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Pologne :
les écueils pour rétablir
l’État de droit

François Finck · Délégué « Europe & International » au CAL/COM

Mise en ligne le 19 janvier 2024

La victoire de la coalition démocratique aux élections législatives du 15 octobre a montré que le populisme autoritaire peut être stoppé. C’est un signal fort pour l’Europe, même si le nouveau gouvernement polonais se heurte à de nombreux obstacles suite à l’accaparement des institutions par le précédent régime illibéral. Analyse de ces premières semaines du gouvernement de Donald Tusk, entre réformes et obstacles.

Photo © DarSzach/Shutterstock

Le 15 octobre 2023, la coalition d’opposition a remporté les élections législatives polonaises, mettant fin à huit ans de pouvoir du parti Droit et Justice (PiS), la droite ultra-conservatrice et nationaliste. Pendant son règne, ce parti avait mis en place un régime de plus en plus autoritaire, au point que l’élection de 2015 était vue comme celle de la dernière chance pour la démocratie polonaise, la dernière gagnable par l’opposition. Si le scrutin était libre, les conditions de la campagne n’étaient pas équitables, avec des médias publics faisant outrancièrement campagne pour le PiS.

La victoire électorale de la coalition démocratique, suivie par l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement le 13 décembre 2023, ne règle cependant pas tous les problèmes. Au temps de son hégémonie, le PiS a tenté d’enraciner son pouvoir de diverses manières. Ses dirigeants ne pensaient d’ailleurs pas pouvoir perdre cette élection et ils ont tenté de retarder la formation du nouveau gouvernement autant que possible.

Le parcours vers une restauration de l’État de droit est semé d’écueils. Au cours de ses huit ans de pouvoir, le PiS a notamment pris le contrôle du Tribunal constitutionnel en violation de la Constitution, transformant cette juridiction indépendante en un organe contrôlé par des fidèles ; politisé le Ministère public, dirigé par le ministre de la Justice extrémiste Zbigniew Ziobro ; multiplié les mesures visant à mettre fin à l’indépendance de la justice ; transformé les médias publics en organes de propagande ; accaparé les ressources des entreprises publiques et utilisé le budget de l’État pour financer des organisations de droite, nationalistes ou fondamentalistes.

La réparation des dégâts causés à la démocratie pendant le « règne » de Jaroslaw Kaczynski, leader du parti Droit et Justice, prendra du temps.

© Praszkiewicz/Shutterstock

La création de l’« État-PiS » a permis au gouvernement de Droit et Justice de mettre en œuvre son programme nationaliste et réactionnaire. Le ministère de l’Éducation combattait les cours d’éducation sexuelle, et imposait des manuels scolaires au contenu ultra-conservateur ; le Tribunal constitutionnel a notamment été l’outil choisi par les autorités pour quasiment interdire l’avortement, répondant à une revendication de l’Église catholique, fidèle alliée du PiS, qui a aussi rendu la pilule du lendemain disponible uniquement sur ordonnance, encouragé des déclarations homophobes… Tout cela présente de nombreuses difficultés et des dilemmes politiques à la nouvelle coalition gouvernementale.

Des obstacles politiques

Tout d’abord, la nécessaire réforme de l’État se heurte à des obstacles politiques, notamment du fait que le président de la République, Andrzej Duda, est un allié du PiS. Il est généralement considéré comme un fidèle du chef du parti, Jarosław Kaczynski, même s’il a parfois su faire preuve d’une certaine autonomie.

La Constitution lui donne un droit de veto sur les lois adoptées par le Parlement, qui peut être renversé par un vote aux 3/5e. La coalition ne disposant pas d’une telle majorité, en principe, le président Duda pourrait complètement bloquer le travail. Dans un premier temps, il avait déclaré être prêt à travailler loyalement avec le nouveau gouvernement, mais les relations sont vite devenues conflictuelles dès que la coalition a pris des mesures concrètes pour démanteler l’« État-PiS ».

