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Les puissants, ces voraces

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 25 mars 2024

Nous regrouper (faire preuve de solidarité, valeur dont l’idéologie de la bienveillance offre un modèle imparfait) est un bon point de départ, mais cela ne suffit pas. »

Dans son essai L’élite cannibale : comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires, le philosophe américain Olúfẹ́mi O. Táíwò propose une analyse de l’intersection qu’il fait coïncider entre la dynamique de pouvoir et les revendications politiques identitaires. Partant du postulat que les élites ont capturé les luttes minoritaires et identitaires, le professeur associé à l’université de Georgetown examine comment les détenteurs de pouvoir politique, économique et institutionnel instrumentalisent les mouvements basés sur l’identité pour asseoir leur propre agenda. Il se base ainsi sur des exemples historiques et contemporains en vue de démonter la manipulation des marqueurs identitaires tels que la race, le sexe et l’origine ethnique avec ce dessein précis : maintenir et consolider la domination des détenteurs de pouvoir qui ne comptent clairement pas le transmettre ou le perdre au profit d’autres catégories sociales.

Táíwò explicite les rouages et tactiques de ceux qui sont en position de pouvoir et qui exploitent les récits identitaires pour servir leur propre agenda, faisant quelquefois fi de la justice sociale et de la gouvernance démocratique. L’une des forces du livre réside dans la capacité de l’auteur à décortiquer ces phénomènes complexes, à explorer les stratégies employées pour conserver le pouvoir au sein des élites, qu’elles soient blanches ou provenant d’autres cultures, mais ayant assimilé la dynamique et les codes des castes privilégiées. Avec une grille de lecture marxiste, il met en lumière les dynamiques nuancées de cet enjeu. Il accuse au passage ces élites de détourner « les ressources et des institutions potentiellement utiles au plus grand nombre en les mettant au profit de ses propres intérêts et de ses propres objectifs ».

Issu de la diaspora nigériane marquée par le génocide, Táíwò se dit particulièrement meurtri par ce vécu et aborde ainsi la question du traumatisme par le prisme de l’expérience personnelle et communautaire, en y ajoutant une lecture post-coloniale : « J’ai grandi aux États-Unis, pays structuré par le colonialisme de peuplement, l’esclavage racial et leurs séquelles – et donc chargé d’une histoire qui regorge de traumatismes collectifs. » On comprend donc clairement « d’où parle » l’auteur, son substrat culturel et l’idéologie anglo-saxonne qui le façonnent et qui ne sont pas forcément partagés en Europe, même si l’influence contemporaine est indéniable.

Pourquoi lire ce livre ? Car il remet en question les perspectives conventionnelles sur le pouvoir et l’identité. À lire et à entendre les propos de certains groupes ou personnalités à propos du wokisme ou autres concepts similaires, on comprend l’intérêt d’appréhender ici un contre-discours. En guise de réponse à cette dynamique, le livre souligne l’importance de l’action collective qui permet de remettre en question les structures de pouvoir enracinées, ce qui n’est pas neuf, mais a le mérite d’être rappelé à l’heure du repli individualiste qui traverse nos sociétés. « Nous ne pourrons ni planifier ni construire un monde meilleur sans cultiver collectivement diverses formes de discipline morale et émotionnelle », ajoute le philosophe qui se montre cependant circonspect face à la capacité de l’être humain à éviter la puissance destructrice de la souffrance et très critique face à une forme de bienveillance qui permet de se donner bonne conscience. « Ce dont je suis le plus profondément convaincu à propos de l’idéologie de la bienveillance, c’est qu’elle attend du traumatisme quelque chose qu’il ne peut pas offrir. Elle demande à la personne traumatisée de porter à elle seule des fardeaux qu’il nous faudrait assumer collectivement, de les hisser sur un piédestal afin de se cacher en dessous. » Ce constat, proclamé à la fin de l’essai, pourrait selon nous s’accompagner de solutions concrètes puisque l’auteur appelle aussi à transformer le monde. Il n’est pas le seul à préconiser cette nécessité, mais la question des moyens et de leur effectivité reste souvent plus floue, ici comme ailleurs.

Olúfẹ́mi O. Táíwò, L’élite cannibale, Comment les puissants se sont approprié les luttes identitaires (et tout le reste), Montréal, Lux, coll. « Futur proche », 2023, 168 pages.

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