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Bernard De Vos
Donner une voix
aux enfants

Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »

Avec la rédaction

Mise en ligne le 18 novembre 2022

Écouter les plus jeunes, les écouter vraiment : c’est le mot d’ordre de Bernard De Vos depuis 2008, quand il est devenu délégué général aux droits de l’enfant. Il a passé quatorze années à les défendre avec la même vigueur, aussi bien dans la rue, dans les écoles, dans les cénacles politiques que dans les camps de réfugiés en Syrie. Le garant de la Convention internationale des droits de l’enfant en Belgique francophone est aujourd’hui prêt à transmettre le flambeau.

Photo @ Pierre Schonbrodt

Vous allez bientôt quitter votre poste, après deux mandats. Quel est votre sentiment et dans quel état d’esprit allez-vous laisser vos fonctions ?

Je me sens partagé parce que la défense des droits de l’enfant est un combat sans fin. J’espère avoir honoré ceux qui m’ont nommé et honoré les enfants qui ont participé à une série de projets. J’ai essayé de valoriser leur parole, mais le chantier reste énorme et j’aurais quand même eu envie d’aller un peu plus loin. Je pense notamment aux enfants migrants, aux violences dites éducatives ordinaires. Le domaine des droits des enfants est un cercle vertueux dans lequel il faut tenter d’intégrer l’ensemble de la société. C’est un travail permanent qui ne se termine pas avec la fin d’un mandat. Je suis certain que celui ou celle qui me succédera aura à cœur de continuer à développer ce projet-là. Je rappelle toujours que la fonction de l’institution du délégué général consiste à défendre les enfants, défendre leurs droits et leurs intérêts supérieurs. Cela ne se fait pas au sein d’une institution, mais en lien avec une série d’associations et d’acteurs de la société civile. Sinon, c’est perdu d’avance !

Avez-vous constaté une évolution en quatorze ans ? Pensez-vous que les droits des enfants sont aujourd’hui enfin pris en compte à la hauteur de l’enjeu ?

Je vais être honnête : je n’en ai pas l’impression. J’ai le sentiment qu’en matière de participation, d’expression, d’information des jeunes par les adultes, il y a eu un progrès. Mais dans beaucoup trop de domaines, on reste au statu quo et je trouve cela très dommageable. Un simple exemple : en matière d’enseignement, on incrimine les personnes qui travaillent, à savoir les enseignants, les acteurs des CPMS, les directions d’écoles, même le personnel d’entretien. Tous font souvent le maximum de ce qu’elles peuvent faire, mais le système ne permet pas de garantir l’équité. Les inégalités scolaires sont généralement la pire reproduction des inégalités sociales. C’est un domaine parmi tant d’autres où l’on a des progrès colossaux à faire.

L’une des particularités de vos mandats, c’est de donner une voix aux jeunes. Vous avez notamment lancé le projet « Parlons jeunes »1. Une réaction par rapport à ces paroles d’enfants ?

Elles sont riches ! On pense toujours que donner la parole aux enfants ne peut se faire qu’à partir d’un certain âge. Mais plus ils sont jeunes, moins ils sont pris par la censure, par l’autocensure et plus ils sont naturels. Et donc en ce qui les concerne – et même en ce qui ne les concerne pas directement –, ils ont souvent des avis très intéressants, parfois tranchés, qui peuvent nous aiguiller, nous aider. Vous demandez à un gamin de 5 ans ce qu’il pense de son environnement direct, il va pouvoir vous donner des indications importantes sur ce qui est bon pour lui. Et si vous demandez à un gamin de 5 ou 6 ans ce qu’il va faire avec des personnes âgées dans une maison de repos, il vous apportera aussi certainement des pistes précieuses. C’est vraiment l’idée que j’ai souhaité défendre depuis le début : donner la parole aux enfants et la prendre non pas au mot, mais au sérieux. Je n’ai pas voulu seulement leur tendre un micro et les interroger sur leurs pensées, mais les aider à construire une parole collective, une parole de génération.

