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La désoccidentalisation
au cœur des relations internationales

Didier Billion · Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)

Mise en ligne le 28 novembre 2023

Le terme de « désoccidentalisation » apparaît désormais de plus en plus fréquemment dans les débats relatifs aux relations internationales. Il est en réalité polysémique et mérite d’être à la fois précisé et replacé dans ses évolutions.

Illustrations : Julien Kremer

On peut considérer que la première manifestation de la désoccidentalisation est la révolution soviétique de 1917 en ce qu’elle manifeste le choix de rompre avec la domination impérialiste et le mode de production capitaliste incarnés par les puissances occidentales. En témoignent la création de l’Internationale communiste en mars 1919 et l’attachement constant apporté – du moins jusqu’au virage du « socialisme dans un seul pays » imposé en 1925 par Staline – au soutien des peuples des colonies dans leurs luttes émancipatrices, se concrétisant notamment par l’organisation du Congrès des peuples d’Orient en 1920.

Un processus politique s’inscrivant dans la durée

C’est néanmoins après la Seconde Guerre mondiale que les processus de décolonisation vont véritablement connaître leur plein développement et qu’intervient un nouveau moment de désoccidentalisation. Dans ce contexte est organisée la Conférence de Bandoeng en avril 1955, qui réunit vingt-neuf pays asiatiques, moyen-orientaux et africains représentant plus de la moitié de l’humanité, mais moins de 10 % de ses richesses. S’y retrouvent notamment Gamal Abdel Nasser pour l’Égypte, Jawaharlal Nehru pour l’Inde, Zhou Enlai pour la République populaire de Chine et Soekarno pour l’Indonésie, qui accueille la conférence. Les pays asiatiques sont les plus nombreux, parce que c’est sur leur continent que le mouvement de décolonisation a été le plus puissant au lendemain de 1945.

Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde, Paris, Agone, 2023, 168 pages.

La Conférence de Bandoeng incarne l’émergence du tiers-monde – expression inventée par le démographe français Alfred Sauvy en 1952 – sur la scène internationale ainsi que la tentative des bourgeoisies nationales des États concernés d’imposer aux puissances dominantes l’abandon du système colonial et la reconnaissance de leur accession au pouvoir dans le cadre d’États indépendants susceptibles de s’affirmer politiquement, notamment au sein de l’Organisation des Nations unies. Les puissances impérialistes sont alors, en ce milieu des années 1950, à la recherche de solutions qui ne remettent pas en cause la totalité de l’ordre qui s’est imposé à la fin de la Seconde Guerre mondiale lors des conférences organisées entre les vainqueurs et sont donc favorables à des formes de compromis avec les peuples cherchant à s’émanciper.

Cet impétueux mouvement va durablement modifier la carte géopolitique du monde néanmoins fondamentalement structuré à l’époque par l’affrontement bipolaire entre les États-Unis et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Tout au long de la guerre froide, puissances impérialistes et Union soviétique se défient par procuration dans de nombreux pays du Sud, mais chacun veillera à ce qu’aucun d’entre eux ne puisse structurellement perturber l’ordre issu de Yalta et de Potsdam.

Une nouvelle séquence plus favorable aux États du Sud

À son tour, la fin du duopole dominé par les États-Unis et l’URSS au moment de la chute du mur de Berlin, puis l’implosion de l’Union soviétique, rebat les cartes. Le moment de l’hyperpuissance états-unienne, selon le terme forgé par Hubert Védrine, sera de courte durée – une dizaine d’années au total –, et va déboucher sur une nouvelle séquence plus favorable aux pays du Sud. Ainsi, dès le début des années 2000, plusieurs phénomènes se conjuguent : déclin relatif de l’hégémonie et de la supériorité des États-Unis dans le monde, montée en puissance concomitante de la Chine et de l’Asie – vers laquelle bascule progressivement le centre de gravité de la géopolitique et de l’économie mondiales –, affirmation progressive des États du Sud engagés dans le cadre de la nouvelle phase de mondialisation intervenue entre les années 1990 et 2010, etc.

C’est dans ce contexte qu’une première diversification des alliances géopolitiques, notamment entre pays du Sud et sous l’influence de la montée en puissance chinoise, intervient pendant la période 2000-2015, la création des BRIC en 2009 (Brésil, Russie, Inde, Chine, rejoints en 2010 par l’Afrique du Sud pour devenir BRICS) en étant le symbole le plus marquant. Cependant, la crise financière internationale de 2007-2008, qui débute aux États-Unis, a déjà fait entrer la « globalisation » dans une nouvelle étape : celle de sa crise systémique. Les années 2010 ont ainsi vu s’installer de mauvaises performances conjoncturelles de l’économie internationale, une réduction durable du commerce mondial, un endettement exponentiel des États et des ménages, un accroissement des inégalités sociales et de toutes les formes de précarité à l’échelle planétaire.

