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Le pouvoir
des marionnettes

Par Allison Lefevre · Journaliste

Mise en ligne le 17 mai 2024

Figures de divertissement, outils de dénonciation, instruments de propagande… quels rôles jouent les marionnettes dans nos spectacles et dans nos sociétés ? Qui tire les ficelles dans ces jeux de manipulation ? Et par quels tours de passe-passe parviennent-elles à se renouveler à travers les époques ?

Photo © Céline Chariot

Dans l’imaginaire collectif, le mot « marionnette » renvoie à Pinocchio, au théâtre de Guignol, aux animaux à doigts et au Muppet Show… Mais le genre ne se limite pas à ces quelques exemples, loin de là. Si les marionnettes ont leurs musées (comme chez nous à Tournai) et leurs formations spécifiques (notamment un master en art de la marionnette à Mons) ; si des films, des chansons, des festivals leur sont dédiés ; si elles font l’objet d’études, de colloques et d’ouvrages ; si leurs spectacles sont toujours programmés, c’est parce qu’elles continuent d’enchanter petits et grands à travers leur pluralité de formes artistiques. Mais pas seulement…

Comme le souligne Sylvie Martin-Lahmani, chargée de cours à la Sorbonne Nouvelle, directrice éditoriale d’Alternatives théâtrales et directrice artistique du festival Ideklic, « ces spectacles peuvent s’adresser directement aux publics et se jouer dans un rapport complice avec les gens, de manière très démocratique. Prenons Guignol, un personnage haut en couleur, à la langue bien pendue, dans la tradition des bouffons du roi, qui dénonce les injustices et critique le pouvoir avec malice et des coups de bâton. Il s’inscrit dans la lignée des marionnettes satiriques, telles que les personnages de Toone à Bruxelles ou Punch en Angleterre. L’air de rien, avec un esprit bon enfant, il permet aux publics de s’informer sur les faits de société et de se moquer des grands de ce monde qui maltraitent les petites gens. Une tradition populaire qui a toutefois perdu de son impact avec l’apparition de la télévision ». À moins de squatter la petite lucarne… comme Les Guignols de l’info de 1988 à 2018.

Repousser les limites

« Les marionnettes n’étant pas de chair et de sang, mais seulement une représentation de l’humain, elles peuvent oser des choses qu’une personne physique ne pourrait pas dire », relève Françoise Houtteman-Flabat, directrice du Centre de la Marionnette et conservatrice du musée des Arts de la marionnette. « Elles poussent les limites de la pertinence et de l’impertinence, de la vulgarité et de la grossièreté, du discours ou de la critique de la politique. À noter, cependant, que quand elles dénoncent le pouvoir, on observe des arrêts, des non-reconductions, comme on a pu le constater avec Les Guignols de l’info. À l’image des artistes, les marionnettes peuvent être censurées ou muselées. »

Pendant trente ans, les marionnettes de l’émission de télévision satirique française ont offert une caricature des médias, du monde politique et de la société française.

cc Julia Buchner

Si certaines se sont opposées à l’autorité, d’autres se sont mises au service du pouvoir. « Dans certaines églises, elles participaient à des spectacles pour dynamiser les mystères et miracles », illustre Françoise Houtteman-Flabat. Elles auraient aussi servi d’outils de propagande à des régimes totalitaires… « C’est en tout cas ce qu’a révélé une première recherche internationale très poussée, présentée dans le cadre du colloque “Marionnettes et pouvoir : censures, propagandes et résistances (XIXe-XXIe siècle)” organisé à Charleville-Mézières en 2014. »

Pour que la marionnette prenne corps et voix, il faut que quelqu’un l’anime… Mais est-il lui-même instrumenté ? Et sa marionnette, n’a-t-elle vraiment aucune prise sur la manipulation dont elle fait l’objet ? Qui tire les ficelles ? Autant de questions que soulève la dernière création Pouvoir du collectif Une Tribu. « Pouvoir parle de démocratie, de notre capacité d’action – le verbe “pouvoir” –, mais aussi du pouvoir que nous avons sur l’objet et de celui qu’il a sur nous », commentent Michel Villée, Noémie Vincart et Cécile Maidon, les concepteurs et acteurs-manipulateurs de ce spectacle. Dans cette histoire, la marionnette se rebelle. Une fiction ? Font-elles toujours ce que l’on attend d’elles ? « Au cours d’une représentation, certains éléments de langage, comme la position d’une main ou d’un pied, peuvent échapper aux marionnettistes durant leurs manipulations, précise Michel Villée. Et ces gestes posés par la marionnette peuvent signifier quelque chose au public. »

La manipulation devient vraiment intéressante si celui ou celle qui « tire les ficelles » se met au service des pouvoirs de la figurine animée.

