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Jeunes au travail,
un désir de cohérence

Par Julie Luong · Journaliste

Mise en ligne le 21 mai 2024

Le travail n’est plus la seule sphère qui définit l’individu. Mais il reste central dans l’identité sociale. Désireuse d’équilibre et de reconnaissance au sein de l’entreprise, la jeune génération se distingue surtout par sa mobilité et son souci de cohérence. S’asseoir sur ses valeurs, c’est plutôt non merci.

Photo © SvetaZi/Shutterstock

Avec un master d’histoire de l’art en poche, Charlotte, 29 ans, s’est envolée il y a un an pour l’Australie à l’aide d’un PVT (Programme Vacances-Travail). Contrairement à certains de ses amis, elle n’est pas partie uniquement pour perfectionner son anglais et faire la fête pendant un an avant de rentrer dans les clous : Charlotte veut continuer de voyager, cinq ans, dix ans, toute la vie peut-être. « Il n’y a pas que le travail dans la vie. Il y a les voyages, le sport, les amis… » En Belgique, elle a tâté du salariat dans le secteur culturel et en est ressortie plus nauséeuse que conquise. Est-ce que la vie ne serait que ça ? Aller au boulot le matin, rentrer le soir, gagner juste assez pour manger, avoir un toit et partir en vacances deux semaines par an ? Charlotte préfère alterner des périodes de travail intense comme serveuse et des périodes on the road. Avoir une carrière, ça ne veut pas dire grand-chose pour elle. Elle pense sous forme de « projets ». Et pour le moment, le sien est de voyager et de « vivre sa meilleure vie ».

Éva, 23 ans, a un tout autre parcours. Issue d’un milieu populaire, elle a vécu grâce à l’aide du CPAS pendant toute la durée de ses études. Après plusieurs échecs à l’université, elle a finalement décidé de suivre une formation en secrétariat. Embauchée en CDD puis en CDI à l’issue de son stage, elle profite aujourd’hui d’une tranquillité d’esprit qu’elle n’avait jamais connue avant. « Pour moi, la sécurité, c’est très important. » Mais après un an de ce régime, elle se demande elle aussi si la vie n’a pas davantage à offrir. D’autant que le boulot, pépère au début, est devenu stressant, à cause d’une restructuration en cours…

Rien de tracé

Quels que soient l’origine sociale, le niveau d’études, la personnalité et les valeurs des jeunes, leur entrée dans le monde du travail ne se fait plus aujourd’hui sur le mode de l’évidence. « Ce qui caractérise la jeunesse par rapport aux autres générations, c’est la mobilité », commente Patricia Vendramin, sociologue à l’UCLouvain et autrice de plusieurs études sur les rapports des jeunes au travail. Ils ne recherchent plus la stabilité à tout prix et vont plus facilement changer d’emploi. « Parce que cela correspond aussi à la réalité du marché du travail. Avant, c’était la norme de rester à vie dans une organisation, d’y avoir une progression de carrière. Ce n’est plus le cas : vous pouvez même aujourd’hui avoir toujours eu le même job mais avoir changé quatre fois d’employeur car votre société a été revendue, rachetée, scindée. Et l’entrée sur le marché du travail, pour la plupart des jeunes, c’est une expérience de la mobilité contrainte, qui passe par des stages, des CDD, etc. »

Cette faculté d’adaptation dont il faut bien faire preuve se révèle chez certains une préférence. Peur de s’ennuyer, appétence pour les « nouvelles expériences », conscience aiguë qu’on n’a qu’une vie : de nombreux jeunes, tels que Charlotte, entendent tester des métiers comme ils visitent le monde. Dans dix ans, elle se verrait bien « se poser » et ouvrir une librairie, mais dans dix ans seulement. Éva, elle, songe parfois à reprendre des études d’infirmière. Cela lui permettrait de chercher du travail à l’étranger et de voir à son tour du pays. D’autres jours, elle se demande pourquoi elle se compliquerait la vie. Un CDI, c’est le graal que ses parents lui ont toujours dit qu’elle devait décrocher, eux qui n’en avaient jamais eu.

Selon les sociologues, le travail est spécifiquement investi de trois types d’attentes : des attentes instrumentales, qui ont trait au revenu et à la sécurité ; des attentes sociales qui concernent les relations au travail, le rapport à la hiérarchie, aux collègues ; enfin, des attentes expressives, qui sont rattachées à l’épanouissement professionnel, au développement de compétences, à la reconnaissance, au sens de l’activité. « Plus le travail est lié à la survie économique, moins il y a de place pour les autres attentes, résume Patricia Vendramin. Mais quel que soit le niveau de qualification, on ne peut durer et s’engager dans son travail que si l’on y trouve du sens et qu’on y a des perspectives. »

Si un établissement veut attirer et garder de jeunes recrues, il lui faut désormais se positionner sur une série de sujets, en particulier sur la préservation de l’environnement.