« Parlons Jeunes ! » est un projet d’éducation aux médias et à la citoyenneté, initié par le Délégué général aux droits de l’enfant, qui permet aux jeunes de s’exprimer sur des questions de société.

© Comme un lundi

La Convention de 1989 dont j’assure la défense en Fédération Wallonie-Bruxelles n’est pas très originale par rapport à d’autres textes internationaux qui prévalaient à cette Convention. On reconnaissait déjà aux enfants le droit à avoir une famille, à être alimentés correctement, à avoir un toit, etc. La Convention de 1989 a amené une nouveauté que j’ai eu à cœur de valoriser : le droit d’expression, le droit de participation des enfants et des jeunes.

Quand on écoute les jeunes aujourd’hui, leur questionnement semble presque sans fond. Est-ce que notre jeunesse ne traverserait pas une crise de sens à côté de laquelle on passe largement ?

Je dirais à la fois oui et non, parce que les questions métaphysiques « abyssales » existent depuis toujours à l’adolescence. En reprenant les phases de développement de l’adolescence, la rébellion, la contestation, la réflexion sur l’origine du monde, sur la manière de gérer les relations, le détachement de la famille, le besoin d’autonomie… tout cela a toujours existé. Il ne faut pas remettre sur les adolescents des questions qui concernent tout le monde. Est-ce que nous, en tant qu’adultes, on trouve vraiment du sens à ce qu’on fait ? Est-ce qu’on perçoit encore le sens du politique ? Est-ce qu’on voit encore le sens du social ? Ou le sens de l’écologie ? Il faut surtout se rappeler que les adolescents ne sont pas une espèce à part. C’est une classe d’âge comprise entre l’enfance et l’âge adulte, qui doit faire un travail personnel dans un monde donné. Les adolescents ne peuvent pas être fondamentalement différents de la société qui les engendre ; ils sont à l’image de la société.

La société traverse une période difficile, à la croisée de plusieurs crises. Comment les jeunes et les enfants vivent-ils cela ? Comme les adultes ? Quels outils peut-on leur donner pour mieux appréhender cette période ?

Ils la vivent, à mon sens, de la même manière. On dit souvent que les enfants sont des éponges. Le stress ambiant, les angoisses, les craintes que les adultes peuvent raisonnablement avoir par rapport à l’avenir percolent dans les générations plus jeunes. Dans un premier temps, je pense qu’il est important de les informer correctement. Et je regrette qu’on ne l’ait pas fait pendant la crise sanitaire. Le gouvernement s’est adressé pratiquement à tous les corps de métiers de la population en commençant par les soignants – et c’est bien légitime. On a parlé aux coiffeurs, aux esthéticiennes, mais jamais on n’a eu une parole directe pour les jeunes. La ministre de l’Éducation Caroline Désir a un jour, dans un interview à RTL, voulu s’adresser directement dans le blanc des yeux aux enfants et aux jeunes. Elle a été très vite reprise dans l’oreillette par la présentatrice qui lui a dit : « On revient à quelque chose de plus conventionnel ! » Je regrette que l’on n’ait pas été plus direct et je voudrais que pour la suite, pour les nouvelles crises qu’on s’apprête à affronter, que l’on soit plus attentif aux jeunes.

À commencer par leur demander comment ils envisagent, pour eux et pour la société, d’amoindrir les effets de ces crises qui se succèdent. Je pense qu’on ne l’a pas assez fait et que ce n’est pas encore entré dans la réflexion des responsables politiques. Pendant la crise sanitaire, je leur ai adressé ce reproche et ils m’ont tous répondu : « Mais on fait tout ce qu’on peut pour les jeunes ! » La question n’était pas là. Bien entendu, l’intention était de garder les écoles ouvertes et de veiller à ce que les enfants aillent bien. Mais il aurait fallu le faire avec eux et en s’adressant à eux. On se retrouve avec beaucoup de gamins qui vont individuellement déposer leurs souffrances dans des cabinets de psys, et ce n’est pas normal ! Il faudrait quelque chose, un discours politique qui s’adresse directement à eux, qui les réconforte, qui les rassure un minimum, même si les difficultés sont énormes et qu’il ne faut pas minimiser. Il faut accepter de dire les choses comme elles sont, mais franchement, avec des mots qu’ils peuvent comprendre, avec leur langage et leurs codes culturels.

