il y a, ce n’est pas le ralentissement qui est le moteur de l’alternative visée, c’est plutôt la prise en considération d’une multiplicité d’aspects qui permet un ralentissement. Le ralentissement ne devrait donc pas être le mot d’ordre. À tout bien prendre ce qui guide les mouvements slow dans ce qu’ils ont de plus positif, c’est la prise en compte de la complexité.

Toutefois, comme ça fait au moins un siècle que la technologie s’impose à nous sous prétexte de nous rendre la vie moins fatigante, il est difficile d’opposer au culte de la simplification une culture de la complexité. Ce n’est pas attrayant. Il est à cet égard plus racoleur de parler de slow. C’est plus chill. Tant qu’à contester, autant le faire en pantoufle ! L’absence de précipitation ne dessine-t-elle pas une météo au beau fixe ?

Les termes plus ou moins « cool » fleurissent alors pour s’opposer à l’accélération qu’entraîne le capitalisme. Il en va ainsi du flow. En psychologie positive, le flow consiste dans le fait d’être entièrement absorbé par sa tâche, d’être en phase, d’être en résonance. Il y a quelque chose de cet ordre-là quand on mange un plat qu’on a préparé. On n’a pas besoin de se cacher la façon dont il est produit. On peut être tout à sa dégustation. On peut être absorbé par ce qu’on absorbe. Le flow flirte ainsi avec le slow même s’il est plus individualiste. À l’instar du développement personnel, il peut nous détourner du social et de l’engagement collectif.

En fait, tant le slow que le flow devraient être des effets d’une réforme sociale, mais il ne faut pas confondre les causes et les conséquences. Faire du slow ou du flow un moyen de résistance, c’est confondre le peignoir et l’armure. Le flow résulte en quelque sorte de la prise en compte de processus généralement externalisé par nos sociétés linéaires de consommation. Là où l’on mise tout sur une suite d’instants hédonistes qui nous distraient en continu, le mouvement slow articule en quelque sorte les processus et permet une forme de concentration qui manquait dans le papillonnage consumériste. Mais le fait d’être concentré, d’être tout à sa tâche de même que se contenter de prendre le temps, cela ne va pas changer le monde. Alexandre le Bienheureux est peut-être un film divertissant, mais ça reste qu’on le veuille ou non une fiction. Le slow ne reste-t-il pas une révolte low cost ? Ralentir est plus cool que râler, mais est-ce suffisant ?

Du tempo à la temporalité

La cible des mouvements slow est moins l’accélération continue de nos sociétés décrite par Hartmut Rosa2 que ce qui l’accompagne : la malbouffe, la standardisation, la perte de liens, etc. Comme le montre Bernadette Bensaude-Vincent, c’est en fait moins le « tempo » que la « temporalité » de nos sociétés qui est visée3. En effet, si l’on se contente de ralentir, on ne fait qu’atténuer la crise, on ne la résout pas.

En fait, la temporalité qui structure nos sociétés est une temporalité linéaire. Notre société conçoit les innovations dans une trajectoire de progrès continu. Mais cette linéarité n’est qu’une réduction, une simplification, du temps à un seul type de temporalité. Cette temporalité ne prend pas en compte d’autres temporalités, par exemple la temporalité géologique (le problème de l’anthropocène est ainsi le recouvrement de la temporalité géologique par une temporalité humaine basée sur l’essor des technologies). Il y a ainsi de multiples temporalités. L’usage d’un gadget de pacotille en plastique s’inscrit dans l’éphémère, mais sa décomposition s’inscrit dans un temps extrêmement long. Or le propre de notre société est d’externaliser tout ce qui ne relève pas de la temporalité propre à la consommation continue et cumulative.

Marcher droit dans un mur a des conséquences moins douloureuses que le fait de courir droit dans le mur, mais cette résolution n’est pas satisfaisante pour autant.

© Shine Crazy/Shutterstock

On a ainsi une vision réductrice du temps qui ne tient pas compte des autres échelles et qui réduit l’environnement à une externalité. Contre cette vision simplificatrice, il faut reconnaître que le monde est polychronique. Il est fait d’une pluralité de temporalités qui sont irréductibles les unes aux autres. En effet, il ne suffit pas d’opposer le temps long au court terme pour articuler les différents temps. Il faut tenir compte du fait que certaines temporalités sont cycliques, là où d’autres sont linéaires. Il y a donc une diversité irréductible de temporalités.

