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Guerres hybrides :
un danger pour notre socle démocratique ?

Sönke Marahrens · Directeur « Stratégie et Défense » à Hybrid CoE

Avec la rédaction

Mise en ligne le 29 novembre 2023

La guerre est en train de changer de visage. Si des guerres conventionnelles de terrain continuent de sévir dans de nombreuses régions du monde, les guerres hybrides – un terme qui recouvre non seulement les cyberattaques mais aussi la menace de paralysie de systèmes stratégiques essentiels – introduisent une nouvelle dimension. Mais elles représentent aussi un danger pour les sociétés démocratiques, exposées au risque de polarisation et de déstabilisation sociale, de même que le danger de devenir des « guerres interminables ».

Illustrations : Julien Kremer

Depuis la première mention du terme « guerre hybride » par Frank Hoffman et James Mattis en 2005, dans le contexte des conflits modernes, l’emploi des termes « menaces et activités hybrides » reste sujet à controverse. D’aucuns rejettent purement et simplement les termes « guerre hybride/menaces hybrides », leur préférant ceux d’« activités/états de quasi-guerre », arguant que ces nouveaux termes désignent en fait quelque chose qui existe déjà. D’autres théoriciens de la guerre et praticiens tentent désespérément de parvenir à des définitions en appliquant – ou en extrapolant – des théories existantes sur la guerre ou en essayant d’appréhender le phénomène par la recherche empirique.

Sous l’angle des études sur la guerre, notamment celles de Carl von Clausewitz, officier général et théoricien militaire prussien, qui a défini la guerre comme « un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté »2, il convient de distinguer les actes de guerre, comme le conflit en Crimée, annexée en 2014 par la Russie, de la guerre telle qu’elle est définie en droit.

L’approche développée par Hanna Smith, du Centre européen d’excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, et ses collaborateurs dans The Landscape of Hybrid Threats: A Conceptual Model3 est à ce jour la plus holistique. Leur modèle « acteur-outil-domaine-activité-cible » permet d’identifier et de classifier des événements anormaux en cours et de discerner des menaces hybrides parmi des activités inhabituelles. Cette approche, fondée sur les études de conflits, décrit ainsi la guerre hybride comme le niveau d’activité le plus violent après l’ingérence, l’influence et l’opération.

Les défenseurs des deux approches, d’une part sous l’angle de la recherche sur la paix et les conflits et d’autre part sous celui des études sur la guerre, ne semblent tolérer aucune troisième approche : la guerre hybride est soit l’antithèse de la paix dans un monde basé sur des règles et sans la guerre, soit l’antithèse de la guerre dans un monde fondé sur des règles et qui interdit la guerre. D’un point de vue philosophique et sur la base de l’« antithèse de la thèse » d’Hegel, la guerre hybride pourrait ainsi être appréhendée comme la façon dont les sociétés (et la culture) occidentales ont défini le lien entre la paix et la guerre dans un monde fondé sur des règles.

Un phénomène qui rend les experts perplexes

Conformément à l’article 2 de la Charte des Nations unies, « l’Organisation est fondée sur le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres ». L’Occident a commis ici, par le truchement de l’OTAN, un « péché originel » en 1999, en intervenant au Kosovo pour éviter un génocide. Une décision extrêmement morale motivée par les événements de 1995 dans les Balkans et au Rwanda, qui a ensuite été érigée en principe, celui de la « responsabilité de protéger », lorsque la Russie a (ab)usé de son veto au Conseil de sécurité de l’ONU pour éviter un mandat des Nations unies en bonne et due forme.

En outre, et cette disposition est encore plus importante en ce qui concerne la guerre hybride, l’article 2 § 4 de la Charte de l’ONU stipule : « Les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies ». Une disposition qui, techniquement, met en place une clause légale de « non-guerre » ou d’« absence de guerre/d’activités hybrides » dans un monde fondé sur des règles. Or, dans notre monde moderne actuel, même les membres du Conseil de sécurité des Nations unies déploient des moyens militaires violents sans que ce soit nécessairement sous le couvert d’actes de légitime défense (collective) comme stipulé dans l’article 51 de la Charte de l’ONU, créant ou alimentant ainsi la « crise de définition » évoquée ci-dessus.

