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Quand les nationalistes
hindous tentent
de réécrire l’Histoire

Anne Viguier1 · Directrice du département Asie du Sud et Himalaya de l’Institut national des langues et civilisations orientales

Avec la rédaction

Mise en ligne le 21 mai 2024

Depuis son arrivée au poste de Premier ministre en 2014, Narendra Modi instrumentalise souvent la religion en présentant l’Inde comme un hindu rashtra, un pays hindou. Si l’instrumentalisation de l’histoire n’est pas l’apanage des Indiens – elle a largement contribué à la naissance et au développement du nationalisme en Europe –, elle alimente aujourd’hui un projet idéologique d’unification culturelle du pays.

Photo © Balajisrinivasan/Shutterstock

 

Aux origines des débats actuels, on trouve souvent l’interprétation biaisée produite dès le début de l’époque coloniale, au XIXe siècle : pour les colons britanniques, l’Inde, alors divisée en de nombreux royaumes et principautés, est « sans histoire ». Dans un univers culturel nourri d’une riche littérature plurilingue, il n’existait en effet pas de genre historiographique comparable aux chroniques européennes ou chinoises en la matière. Les Européens en déduisent que les Indiens, préoccupés par les approches spirituelles, ne s’intéresseraient pas à l’histoire.

Le corollaire de cette attitude supposée est sans appel : l’Inde serait condamnée à l’immobilisme, enfermée dans des traditions sclérosantes et à la merci de despotes indifférents aux besoins de leur peuple. C’est une justification toute trouvée de la colonisation : celle-ci allait permettre d’arracher les Indiens à leur passivité, pour les faire « entrer dans l’Histoire ».

Une vision coloniale de l’Inde revisitée

Anne Viguier, Brève Histoire de l’Inde. Du pays des mille dieux à la puissance mondiale, Paris, Flammarion, 2023, 288 pages

Ceux qui s’engagent dans la lutte anti-coloniale estiment donc primordial de contrer cette vision et d’écrire eux-mêmes leur histoire afin que tous les Indiens prennent conscience de l’existence d’une Nation indienne. Pour cela, il faut étudier son passé et donc sa spécificité, définir son identité, affirmer ses valeurs. Pour beaucoup d’intellectuels de l’époque, le passé de l’Inde est surtout marqué par son extraordinaire diversité. Non-violence et tolérance apparaissent comme des vertus cardinales propres au passé pré-colonial de l’Inde. La brutalité de la domination coloniale se trouvait en rupture avec ce passé. Articles et ouvrages dénoncent alors la sujétion économique de l’Inde et vantent sa capacité à absorber pacifiquement les influences venues de l’extérieur.

À l’indépendance, les leaders indiens qui gouvernent le pays construisent une démocratie « laïque », qui suppose que l’État protège toutes les communautés religieuses, surtout si elles sont minoritaires. Il n’y a pas vraiment d’écriture d’une histoire « officielle », mais les premiers manuels scolaires entendent renforcer le sentiment national et contribuer à la concorde. Le récit de la lutte anti-coloniale insiste sur l’unité du combat et le rôle des élites. L’écriture de l’histoire en Inde est aussi influencée par les interprétations marxistes, par définition exemptes de lecture religieuse du passé, qui mettent en avant les phénomènes sociaux et économiques pour expliquer l’évolution du pays.

Construit sur les vestiges d’une mosquée illégalement détruite par les hindouistes, le temple Ram a été inauguré à Ayodhy le 22 janvier 2024. 

© Dinesh Hukmani/Shutterstock

Une offensive contre l’histoire

Cette vulgate est contestée en 1998, quand le Bharata Janatya Party (Parti du peuple, BJP), le parti de la droite nationaliste hindoue, parvient au pouvoir central pour la première fois. À l’époque, il ne possède pas la majorité absolue à la Lok Sabha (la Chambre basse du Parlement) et ne peut pas imposer un agenda politique mettant en œuvre son idéologie de l’hindutva, définie dans les années 1920 pour affirmer que l’Inde est avant tout hindoue (pour rappel, quelque 80 % des 1,4 milliard d’Indiens sont aujourd’hui hindous, environ 14 % musulmans, le reste se partageant entre une pluralité de minorité, dont des chrétiens). Mais certaines initiatives sont révélatrices : de nouveaux manuels sont élaborés pour mettre en valeur un ancien passé « hindou » de l’Inde, un âge d’or qui aurait précédé les conquêtes musulmanes du XIe siècle.

