Les cultureux

Accueil - Les cultureux - Culture russe : le bon grain et l’ivraie

Culture russe :
le bon grain et l’ivraie

Christophe Bourdoiseau · Journaliste

Mise en ligne le 29 septembre 2023

En Belgique, la Monnaie et le Théâtre national ont dû justifier leur choix de ne pas exclure les artistes russes de leur programmation au début de la guerre. Tiraillés entre leur amour de la culture russe et leur solidarité intangible envers les Ukrainiens, les Allemands n’ont jamais voulu prendre des décisions de principe sur le boycott des artistes russes. Les vecteurs germaniques de la culture refusent le rejet de l’art russe et appellent à plus de pondération.

Photo © NattaPort/Shutterstock

« Nous avons mené un débat intense au sein de nos institutions culturelles tout en évitant de tirer des sanctions trop hâtives sans considération avec la réalité. Cela dit, nous gardons une position sans ambiguïté vis-à-vis de Moscou. Les institutions culturelles doivent réexaminer toutes les coopérations existant avec les institutions publiques russes et, le cas échéant, y renoncer », résume Carsten Brosda, le président de la Fédération des théâtres et des orchestres allemands (Deutscher Bühnenverein) et ministre de la Culture de Hambourg.

Au début de la guerre, par solidarité avec l’Ukraine, sans doute aussi par désarroi et par suivisme, de nombreux organisateurs de spectacles allemands ont supprimé sans discernement les artistes russes de leur programme. À l’époque, la secrétaire d’État à la Culture, Claudia Roth, s’est immédiatement opposée à ce boycott de principe. « C’est vrai, il existe une grande incertitude quant à la manière d’aborder la culture russe », a-t-elle reconnu. Mais le boycott généralisé est une erreur pour elle, car cela toucherait justement des auteurs qui ne font pas partie de la propagande de Moscou. « Je refuse que Poutine me subtilise Tchekhov », résume-t-elle.

Boycotter la culture russe sans discernement, c’est renoncer à de grands auteurs comme Tchekhov. Une acte insensé selon la secrétaire d’État à la culture allemande Claudia Roth.

© Yanel_art/Shutterstock

Dissocier l’œuvre de l’agresseur

« Aimer la langue russe ne fait pas de vous un ami de Poutine. Pourquoi devrait-on la boycotter ? La moitié de l’Ukraine parle russe », ajoute l’écrivain d’origine russe Vladimir Kaminer, sorte de porte-parole médiatique des artistes russes en Allemagne. Pour Carsten Brosda, il faut absolument annuler tous les événements financés par Moscou. « D’un côté, nous devrions boycotter les événements qui font partie intégrante de la propagande. D’un autre côté, nous ne devons pas nous détourner des artistes russes simplement parce qu’ils sont russes. Nous devons absolument faire une distinction et éviter un jugement sans discernement. Ce serait une violation du principe de la liberté artistique », dit-il.

Tous les Russes qui soutiennent officiellement l’invasion de l’Ukraine ont été définitivement bannis des salles en Allemagne, comme le chef d’orchestre Valery Gergiev, démis de ses fonctions à l’Orchestre philharmonique de Munich en mars 2022 pour avoir refusé – après un ultimatum de la direction – de critiquer Vladimir Poutine. « Il n’a pas pris clairement ses distances avec cette guerre d’agression brutale contre l’Ukraine et en particulier contre notre ville jumelle, Kiev », a justifié à l’époque Dieter Reiter, le maire. Cette décision a d’ailleurs été jugée tardive : en 2014, Valery Gergiev avait déjà approuvé l’annexion de la Crimée en revendiquant officiellement son soutien à la politique expansionniste de Moscou.

Un silence gênant

La situation n’est pourtant pas toujours aussi limpide qu’on le souhaiterait. Comment connaître la position d’un artiste, notamment lorsqu’il se réfugie dans le silence ? « Il n’est pas concevable pour moi d’auditionner chacun d’entre eux avant un engagement afin de connaître leur position sur l’Ukraine », insiste Carsten Brosda.

Les établissements culturels se voient obligés de justifier leur choix, comme par exemple le maintien de Teodor Currentzis à la tête de l’orchestre public de la SWR (télévision publique régionale Südwestrundfunk) alors qu’il n’a jamais pris officiellement position contre Poutine. La SWR a dû réagir à la lettre ouverte du compositeur munichois Moritz Eggert, qui exigeait que Teodor Currentzis rompe le silence. « C’est vrai, il serait plus simple qu’il se prononce publiquement contre cette guerre », a concédé Matthias Claudi, le directeur de la communication de la SWR. « Mais la SWR ne l’a jamais exigé de lui. On connaît aussi les conséquences en Russie pour Currentzis », ajoute-t-il. Pour la Philharmonie de Cologne, le mutisme de Teodor Currentzis n’est plus tenable.