© Céline Chariot

Exprimer de manière sensible

Les marionnettistes sont loin d’être des démiurges tout-puissants. Les marionnettes font partie de la dramaturgie. « Et la manipulation devient vraiment intéressante si le comédien-manipulateur se met à l’écoute des pouvoirs de la figurine animée et à leur service », remarque Sylvie Martin-Lahmani. « Ce constat que l’on doit à Philippe Genty, connu pour ses spectacles mêlant manipulation et danse, a beaucoup influencé les artistes qui font aujourd’hui du théâtre de marionnette. » Cette approche se retrouve souvent dans les créations contemporaines. Tout comme la thématique du renversement du pouvoir ou celle de l’émancipation ! « Dans Twin Houses de la Compagnie Mossoux-Bonté, par exemple », Nicole Mossoux joue avec des doubles inquiétants accrochés à son corps, continue Sylvie Martin-Lahmani. « Et à un moment, l’un d’eux lui attrape la tête, la pose sur une table et approche un couteau pour la lui trancher. Cette scène très percutante et jubilatoire, figurant la mise à mort du manipulateur, est inimaginable avec des acteurs vivants. »

Voilà peut-être le plus grand pouvoir de la marionnette : celui de parvenir à traiter quantité de sujets, de manière sensible, à travers la métaphore, la symbolique, une poésie, une esthétique. Grâce à cet extraordinaire outil de médiation, les messages ne vont pas être exprimés de façon frontale, mais suggérés, évoqués, mis à distance. Or, comme le résume Sylvie Martin-Lahmani, « avec le faux, on peut dire beaucoup de vrai ! Agnès Limbos, l’une des grandes dames de la marionnette en Belgique, qui a renouvelé le genre en l’associant à un jeu scénique et en proposant du théâtre d’objet, se permet d’aborder absolument tous les thèmes (le colonialisme, le capitalisme, les violences faites aux femmes…), mine de rien. Idem pour la compagnie néerlandaise Hotel Modern qui a créé Kamp, un spectacle important sur la Seconde Guerre mondiale représentant l’irreprésentable : un camp de concentration ».

Si la marionnette a su évoluer au fil du temps, se libérer de ses fils, de sa gaine et de son image anthropomorphe au profit de visuels artistiques autrement marquants, les acteurs-manipulateurs ont également innové, en renouvelant leur posture (ils ne se cachent plus derrière le castelet) et leur gamme de jeu. « Ce qui m’a touché et intéressé dans cette discipline, c’est qu’elle condense une série de principes de jeu », confie Michel Villée. « Être sur scène se révèle passionnant et exigeant. L’art de la marionnette, c’est aussi un outil très puissant d’un point de vue créatif pour entrevoir le monde différemment. »

Manipulation 4.0

« Des mouvements altermondialistes ont milité avec des marionnettes lors de manifestations », enchaîne Françoise Houtteman-Flabat. « L’art est là pour interroger. À travers leurs productions, les artistes interviennent dans la réflexion sur les hommes, sur l’humanité, sur le monde. Les traditionnels perpétuent l’art de la marionnette. Et parallèlement, le champ évolue parce qu’il s’ouvre à des formes inédites, au théâtre durable, aux arts numériques et aux nouvelles technologies… qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle, du dédoublement par les images, de la robotique ; un autre type de manipulation, par les technologies cette fois. Plutôt que de s’y opposer par principe, des artistes cherchent comment dépasser les dérives du progrès et utiliser les robots au service de nouvelles propositions artistiques. Encore une question de pouvoir… »

L’image du pantin est forte en politique. À Bourg-en-Bresse (France), en mars 2023, Guignol roue Macron de coups sur un calicot lors de la manifestation contre la réforme des retraites et l’article 49.3 de la Constitution.

© Matthieu Catin/Shutterstock

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