Dans les manuels recommandés par le National Council of Educational Research and Training, l’Inde « glorieuse » est présentée comme celle d’une époque pré-islamique durant laquelle les habitants du pays étaient tous autochtones et de « race » aryenne, ce qui contredit les preuves matérielles, linguistiques et génétiques généralement admises. Cette vision prend clairement ses racines dans les interprétations coloniales britanniques de l’histoire indienne. Dans son ouvrage Aurangzeb : The Man and the Myth, l’historienne américaine Audrey Truschke souligne que « l’animosité intemporelle entre hindous et musulmans incarne la stratégie britannique du “diviser pour régner” ». Ces manuels réécrits ne furent cependant pas utilisés, car dès 2004, le parti du Congrès revient au pouvoir. L’offensive reprend en 2014 quand le BJP remporte de nouveau les élections générales, mais cette fois en obtenant à lui seul la majorité absolue à la Lok Sabha.

Le passé musulman renié

Lors de son premier discours devant l’Assemblée, le nouveau premier ministre Narendra Modi se plaignit des « mille deux cents ans de servitude » subis par l’Inde : il ajoutait sans ambiguïté la période dite « musulmane » à la période coloniale qui avait vu se développer un nationalisme indien alors principalement dirigé contre le Raj britannique. Cette vision de l’histoire de l’Inde était déjà présente au sein du Rashtriya Swayamsevak Sangh (association hindoue créée en 1925 et matrice idéologique pour beaucoup de cadres du BJP) et répandue dans les écoles de l’organisation dès les années 1960.

Depuis 2014, elle s’est peu à peu imposée dans les États dirigés par le BJP, avec la rédaction de nouveaux manuels, mais aussi par des attaques ad hominem contre les universitaires indiens ou étrangers qui défendent une interprétation nuancée des relations passées entre hindous et musulmans. Les médias se sont fait l’écho de ce nouveau nationalisme qui conduit à considérer un pan entier de l’histoire et de la culture indiennes comme étranger.

Après la reconduction au pouvoir du BJP et de Modi en 2019, cette guerre s’est intensifiée, prenant des formes multiples : villes débaptisées pour hindouïser leur nom, construction d’un temple sur l’emplacement de l’ancienne mosquée de Babri détruite par des militants hindous en 1992, transformation des musées

Table rase

Cette réécriture du passé ne concerne plus seulement l’histoire de la période dite musulmane, mais aussi ce qui la précède et ce qui lui succède. Ainsi, les événements mentionnés dans les célèbres épopées du Mahabharata et du Ramayana sont de plus en plus souvent présentés comme des faits historiques. Par ailleurs, l’histoire du combat pour l’indépendance de l’Inde est l’objet d’une relecture qui vise à minorer, voire à effacer l’action des hommes et femmes politiques favorables à une vision séculariste et tolérante du pays. Si Gandhi conserve une place de choix dans l’imaginaire et les discours des dirigeants, Nehru, qui dirigea l’Inde pendant dix-sept ans après son indépendance acquise en 1947, voit sa place dans le combat pour l’indépendance de l’Inde minorée, voire occultée.

Les conséquences de cette offensive culturelle peuvent être graves : assassinats d’intellectuels qui s’affirment « rationalistes », attaque contre un institut de recherche accusé d’avoir aidé un historien américain… À l’école, la propagande menace d’imprégner durablement les esprits des jeunes Indiens : bien souvent, les manuels scolaires sont les seuls matériels dont disposent les enseignants. L’accent mis sur l’apprentissage par cœur fait que les enfants répètent inlassablement ce qui s’y trouve écrit.

Il y a peu de protestations massives contre les nouvelles interprétations de l’histoire promues par le BJP et le RSS. Pour autant, il ne faudrait pas en conclure que les perceptions sont devenues uniformes et conformes à une doxa commune à toute l’Inde. Malgré les tentatives, le pays est vaste et la multiplicité des passés de l’Inde aura du mal à être absorbée dans une vision unifiée conforme à l’idéologie de l’hindutva.

  1. Cet article est une version raccourcie de « Ré-écrire l’histoire : comment le pouvoir en Inde cherche à diffuser une vision exclusivement hindoue de son passé », mis en ligne sur theconversation.com, 12 juillet 2023.

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