Encadrer la guerre

Une première façon de régler cette « crise de définition » peut être de parvenir à une vision commune plus pertinente, en repensant le concept de guerre. Au fil de l’histoire, les sociétés ont toujours défini en droit la façon de gérer la violence et les affrontements entre leurs membres et avec d’autres sociétés en établissant des règles sur la « conduite de la guerre ». Quand deux tribus mongoles étaient en conflit, leurs chefs respectifs s’affrontaient. Le perdant remettait sa tribu aux mains du vainqueur, un système permettant de prévenir tout affaiblissement dont une troisième tribu serait susceptible de profiter.

Au cours des deux derniers siècles, l’humanité n’a toujours pas réussi à empêcher les guerres de se produire, mais les sociétés modernes ont commencé à encadrer les « guerres modernes » par des lois, comme le droit humanitaire dans les conflits internationaux et la Charte des Nations unies. Dans le contexte des relations internationales, la vision de Carl von Clausewitz – « la guerre est la continuation de la politique selon d’autres moyens » – a fait place à l’idée selon laquelle le pouvoir d’un État est constitué de trois soft powers – la diplomatie, l’information et l’économie – et d’un seul hard power, le pouvoir militaire4. Ces soft et hard powers peuvent être exercés en recourant aux actions et aux moyens relevant d’un de ces quatre pouvoirs, afin de produire des effets : par exemple, la visite d’un port allié par un navire de guerre est une action diplomatique qui utilise une ressource militaire. Elle permet de rassurer les alliés et d’envoyer en même temps aux adversaires un message d’unité. Selon cette logique, on ne parlera de guerre (au sens légal du terme et en tant qu’acte de violence) que si et seulement si deux nations s’affrontent en utilisant l’une contre l’autre des actions et des ressources militaires.

L’avènement du grand réseau informatique mondial – sur lequel reposent désormais les activités économiques et sociales internationales – a redéfini l’ancienne vision de la prédominance de la guerre en tant qu’unique hard power. Des hackers chevronnés peuvent se livrer à des attaques dont les effets sont similaires à ceux d’une guerre lorsqu’ils neutralisent des infrastructures critiques à l’aide de rançongiciels (logiciel malveillant qui prend en otage des données personnelles, NDLR) et d’autres moyens techniques ; des économistes compétents – ou incompétents – peuvent quant à eux infliger de sérieux dommages au marché financier international, pour des montants avoisinant le PIB d’un pays tout entier.

Coincés dans des paradigmes

Si d’aucuns estiment que cette épineuse question de la définition des menaces et de la guerre hybrides n’est toujours pas totalement réglée, il pourrait être utile de se demander quels sont les paradigmes qui sous-tendent les différentes acceptions de ces termes.

Selon la vision de Carl von Clausewitz évoquée plus haut, la guerre ne qualifie que les interactions entre les forces armées, sur fond de compétition entre États. Mais les avancées technologiques ont renforcé le soft power de l’information (ou de la cyberinformation) et fait apparaître de nouvelles formes de menaces hybrides, ce que certains contestent pourtant. Ce constat s’est imposé lorsque les régimes autoritaires chinois et russes ont commencé à défier les démocraties occidentales en interprétant sciemment de manière erronée les normes et règles établies, en les enfreignant et même en agissant en dehors de leur champ.

Dans ce contexte d’interdépendance croissante des soft powers, un adversaire agile dispose d’une pléthore de moyens pour défier les sociétés occidentales, en particulier en fragilisant leur socle démocratique, et ce sans même franchir le seuil légal de la guerre. Pourtant, les moyens militaires font partie de l’arsenal à chaque niveau d’escalade de la confrontation, même s’ils sont camouflés, à des fins de démenti ou de non-imputation5, prenant la forme de sociétés de sécurité privées, d’entreprises non gouvernementales de piratage ou de « petits hommes bleus » (milices maritimes chinoises déployées dans le Sud-Est de la mer de Chine) ou « petits hommes verts » (en Crimée), portant des uniformes sans lien explicite avec le pays « commanditaire ».

Accepter le changement

Lors de la « guerre politique » opposant les pays du pacte de Varsovie à ceux de l’OTAN, des forces spéciales militaires, comme les spetsnaz russes, ont été entraînées et déployées à des fins de sabotage, de désintégration et d’espionnage, leur seule mission étant en fin de compte de configurer le champ de bataille avant une confrontation militaire, voire nucléaire. Aujourd’hui, avec l’utilisation renforcée des soft powers, les forces militaires pourraient avoir pour seule mission de finaliser les actions non militaires, en assénant une seule et dernière frappe, ou pire encore, sans aucun engagement sur le terrain.