Cette crise globale a été aggravée par la pandémie de la Covid-19 et ses multiples conséquences sanitaires, économiques, sociales et politiques, dans un monde où avant même le 24 février 2022 (déclenchement de l’agression russe en Ukraine), plus d’un milliard d’individus vivaient déjà dans des zones d’affrontements militaires, de guerres et de conflits localisés.

Un monde apolaire

La guerre en Ukraine constitue toutefois bel et bien une nouvelle étape de la configuration d’un monde désormais apolaire. En effet, elle accélère toutes les tendances à l’œuvre et en fait naître d’inédites. Elle confirme l’existence d’un système international en crise et ouvre, dans ce contexte, une séquence supplémentaire d’exacerbation des rivalités entre puissances et de montée des impérialismes locaux et régionaux, qui favorisent à leur tour le renforcement d’anciens – et le déploiement d’autres – partenariats sécuritaires et militaires dans le cadre d’un affrontement potentiel entre les États-Unis et la Chine. Ces évolutions favorisent en outre les dynamiques de remilitarisation du monde tandis que des menaces d’un type inconnu jusqu’alors s’ajoutent à celles déjà présentes, notamment les effets du changement climatique s’imposant désormais dans le monde entier.

C’est dans ce cadre général que le conflit ukrainien éclaire la nouvelle grille de lecture des relations internationales. Il est ainsi frappant d’observer que les sanctions contre la Russie décidées par les puissances occidentales ne sont guère appliquées par les pays du Sud. Ce constat confirme les formes de relations qui tendent aujourd’hui à structurer le champ des relations internationales. Désormais, les valeurs que les puissances occidentales continuent plus ou moins confusément de considérer comme universelles – démocratie libérale, rule of law (prééminence du droit ou État de droit), droits humains, liberté individuelle, initiative privée et économie de marché – ne parviennent plus à prédominer ni militairement, ni politiquement, ni culturellement à mesure que les pays occidentaux ont été les premiers à les dévoyer pour leurs intérêts, à les piétiner ou à chercher à les imposer par les armes depuis la fin de la guerre froide (Afghanistan, Irak, Libye, Soudan, etc.).

De nouvelles approches

Au-delà de leur diversité et de celle de leurs intérêts, les puissances du Sud s’affirment désormais sur la scène mondiale et bousculent les équilibres anciens. Elles remettent en cause la hiérarchie d’un ordre international encore dominé par les nations occidentales et refusent de prendre systématiquement fait et cause pour elles en s’alignant sur leurs positions dans de nombreux domaines (économie, commerce, négociations multilatérales, crises géopolitiques).

Dans certains pays, de nouvelles approches en matière de politique étrangère et d’alliances géopolitiques se dessinent : concept « multi-alignement » en Inde ou, pour les pays latino-américains, notion de « non-alignement actif ». On constate aussi que des États qui contestent l’hégémonie occidentale, comme l’Arabie saoudite, le Brésil ou la Turquie, s’affirment sur la scène internationale. L’ensemble de ces évolutions mondiales invite au demeurant l’Union européenne à repenser ses rapports avec le reste du monde – les États-Unis comme les pays du Sud – et à redéfinir ses intérêts propres.

La guerre en Ukraine confirmerait donc, au-delà de ses conséquences directement européennes, l’existence d’un processus en cours dit de « désoccidentalisation » du monde – c’est-à-dire d’érosion progressive de la suprématie et de l’influence des pays occidentaux – sur fond de montée des périls, au profit premier de la Chine. Pour ses promoteurs, ce concept inviterait à actualiser et revisiter les contours de la relation « The West vs the Rest ». C’est pourquoi il est nécessaire de réfléchir à cette notion de « désoccidentalisation » du monde et aux réalités qu’elle recouvre, de la débattre, d’en saisir les points d’appui, mais aussi les contradictions et les limites. Et partant, de mieux cerner ce qui constitue aujourd’hui les caractéristiques de l’évolution des relations et des rapports de force entre pays occidentaux et du Sud dans un monde où, si ces derniers peuvent se livrer une lutte inédite pour l’influence, aucun ne semble porter de projets de substitution à l’ordre international actuel en crise.

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