© Just life/Shutterstock

Positionnement politique

Selon la dernière étude de la Fondation Jean-Jaurès portant sur le rapport des 18 à 24 ans à l’entreprise et au travail1, aux yeux de 50 % des jeunes, « l’entreprise sert d’abord et avant tout à créer de l’emploi et à embaucher des gens ». Mais en comparaison de l’étude réalisée par le même organisme en 2021, ils sont de plus en plus nombreux à considérer que l’un des rôles principaux d’une entreprise est d’être utile à la société (41 % au lieu de 37 % en 2021). Des chiffres qui, d’après Jérémie Peltier, codirecteur général de la Fondation Jean-Jaurès, « confirment l’émergence de discours et de positionnements plus politiques ces dernières années chez un certain nombre de grandes marques et de grandes enseignes, ayant compris qu’il y avait là une place à prendre laissée vacante par les responsables politiques »2. Si un établissement veut attirer et garder de jeunes recrues, il lui faut désormais se positionner sur une série de sujets, en particulier sur la préservation de l’environnement (32 % des sondés), suivie de près par la lutte contre les inégalités entre les femmes et les hommes (27 % des sondés). « Il y a chez les jeunes travailleurs une recherche de cohérence », résume Patricia Vendramin. « Les entreprises qui proposent des produits contraires à des questions de justice ou de respect de l’environnement vont être aujourd’hui moins attractives. »

La sociologue nuance toutefois la vision selon laquelle tous les jeunes seraient sur la même longueur d’onde. « La crise sanitaire, écologique, les guerres à nos portes, cela pose forcément des questions sur la manière dont on s’engage dans ce que l’on fait. Mais une société ne se transforme pas en deux ou trois ans de façon radicale. » Les mutations observées depuis la pandémie de Covid dans le monde professionnel – télétravail en tête – ne sont que les prolongations d’un match engagé bien avant. « Nous ne sommes pas dans un phénomène de rupture, mais dans une visibilisation et une accélération de tendances qui existaient dans des groupes peut-être plus jeunes et plus qualifiés et qui ont percolé dans les autres catégories professionnelles », commente-t-elle.

Dans Réinventer le travail3, Patricia Vendramin développait déjà le concept de « polycentralité » pour parler de ces évolutions. « Le travail reste très important pour les individus mais ce n’est plus la seule sphère à partir de laquelle on définit son identité. Il en découle un souci d’équilibre entre les différentes sphères auxquelles on donne du sens et de la valeur : la famille, en premier lieu, mais aussi les loisirs, les amis, la citoyenneté, les projets personnels. » Un déplacement qu’il faut rattacher à l’augmentation du taux d’éducation – en Belgique, parmi les 30 à 34 ans, 50 % des femmes et 40 % des hommes sont diplômés de l’enseignement supérieur –, mais également à la participation massive des femmes au marché du travail. « Les femmes y ont apporté leurs valeurs, leur rapport au travail », analyse Patricia Vendramin. « Et aujourd’hui, nous avons d’un côté des femmes qui veulent une carrière pleine et entière, et de l’autre des jeunes hommes qui n’ont plus envie de consacrer toute leur vie à leur travail et qui s’engagent davantage dans la vie familiale. » Fini de mettre toutes ses billes dans le même panier : les sources de satisfaction comme de galères sont désormais multiples, polycentralisées.

Un désir de reconnaissance

Aujourd’hui, quand on demande aux jeunes de dépeindre leur manager idéal, ils décrivent quelqu’un capable de créer un environnement de travail épanouissant et de reconnaître le travail accompli. « S’agissant de la reconnaissance, il est intéressant de noter un autre élément : la demande de prise en compte des singularités des individus », relève Jérémie Peltier de la Fondation Jean-Jaurès. Ainsi, les jeunes considèrent que ce qui manque surtout actuellement à l’entreprise est la place accordée à la parole et à la participation des salariés (32 %), juste devant « un management basé sur la confiance et l’autonomie » (30 %). « Cet enjeu de l’autonomie apparaît à plusieurs reprises dans l’enquête, comme pour mettre en lumière l’un des souhaits principaux des jeunes, comme du reste de la société, d’ailleurs : être libre dans un cadre sécurisé et protégé », résume Jérémie Peltier.

Si les jeunes exigent davantage de l’entreprise, cela ne signifie pas qu’ils soient les enfants gâtés que l’on décrit parfois. Seulement des individus plus conscients d’eux-mêmes et de leur responsabilité dans un système dont le premier cercle est l’entreprise. Dans l’enquête « Jeunes et travail en Belgique » menée auprès de plus de 6 000 jeunes âgés de 18 à 30 ans, 70 % des répondants déclaraient du reste que même s’ils n’avaient pas besoin d’argent, ils souhaiteraient avoir un emploi rémunéré. « Bien qu’il y ait aujourd’hui des revendications à s’investir dans d’autres sphères, le travail reste quelque chose de central, l’intégrateur social par excellence », souligne Patricia Vendramin. Même si à l’heure actuelle, l’émerveillement se porte aussi sur ceux qui refusent les places assignées, « cela continue de déterminer votre place sur l’échelle sociale. Et cela contribue toujours à définir votre identité à vos propres yeux et aux yeux d’autrui ».

  1. Fondation Jean-Jaurès, « Baromètre d’opinion sur les jeunes et l’entreprise », novembre 2023.
  2. Jérémie Peltier, « Jeunes et entreprises : principaux enseignements », mis en ligne sur jean-jaures.org, 7 décembre 2023.
  3. Patricia Vendramin et Dominique Méda, Réinventer le travail, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
  4. Patrcia Vendramin, « Jeunes et travail en Belgique : enquête auprès des jeunes de 18 à 30 ans », UCL-CIRTES/Jeunes CSC, décembre 2018.

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