La direction avait déjà annulé le concert prévu en janvier 2023. « Plus de six mois après le début de la guerre, sa position sur la situation politique devrait être reconnaissable », avait justifié le directeur de la Philharmonie Louwrens Langevoort. Les activités et le financement de son orchestre privé (MusicAeterna) ont par ailleurs renforcé les soupçons de connivence avec le régime russe. Basé à Saint-Pétersbourg, il reçoit des subsides de la grande banque semi-publique russe VTB. Après plusieurs mois de controverses, la SWR a finalement annoncé que le contrat du chef d’orchestre ne sera pas prolongé en 2024, ce qui a été interprété comme un recul de la direction face aux pressions politiques.

L’orchestre de la télévision publique régionale Südwestrundfunk a longtemps tergiversé au sujet du chef Teodor Currentzis qui n’a jamais pris position contre Vladimir Poutine.

© SWR/Alexander Kluge

« Pas de demi-mesure ! »

Pour Kirill Serebrennikov, il ne peut pas y avoir de demi-mesure vis-à-vis de Moscou. « Vous pouvez choisir d’être Leni Riefenstahl (cinéaste propagandiste de Hitler, NDLA) ou Marlene Dietrich (comédienne antinazie partie aux États-Unis en exil, NDLA) », résumait le metteur en scène russe installé à Berlin dans une interview à l’Agence France Presse.

La pression des artistes ukrainiens, qui refusent de partager la moindre scène avec des Russes, brouille également la politique pondérée des Allemands. « De ce fait, les Allemands ont tendance à se tenir à l’écart du débat autant que possible », remarque Vladimir Kaminer. Le ministre ukrainien de la Culture, Oleksandr Tkachenko, a réclamé à son homologue allemand plus de détermination en l’appelant à « mettre la culture russe en quarantaine » pendant la durée de la guerre. « Tchaïkovski fait partie des cinq principaux produits de la propagande d’exportation poutinienne. » « Les médias russes ont été interdits. Pourquoi pas la culture ? », dit-il. « Ce n’est pas Tchaïkovski qui bombarde les villes […] Boycotter la culture, c’est poursuivre la guerre », rétorque Kirill Serebrennikov. « Les Ukrainiens essayent de présenter la culture russe comme impérialiste », ajoute Vladimir Kaminer, qui poursuit : « Présenter Tolstoï comme un ennemi ? L’équation est trop simple. »

Des retours pas toujours bien vus

« Nous constatons une renaissance de la culture russe en Allemagne », a déploré Oleksandr Tkachenko en voyant réapparaître certains artistes dans les grandes salles de spectacles. Après avoir été écartée en 2022 pour ne pas avoir suffisamment pris de distance avec le régime de Poutine, la soprano russo-autrichienne Anna Netrebko a été reprogrammée au Staatsoper, l’Opéra le plus prestigieux de Berlin, pour chanter Macbeth à partir de septembre. « Je pense qu’il faut aussi donner cette chance à cette artiste. Il serait fatal, notamment à ce niveau culturel, de tout mettre dans le même panier », s’est justifié le directeur, Matthias Schulz. « Celui qui invite Anna Netrebko soutient l’invasion guerrière russe », rétorque le ministre ukrainien de la Culture.

Après avoir été écartée en 2022 pour son manque de distance avec le régime de Poutine, la soprano russo-autrichienne Anna Netrebko a été reprogrammée au Staatsoper de Berlin.

© Isogood Patrock/Shutterstock

Le meilleur exemple de la désorientation des Allemands a été la remise du prix littéraire Erich-Maria-Remarque de la ville d’Osnabrück à Ljudmila Ulitzkaja, une écrivaine critique envers Poutine (ses livres sont interdits en Russie) en exil à Berlin. Les jurés avaient choisi d’attribuer parallèlement le prix spécial à l’Ukrainien Sergiy Maidukov pour encourager la réconciliation. Mais il a refusé de monter sur la même estrade que la Russe.

Cette façon de procéder fut immédiatement interprétée comme une tentative naïve de rapprochement entre les deux peuples. Sergiy Maidukov a expliqué qu’il était inconcevable qu’un Ukrainien s’affiche actuellement à côté d’une Russe. « Comme je me soucie de mon état psychique, j’évite de mettre mes sentiments à l’épreuve », a-t-il déclaré.

Pour les Allemands, ce débat rappelle la position des milliers d’artistes germanophones qui avaient fui le régime nazi pour trouver refuge à l’étranger. Le plus connu d’entre eux était Thomas Mann. Il a décrit depuis son exil dans les années 1930 et 1940 comment l’Allemagne a glissé vers la barbarie. « Mais le fait qu’il parlait l’allemand le plaçait dans la même situation que les écrivains russes aujourd’hui. Il utilisait la langue de l’agresseur pour s’opposer à la barbarie », explique Carsten Brosda.

Dans le journal quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung, l’écrivain russo-suisse Mikhaïl Chichkine a recommandé la lecture des lettres de Thomas Mann en exil, dans lesquelles il explique son amour de la culture allemande face aux horreurs du nazisme. « Désormais, nous aussi, les Russes, devons relire notre littérature à travers le prisme de la guerre d’Ukraine », écrit Chichkine avant d’ajouter : « Oui, on y perçoit aussi les relents impérialistes de nos grands romans ».

Partager cette page sur :