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Les cartoonistes,
baromètres de nos démocraties

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 27 novembre 2023

Il ne fallait pas forcément un anniversaire tel que les 75 ans de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) pour organiser un événement consacré à la liberté d’expression – l’actualité est là pour nous rappeler chaque jour son importance –, mais disons que cela tombe plutôt bien ! Pour l’occasion, une centaine de caricatures de cartoonistes provenant des quatre coins de la planète sont exposées à la Cité Miroir, interrogeant notre regard sur l’état des droits humains.

Photo © NattaPort/Shutterstock

Si la situation et la gouvernance de pays où la démocratie relève aujourd’hui davantage du concept que du vécu permettent de comprendre la fragilité des droits fondamentaux au quotidien, notre pays peut également être épinglé à ce sujet. C’est le constat qui réunit d’emblée les dessinateurs du collectif Cartooning for Peace, exposés à Liège, à la Cité Miroir. « Les cartoonistes sont en quelque sorte un baromètre de la démocratie », estime Kak, président de l’association Cartooning for Peace. « Les droits universels, je crois qu’ils sont de moins en moins universels. Ces droits ne sont pas acquis définitivement et s’ils ne le sont pas pour les autres, nous pouvons craindre qu’ils ne le soient pas non plus pour nous. »

Quand ça glisse...

À voir

« Enjeux humains »

Exposition > 28.01.24

À la Cité Miroir (Liège)

Infos

Parmi les pays où les droits fondamentaux sont malmenés, l’on compte la Tunisie. Les lignes ont certes bougé depuis la période des « printemps arabes », mais pas toujours dans le bon sens… Le 13 janvier 2011, l’ancien président tunisien Ben Ali énonçait un discours fort attendu, promettant entre autres la liberté d’expression. « Une lueur d’espoir de changement. Ou pas… Je n’y croyais pas ! » lance d’emblée Willis from Tunis. Willis, c’est son chat, mascotte favorite de la cartooniste Nadia Khiari qui commence alors à diffuser ses dessins à l’humour grinçant sur les réseaux sociaux. » J’ai vécu dans cette dictature durant 23 ans et avant, ce n’était pas mieux, j’ai donc toujours vécu avec cette absence de liberté d’expression, avec une censure omniprésente. Quand j’ai publié mes premières caricatures, c’était sous couvert de l’anonymat, avec ce vieux réflexe basé sur la peur d’être attrapée. Et une fois que j’ai vu que je ne risquais rien, c’était merveilleux ! De janvier à octobre 2011, c’étaient les plus beaux mois de ce que l’on a appelé la révolution, c’était comme une parenthèse enchantée durant laquelle on avait le droit de dire ce que l’on voulait. Tous les Tunisiens, pas seulement les artistes et les journalistes, s’exprimaient librement, dans la rue, à la terrasse des cafés, c’était vraiment merveilleux. Ensuite, il y a eu les élections, l’arrivée au pouvoir des islamistes et là, ça a été un peu la gueule de bois quand même. »

Depuis lors, la situation ne s’est pas améliorée, tant s’en faut. Et depuis l’accession au pouvoir de l’austère Kaïs Saïed, le Parlement a été dissous, le pouvoir exécutif est monté en force et permet au président de gouverner par décrets-lois non susceptibles de recours. L’un d’entre eux ayant par exemple été promulgué contre la diffusion de « fausses informations » avec une peine de prison de dix ans à la clé. Sans grande surprise, celui-ci est surtout employé contre les journalistes et les opposants. Dernièrement, les dessinateurs de presse ont aussi commencé à être inquiétés, ce qui constitue un mauvais signal. « C’est assez compliqué actuellement. Un de mes collègues, Toufik Amran, a reçu des plaintes pour des dessins qui tournaient en dérision le chef du gouvernement qui a beaucoup de mal à s’exprimer. Il a cette épée de Damoclès qui pèse au-dessus de sa tête. Comme nous tous en fait. Moi-même je me demande quand ce sera mon tour. Ce sont des techniques pour faire peur, faire pression… Jusqu’à présent, il n’y avait pas d’attaques directes, donc c’est un très mauvais signe. Si un pouvoir a peur d’un dessinateur de presse, c’est que cela va mal ! » avance Willis from Tunis.

© Willis from Tunis

Résister à la déliquescence des droits

Dès lors, comment résister ? « La meilleure manière de conserver cette liberté d’expression, c’est de l’appliquer, que tous en fasse usage, pas seulement les dessinateurs. Dernièrement, les deux avocates qui défendent les prisonniers politiques ont également reçu des menaces. L’étau se resserre tous les jours de plus en plus. Si la solidarité est présente, la mobilisation l’est moins qu’avant, ça, c’est clair. Beaucoup de Tunisiens ont fui le pays, nous sommes aussi assez isolés. Mais je garde toujours espoir, sinon, j’arrêterais tout. Près de 50 % de la population a moins de 30 ans, donc c’est un pays jeune et beaucoup sont motivés, ont envie de faire plein de choses, ils sont bien formés, sont brillants, mais le problème c’est que nous avons une administration très lourde, beaucoup de paperasse à remplir pour le moindre projet. Les fonctionnaires sont là davantage pour nous écraser et nous empêcher d’avancer car beaucoup sont corrompus, ils attendent leurs bakchichs et pour obtenir un papier basique il faut “rincer”, c’est malheureusement une réalité. Donc beaucoup sont freinés dans leur élan, ils sont désenchantés mais cela ne les empêche pas de s’accrocher. On s’accroche tous comme on peut. »

Droits en danger : ici aussi !