La perspective du veto présidentiel a conduit le nouveau gouvernement à commettre ce qui a été décrit comme sa première faute politique par certains commentateurs, tandis que d’autres considèrent qu’il n’avait guère le choix. Le dilemme peut être résumé ainsi : légalité ou efficacité ? Faut-il être strictement légaliste, au risque d’être peu efficace, voire incapable de réformer les institutions encore contrôlées par le PiS, ou prendre des mesures rapides et effectives, mais à la limite de l’illégalité ? Peut-on utiliser des mesures autoritaires pour démanteler l’héritage d’un régime qui a lui-même abusé de ces mesures ?

Rétablir le pluralisme des médias publics

Parmi les premières mesures concrètes appliquées : le rétablissement du pluralisme dans les médias publics. Les médias publics avaient été transformés par le PiS en des organes contrôlés par le parti, diffusant une propagande grossière à la rhétorique brutale et complotiste, avec de nombreuses attaques ad hominem contre les politiciens d’opposition, en particulier contre Donald Tusk.

Pour prendre le contrôle des médias publics, le PiS avait ignoré le Conseil national de la radiophonie et de la télévision (ci-après désigné par son acronyme polonais, KRRiT), organe dont la composition et les compétences sont prévues par la Constitution, qui y prévoit notamment une représentation des principales forces politiques. Afin d’y régner sans partage, le PiS avait créé en 2016 un Conseil des médias nationaux (RMN) chargé de nommer les dirigeants des médias publics, marginalisant le KRRiT, une grave et évidente violation des équilibres et garanties constitutionnelles.

À la botte de la droite ultra-conservatrice et nationaliste, la chaîne publique polonaise a perdu son indépendance et sa crédibilité.

© Longfin Media/Shutterstock

Le nouveau gouvernement a fait face à un dilemme : supprimer le RMN, par une loi, qui pourrait être bloquée par le président ? Cela pourrait prendre beaucoup de temps et faillir à l’objectif de rétablir des médias publics pluralistes. La décision a été prise d’aller vite, quitte à utiliser des méthodes expéditives, comme le PiS l’avait fait, bien que dans un but opposé. Le nouveau gouvernement a directement licencié la direction pro-PiS des médias, puis prononcé la liquidation des sociétés gérant les médias publics. Cette méthode a provoqué des recours en justice et à une forte résistance des milieux pro-PiS, au nom de la défense du pluralisme et de la légalité, dans une tentative de renverser les rôles…

Des blocages juridiques

Autre obstacle de taille pour la coalition : le tribunal constitutionnel (TK) est devenu un simple organe du PiS. En effet, même si le président n’oppose pas son veto à une loi, celle-ci peut être attaquée par des députés de l’actuelle opposition devant le TK, qui ne manquerait pas de suivre leurs demandes. Là aussi, une possibilité de blocage total existe.

Relevons que la composition du TK lui-même est en violation de la Constitution, et ne remplit plus les conditions d’un « tribunal indépendant », selon la Cour européenne des droits de l’Homme ! La situation est juridiquement très complexe, et annonce de nouvelles épreuves de force entre la nouvelle majorité et les institutions dominées par les tenants du régime illibéral.

Vers une libéralisation de l’accès à l’avortement ?

Le TK jouait un rôle essentiel dans l’État-PiS, car il lui permettait de contourner des oppositions politiques en parant des décisions radicales de l’autorité de la justice constitutionnelle. En octobre 2020, le TK a interdit l’avortement dans quasiment tous les cas. Des manifestations spontanées de centaines de milliers de personnes, à travers tout le pays, avaient suivi cette décision, ainsi qu’une baisse du PiS dans les sondages. L’indignation d’une partie des citoyens, surtout les jeunes et les femmes, s’est aussi traduite par une hausse de la participation électorale qui a joué un rôle dans la victoire de la coalition. Les attentes envers elle sont très fortes.