Le virage numérique de ces vingt-cinq dernières années n’a pas seulement modifié l’environnement purement stratégique. L’environnement militaire – et la façon dont ses moyens sont utilisés – a aussi profondément changé. S’inspirant de la doctrine russe de la révolution dans les affaires militaires du début des années 1970, des penseurs américains, tels que John Warden et John Boyd, ont élaboré de nouvelles théories sur l’utilisation des technologies modernes aux fins de la guerre, afin de tenir compte de la complexité croissante des champs de bataille et de compliquer dans le même temps la prise de décision de l’adversaire. Le facteur « temps » apparaît de plus en plus comme une variable, ce qui permet d’alterner le rythme des opérations militaires – tour à tour lent et hyper-rapide – de façon à les déployer de manière plus agile.

La voix de l’adversaire doit aussi être entendue

Le stratège militaire chinois Sun Tzu a dit un jour : « Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites. » Mais connaissons-nous réellement nos adversaires et, surtout, connaissons-nous vraiment leurs intentions ? Lors de la 5e Conférence sur la Russie, en 2019, quatre experts ont affirmé, sous l’égide de la Chatham House, que la Russie imploserait bientôt, que les Russes attaqueront dans la quinzaine, que la Russie est l’enfant terrible de l’Europe, qu’elle n’est pas admise à la table, et surtout, que tout au long de son histoire, la Russie n’a eu de cesse d’étendre son territoire.

Dans son ouvrage sur les conflits futurs édité en russe en 2013, Valeri Guerassimov, le chef d’État-major de la Fédération de Russie, n’a même pas évoqué le concept de guerre hybride. Il s’est contenté de présenter un état des lieux détaillé de l’utilisation des technologies modernes pendant les conflits et des conséquences des opérations de faible intensité avec soutien militaire, capables de bouleverser l’équilibre systémique dans d’autres pays. Il a conclu en affirmant que les prochains conflits reposeront à 80 % sur des moyens non militaires et à 20 % sur des moyens militaires. En 2014, cet article a servi de schéma directeur à l’occupation de la Crimée par la Russie.

Si nous associons la façon négative dont l’Occident perçoit la Russie et l’idée d’un partage 80-20 de Valeri Guerassimov, nous pourrions devoir faire face à une « guerre interminable », sans déclaration de guerre préalable et non définie dans le droit. Quelle bonne défense hybride des valeurs et des sociétés occidentales opposer à la cyberdésinformation qui prend sa source dans les réseaux sociaux ?

Guerre contre défense hybride

Que les termes « guerre hybride » ou « état de guerre hybride » soient finalement retenus ou non – la décision n’est pas encore prise –, un terme provisoire « hybride » nous semble nécessaire pour mettre en avant la nature nouvelle des conflits, en cette phase de transition. Pour prendre une longueur d’avance sur nos adversaires autocratiques, auxquels la nature autoritaire de leurs régimes respectifs confère un avantage de vitesse en matière de « politique-action », nous devons déployer des actions plus intelligentes et plus complexes.

Les stratèges militaires et les théoriciens de la guerre doivent prendre conscience que les guerres futures (voire imminentes) ne se gagneront pas seulement grâce à des engagements décisifs. Une association d’actions hybrides pourrait déjà placer les démocraties occidentales face à des dilemmes stratégiques les exposant à l’effondrement, sans qu’une seule munition (ou alors un petit nombre) ait été tirée. Dans une société de plus en plus individualiste, la puissance de la résilience doit être réactivée. La diversité croissante des sociétés occidentales pourrait s’avérer utile pour opposer à la guerre hybride des idées nouvelles et différentes, obligeant les acteurs occidentaux à repousser toujours plus loin leurs limites en mettant en place une défense hybride pointue pour faire face à la complexité des conséquences de l’hybridation des conflits.

  1. Frank Hoffman et James Mattis, « Future Warfare: The Rise of Hybrid Wars », dans Proceedings, 2005, pp. 18-19.
  2. Carl von Clausewitz, On War. Book I. On the Nature of War, 1832.
  3. Georgios Giannopoulos, Hanna Smithet Marianthi Theocharidou, The Landscape of Hybrid Threats: A Conceptual Model, Luxembourg, Publications Office of the European Union, 2021.
  4. US Army et US Navy, « Joint Chiefs of Staff. Retrieved from Joint Doctrine 1-18 », 25 avril 2018.
  5. À l’origine, une caractéristique propre aux cyberopérations uniquement, et ensuite appliquée au monde non virtuel.

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