Selon Philippe Hensmans, ex-directeur d’Amnesty International, association partenaire de l’exposition, il est essentiel de sans cesse rappeler l’importance du respect des droits humains. Partout. « Parmi les personnes pour lesquelles Amnesty doit intervenir, il y en a un certain nombre qui travaillent pour des médias. Et ce ne sont pas que des grands classiques comme l’Iran, mais également des personnes issues des pays proches qui sont en train de sombrer. C’est pour cela qu’il faut sans cesse se remettre à l’ouvrage, revenir à la base de ce qui est nécessaire pour construire une démocratie. »

Et Plantu, également présent à l’exposition, d’ajouter : « Il faut toujours le rappeler en effet et cette expo c’est l’occasion de le faire. Avec cet anniversaire de 75 ans de la DUDH, il y a aussi ce projet d’ajouter deux alinéas de nouveaux droits : pour l’écologie et le numérique, avec ses côtés un peu inquiétants. J’ajouterais à titre personnel une critique du capitalisme car toutes ces dérives que l’on observe et qui se traduisent par une atteinte aux droits humains trouvent quelquefois leur responsabilité dans le capitalisme. Je ne suis pas du genre révolutionnaire qui exige de faire table rase, mais nous devons nous poser des questions sur la manière de gérer notre travail, le travail des médias, le rôle du marketing qui passe parfois au-dessus de la ligne éditoriale des journaux. »

© Plantu

Le pouvoir des cartoons

Les dessins ont-ils le pouvoir de faire passer des messages sérieux autrement ? Tous les caricaturistes présents dans l’exposition le pensent. Chacun.e avec leur méthode. « Un dessinateur peut avoir son indépendance d’esprit parce qu’il n’est pas pris au sérieux, même s’il peut aussi être inquiété. Un dessinateur est au courant de ce que cela signifie une ligne rouge et il peut décider de la dépasser », explique Plantu.

Le juste curseur entre liberté d’expression, risques de l’exercer, blasphème et autres questions éthiques relèvent de la conscience et du style de chacun.e. Et quand on est une femme cartooniste, c’est certainement encore plus ardu. « Quand je vois que des droits sont bafoués, je reviens aux fondamentaux. Je parle beaucoup des droits des femmes, j’essaye de le faire avec humour, en tournant en dérision ou en déconstruisant les discours idiots. Il faut montrer combien les discours machistes sont absurdes, ridicules. L’humour est un bon moyen de faire passer les choses. Rire de ses peurs, c’est aussi les surmonter et le message passe mieux », constate Nadia Khiari alias Willis.

Plus près de chez nous, Kroll est également alerte face aux droits fondamentaux attaqués et notamment ceux des femmes, souvent premières victimes collatérales de la déliquescence de l’État de droit. Et pour cela, il estime qu’il ne faut pas forcément regarder au-delà de la Méditerranée : « En réalité, il y a cette même pente glissante un peu partout. Chez nous, on observe une violence, notamment envers les femmes et encore davantage sur les réseaux sociaux. »

« Les femmes, poursuit-il, éprouvent beaucoup de difficultés à s’exprimer sur les réseaux sans se faire insulter par des gens cachés, qui sont des hommes pour la plupart. Cela signifie qu’il y a ici aussi des gens extrêmement dangereux par rapport aux droits des femmes. Dans des pays comme l’Iran ou la Tunisie, comme cela n’a jamais été très progressiste en la matière, forcément, quand on voit reculer ces droits, c’est un drame complet pour les femmes. »

© Kroll

Plantu nous met aussi en garde contre le silence assourdissant des pantoufles, entendez par là l’immobilisme face aux droits bafoués avec une formule imagée : « Il y a une métaphore que l’on fait souvent : ils sont venus dans ma rue, ils ont pris le coiffeur. Moi, je n’ai pas bougé, je ne suis pas coiffeur. Ils sont venus dans ma rue, ils ont pris le charcutier. Moi, je n’ai pas bougé, je ne suis pas charcutier. Et puis ils sont venus me chercher et il n’y avait plus personne dans ma rue. Il faut être vigilant ! » assène celui qui ne se déplace plus sans une forte protection rapprochée vu les menaces qui pèsent sur sa vie. Et en effet, il ne vit pas de l’autre côté de la Méditerranée.

Enjeux humains : le dessin de presse pour réenchanter la DUDH

Libres, ensemble · 2 décembre 2023

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