Vous êtes éducateur de formation. Vous avez dirigé une association en milieu ouvert (AMO) pour les jeunes. Vous êtes aussi islamologue. Quel regard portez-vous sur ce que certains vont considérer comme des discriminations aux religions et qui touchent particulièrement les jeunes ?

Mon regard est extrêmement dur sur le sujet. Je parle franchement de discriminations. Ce sont des logiques d’exclusion qui sont pour moi insupportables. Il y a en outre une grande corrélation entre religions, immigration et précarité. On ne doit pas faire l’économie d’envisager ces questions-là de manière groupée. On doit pouvoir dire clairement que les enfants issus de l’immigration à Bruxelles notamment, dans les grandes villes, ont des parcours extrêmement compliqués. Vient se greffer en plus le côté religieux, bien que je ne pense pas qu’il soit prépondérant. On a beaucoup parlé de départ de gamins pour le jihad, motivé par des questions religieuses. Bien sûr, c’est un facteur, mais je crois qu’il faut avoir le culot de dire que c’est aussi lié aux conditions de vie. Les conditions socio-économiques dans lesquelles ces gamins vivent depuis plusieurs générations sont proprement scandaleuses. Il ne faut pas hésiter à dénoncer l’appareil scolaire. Il est nécessaire de progresser sur ces questions-là, afin que ces enfants ne soient pas relégués dans des filières scolaires qui devraient être d’exception, mais qui sont devenues des filières de relégation. Le tronc commun est justement censé contribuer à diminuer le poids des inégalités, des iniquités sociales, tout autant que celles liées à la religion et au milieu socio-économique. Il faut mettre fin aux discriminations honteuses comme on les connaît dans l’enseignement qualifiant, professionnel et spécialisé aussi, car beaucoup de gamins se retrouvent là uniquement parce qu’ils sont issus de l’immigration.

Y a-t-il des leviers sur lesquels vous avez pu appuyer en tant que délégué général aux droits de l’enfant ?

Simplement un peu de force de conviction. Je me suis « mouillé » en acceptant de présider un groupe de travail dans le cadre du pacte d’excellence. J’ai essayé de mobiliser les énergies pour travailler autour d’une réflexion sur l’école. Ce projet existe maintenant sous la forme d’une ASBL, Une école pour tous, afin de penser un modèle scolaire qui pourrait aider et guider les écoles en demande de réforme. Le but est de donner des idées « concrètes », des moyens aux écoles qui réalisent qu’on est dans le mur. J’ai souvent dit que de l’école est le lieu d’éducation principal mais je souhaite rappeler qu’il y a d’autres acteurs de l’éducation informelle qui ont un rôle à jouer auprès des jeunes. Les activités culturelles telles que le dessin, la musique, le théâtre… sont des outils formidables.

Quand vous regardez dans le rétroviseur, en plus des iniquités à l’école, est-ce qu’un combat vous paraît particulièrement inachevé ?

Il y a d’abord la question des violences dites éducatives ordinaires. C’est vraiment une grande déception pour moi. L’idée n’est pas de jeter l’opprobre sur les éducateurs formels ou informels, les parents, les adultes qui entourent les enfants, elle n’est pas de les « condamner » pour leurs mauvaises attitudes pédagogiques, mais de se doter collectivement d’un outil pour les stopper. Il faudrait intervenir dans le Code civil, pas au pénal, et promouvoir d’autres attitudes éducatives plus respectueuses des enfants et des jeunes. Vous allez toujours entendre des personnes dire : « Moi, j’ai reçu des claques et je ne m’en porte pas plus mal ! » J’aurais aimé aller plus loin pour changer les choses. Il y a aussi la situation des enfants dans les camps de réfugiés en Syrie. Il reste encore là-bas une vingtaine d’enfants belges nés de mères belges, dans des camps de la honte. Des camps dans lesquels les organisations humanitaires n’osent plus entrer tellement la violence y est forte. Et notre État accepte toujours que certains enfants soient là. Il n’y a pas eu de retours collectifs ; c’est au cas par cas. La Cour européenne a d’ailleurs condamné la France tout récemment pour ne pas avoir rapatrié ces enfants comme elle devrait le faire. La Belgique aussi devrait s’inspirer de cette condamnation et ne pas tarder.