En ce sens, ce qui importe n’est pas de ralentir le rythme au sein d’une vision temporelle qui réduit l’ensemble de l’environnement à la mise en place d’une logique anthropocentrée cumulative et linéaire. L’important, c’est de retrouver le tissu complexe des liens, l’inscription d’une visée dans un ensemble plus large. Ainsi quand, le mouvement Slow Food entend lier le plaisir de déguster un met au temps qu’on a passé à cultiver les ingrédients qui le composent et à la tradition familiale ou ancestrale dont il est issu, il fait droit à une diversité de temporalités : celle de l’individu recherchant son plaisir, celle de l’institution familiale qui s’organise autour de traditions culinaires (les recettes de grand-mère par exemple), celle biologique de la croissance des légumes, celle circulaire des saisons qui fait que tout n’est pas disponible n’importe quand…

Déguster en pleine conscience, en ayant conscience de tous ces processus et non seulement en multipliant les aspects sensoriels de notre rapport aux choses, ce n’est pas se compliquer la vie, mais c’est complexifier sa vision des choses. C’est donc ce rapport à la complexité qu’il faut retrouver tout en le distinguant du reproche de complication dont ne manqueront pas de nous affubler les « bons élèves » adeptes du « métro-boulot-dodo-vacances » (un élément s’étant ajouté à la liste des choses à faire).

Quid de l’espace ?

Si l’accélération ne tient pas compte de la complexité temporelle, elle ignore tout autant la complexité spatiale. En fait, l’imposition d’une temporalité linéaire et unilatérale s’impose au détriment de la pluralité temporelle et de la complexité spatiale. Les distances sont transformées en temps : Paris est à 10 heures de New York ; mon produit pas cher « made in RDC » sera livré dans deux jours, etc.

L’espace n’existe plus. Il n’y a plus qu’un progrès linéaire continu, peu importent les temporalités multiples ou les barrières spatiales. « Le monde est un village » : nous dit la mondialisation. Les distances s’effacent. Avec les télécommunications, l’accès à l’ailleurs est instantané. À côté d’une critique liée à une conception réductrice du temps, un des enjeux du slow est spatial : il s’agit de relocaliser les choses. Il faut pour cela retrouver son environnement, retrouver le tissu social et environnemental dans lequel on se situe. Cela ne signifie pas s’y enfermer. La compréhension du local peut nous tourner vers l’universel. Comme l’écrit le poète Miguel Torgua, « l’universel, c’est le local moins les murs ».

La plage ensoleillée à quelques heures de Bruxelles : le temps de parcours compte aujourd’hui plus qu les kilomètres.

© Armando Oliveira/Shutterstock

Ceux qui, par une perte de moyens, sont forcés de ralentir ne retrouvent pas l’espace pour autant. Ils sont juste moins performants. Ils attestent que la société peut être à deux vitesses, mais pas qu’elle prend en compte l’espace et les temporalités propres aux lieux. Ceux qui disposent d’une mauvaise connexion Internet ou qui prennent un flixbus au lieu d’un avion ne sont pas plus connectés aux spécificités du local. Ils restent dans un même paradigme de communication tous azimuts ; ils sont juste moins efficaces au sein de ce paradigme. Si le ralentissement peut certainement jouer un rôle majeur, il ne faut pas surestimer sa vertu. Ce n’est qu’en prenant en considération d’autres paramètres qu’il peut s’opposer à la puissance de standardisation résultant de l’accélération qui caractérise nos sociétés.

La complexité volontaire

Si ce qu’on appelle à tort « simplicité volontaire » était simple alors il y aurait un engouement majeur pour ce courant. En effet, depuis des années, le marché propose des innovations technologiques en tout genre pour nous faciliter la vie, pour nous simplifier les mille et une opérations du quotidien et cela fonctionne : les gadgets en tout genre inondent nos maisons. Il y a donc bien une demande pour se rendre la vie aisée. Mais ce n’est pas ça que propose la simplicité volontaire. Son but n’est pas de simplifier les choses. Elle refuse certes les complications artificielles que constituent les nouveaux besoins générés par le marché. Mais elle ne simplifie pas l’existence, elle ne réduit pas l’être humain à une logique d’accumulation. Elle s’oppose à la complication, mais reconnaît la complexité. C’est tout l’inverse du marché qui simplifie à outrance, réduit tout à quelques paramètres – l’économie, la simplicité de l’usage, le plaisir – et produit par sa simplification continue une complication des modes d’existence, car les existences ne s’harmonisent plus, mais se font concurrence.

La complexité volontaire rejoint l’idée d’« ivresse volontaire » à condition de considérer que ce qui nous rend ivres, ce n’est pas la consommation, mais le fait de se sentir affecté par une multitude de choses qui s’articulent et intensifient notre relation au monde4. Dans cette ouverture à la complexité, l’absence de précipitation est certainement une composante importante, mais elle ne peut à elle seule résumer le mouvement de résistance qu’appelle la mondialisation. Certes, ralentir a déjà été un moyen efficace de marquer son désaccord, comme les ouvriers qui faisaient exprès de retarder la production allemande pendant le IIIe Reich, mais cela n’était qu’un moyen parmi d’autres. En attaquant sur plusieurs fronts, les modes de résistances ne se laissent pas englober sous l’étiquette du slow.

  1. Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Plaidoyer pour un ralentissement des sciences, Paris, La Découverte, 2013.
  2. Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
  3. Bernadette Bensaude-Vincent, « Slow versus fast : un faux-débat », Natures Sciences Sociétés, 2014, pp. 254-261.
  4. Guillaume Lejeune, « Les incivilités, un excès de civilisation ? », dans EDL, novembre 2023, n° 513, p. 54.

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