La majorité parlementaire et le gouvernement actuels sont composés d’une coalition de trois partis. La Gauche (26 sièges) a déposé une proposition de loi légalisant l’accès à l’avortement sur demande jusqu’à la douzième semaine, ce qui figure également au programme de la Coalition citoyenne (KO, 157 sièges, parti dominant la coalition gouvernementale). Le Premier ministre, Donald Tusk (KO), a déclaré le 12 janvier que son groupe parlementaire allait déposer une proposition de loi en ce sens. Cependant, l’adoption de cette loi n’est pas acquise.

En effet, le troisième partenaire de la coalition, Troisième Voie (une alliance de deux petits partis de centre-droit, 65 sièges) a annoncé qu’il ne soutiendrait pas cette initiative. Ils sont partisans du retour à la loi d’avant le jugement du TK, donc l’avortement seulement admis dans trois cas, ou d’un référendum. Et même si une majorité pouvait se dégager au Parlement grâce à des ralliements individuels de députés ou une évolution de la position de Troisième Voie, la loi se heurterait au risque de veto présidentiel, ou de blocage par le tribunal constitutionnel.

Face à ces difficultés, le Premier ministre a déclaré que « si l’adoption d’une loi n’est pas possible parce que nous n’obtenons pas la majorité des voix, nous chercherons des moyens de mettre en œuvre des règlements, des décisions administratives, la persuasion et certaines politiques menées par le ministère de la Santé » pour rendre l’avortement plus accessible.

L’interdiction de l’avortement a provoqué le soulèvement des femmes polonaises. Malgré la volonté de Donald Tusk de leur rendre ce droit, les obstacles sont nombreux.

© Trybex/shutterstock

Une opposition frontale

Cette question éthique résume les écueils auxquels est confronté le gouvernement de la coalition démocratique. Le « bétonnage » institutionnel du PiS, en violation flagrante de la Constitution, rend très difficile le rétablissement du fonctionnement normal des institutions, et est susceptible de paralyser l’action de la majorité.

Parallèlement, le PiS mène une opposition frontale contre le nouveau gouvernement. Ses dirigeants tentent de mobiliser leur base en usant et abusant de leur rhétorique nationaliste et complotiste, décrivant le gouvernement de Tusk comme une « autorité extérieure », anti-polonaise, à la solde de l’Allemagne. Sans se rendre compte de l’ironie, Jarosław Kaczynski dénonce les « illégalités » et « violations de la Constitution » auxquelles se livrerait le nouveau gouvernement, et même la « destruction de l’État de droit » ! Il ne s’agirait rien de moins que de sauver la démocratie, voire l’existence même de l’État polonais…

Les dirigeants du PiS ont bondi sur le cas de la levée de l’immunité et de l’arrestation deux députés du parti, MM. Kamiński et Wąsik, légalement condamnés pour des faits d’abus de pouvoir alors qu’ils étaient responsables des services secrets dans le gouvernement de droite/extrême-droite entre 2005 et 2007, pour dénoncer l’« autoritarisme » du nouveau gouvernement, et la persécution supposée des « patriotes ». Cette affaire est aussi un imbroglio juridique, car les deux hommes avaient été graciés par le président Duda, avant même le jugement final. La grâce a donc été considérée comme invalide par le gouvernement actuel.

En attendant la présidentielle

Beaucoup de choses dépendent du président Duda, au comportement parfois imprévisible. Il existe un consensus entre le gouvernement et lui sur la question de l’assistance à l’Ukraine et des questions de sécurité nationale. Cependant, sur toutes les questions de politique interne, il semble qu’il ait fait le choix d’une opposition systématique, malgré une certaine ouverture initiale.

Donald Tusk a récemment déclaré : « Mesdames et Messieurs, nous n’en avons plus que pour un peu plus d’un an », évoquant la fin prochaine du mandat du président Duda, qui ne peut plus se représenter. Une victoire d’un candidat de la coalition démocratique en juin 2025 permettrait de débloquer la situation. En attendant, le gouvernement est prêt à contourner un blocage systématique par des ordonnances ou par d’autres mesures provisoires.

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