Autre dossier dans lequel vous vous êtes fort investi et où l’on sait qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire, ce sont les mineurs étrangers non accompagnés (MENA). Depuis 2008, le nombre n’a cessé d’augmenter. Des centres d’accueil leur sont ouverts, mais peut-on faire plus ?

Quand les MENA arrivent chez nous, la première chose qu’on a à leur égard, c’est de la méfiance. On va d’abord estimer s’ils ne sont pas plus âgés, s’ils ne veulent pas tricher. Après, seulement, lorsqu’on a vérifié qu’ils sont bien mineurs et qu’ils répondent aux conditions pour demander la protection internationale, ils peuvent rester chez nous. S’ils ne sont pas reconnus « dignes » d’obtenir la protection internationale, ils peuvent rester sur le territoire, mais ils savent qu’à 18 ans, ils recevront un ordre de quitter le territoire. C’est très compliqué pour ces enfants de se construire. Si l’on veut vraiment travailler correctement avec les MENA, il faut travailler sur le statut et sur l’avenir. Sinon, on n’arrivera jamais à rien.

S’il y a bien un domaine qui a aussi évolué en quatorze ans et tout au long de vos deux mandats, ce sont les technologies. Aujourd’hui, les jeunes ont tous un téléphone, un accès à Internet, aux réseaux sociaux. Ils sont confrontés au harcèlement en ligne, à la pornographie, au revenge porn. Vous avez travaillé sur ces matières ?

On a participé à des discussions avec de nombreux acteurs des secteurs concernés. On a eu des discussions avec les providers, avec Facebook et compagnie pour essayer de voir comment on pouvait limiter ce phénomène de cyberbullying. Un constat qu’il est important de poser est que le harcèlement commence à l’école. Pourquoi ? Parce que c’est malheureusement un milieu qui produit de la violence et qui demande en retour d’« autres violences », sous d’autres formes. Sans les nouvelles technologies, cette violence s’arrêtait, elle restait à l’école finalement.

Les droits – et les devoirs ! – numériques sont venus s’ajouter à la liste des droits fondamentaux. Hyperconnectés, en particulier à l’adolescence, les jeunes sont particulièrement concernés par le cyberbullying.

© Shutterstock

Aujourd’hui, effectivement, la grosse difficulté vient du fait que cette violence, ce harcèlement va poursuivre les enfants jusque dans leur chambre à coucher. Avec des difficultés multiples liées au fait qu’en parler expose au risque de surenchère, qu’y répondre peut pousser à adopter des attitudes qui pourraient être, à leur tour, jugées agressives. Je pense qu’il y a de plus en plus de prises de conscience de ces phénomènes-là et de personnes qui se spécialisent dans l’approche intelligente de cette problématique. Car l’enjeu majeur est de ne pas en rajouter, pour ne pas complexifier encore les situations souvent très douloureuses pour les enfants et les jeunes qui les subissent.

Quel message auriez-vous envie de glisser à l’oreille de la personne qui vous succédera ?

Quand on est délégué général, on doit défendre les intérêts de tous les enfants. Il n’y a pas de raison de faire de la ségrégation. Mais il n’y a rien à faire, certains sont plus « à risque » que d’autres au niveau de l’exercice de leurs droits. Et pour ceux-là, il faut un œil attentif, car ce sont eux qui demandent le moins souvent de l’aide, du soutien. Ils souffrent souvent en silence, dans des situations indignes d’un État démocratique et qu’il faut pouvoir accompagner le mieux possible. J’espère que la personne qui me succédera pourra maintenir cette attention particulière.

  1. Coordonné par l’ASBL Comme un lundi, NDLR.

« Prenons la parole des enfants au sérieux »

Libres, ensemble · 24 septembre 2022

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