La tartine

Accueil - La tartine - Vers un nouveau (dés)ordre mondial ? - Le nucléaire, arme de sanctuarisation agressive

Le nucléaire,
arme de sanctuarisation agressive

Yannick Quéau · Directeur du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP)

Mise ligne le 28 novembre 2023

La guerre en Ukraine a ramené la question de la force atomique à usage militaire en première ligne. Prétendre que les armes nucléaires sont des armes à vocation exclusivement défensive, c’est présenter une vision tronquée des usages du nucléaire militaire et faire abstraction des conditions historiques de leur apparition, de leur utilisation, de leur acquisition et de leur déploiement.

Illustrations : Julien Kremer

Les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki n’avaient rien de défensif. Il s’agissait de provoquer la capitulation de Tokyo avant que l’URSS n’ait la possibilité de s’imposer comme interlocuteur sur le futur du Japon. Le programme nucléaire soviétique visait quant à lui à ne pas laisser les États-Unis dicter seuls la conduite des affaires mondiales. Il s’agissait aussi pour Moscou de sécuriser son nouvel empire européen en ne misant pas uniquement sur sa supériorité conventionnelle alléguée et de mettre d’autres alliés à l’abri des velléités des Occidentaux dans un contexte de décolonisation.

La crise de Suez en 1956 est à ce titre emblématique de la capacité des deux superpuissances de l’époque à imposer aux empires européens sur le déclin (la France et le Royaume-Uni) que la notion de « pré carré impérial » ne fait aucun sens si l’on ne dispose pas du feu nucléaire. L’humiliation vécue par Londres et par Paris fut d’ailleurs l’un des moteurs du développement des programmes nucléaires français et britanniques. Autrement dit, l’arme nucléaire est un permis de guerroyer, c’est-à-dire de projeter la puissance militaire sur des théâtres d’opérations extérieures en assurant la protection de ses troupes par une menace de représailles potentiellement nucléaire.

Poids de l’incertitude et tabou nucléaire

La sanctuarisation agressive a été mise en avant par la Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine, cela avant même le 22 février 2022. Depuis, les rappels réguliers de Moscou de sa puissance nucléaire jouent un rôle déterminant pour asséner la crédibilité de sa posture. Il existe une part de bluff dans la dissuasion nucléaire, mais celui-ci ne se mesure pas. Il faut admettre une forme d’incertitude. On ne peut qu’estimer imparfaitement la crédibilité d’une posture nucléaire à travers des éléments politiques (les discours et énoncés de stratégie), technologiques (la crédibilité des outils déployés) et opérationnels (modalités de mise en œuvre de la frappe nucléaire). Même là, il faut encore apprécier les différentes options tant en ce qui concerne les bombes (stratégiques ou tactiques) que leurs vecteurs (sous-marins, silos, avions). Il faut ainsi constamment réévaluer ce que l’on pense savoir de l’appareil nucléaire d’un État et des circonstances qui traduiraient sa volonté de l’activer.

C’est parce que l’usage militaire du nucléaire est caractérisé simultanément par un haut niveau d’incertitude quant aux conditions d’emploi et à ses éventuels effets d’escalade et par un niveau de destruction extrême (avec des effets d’entraînement sur d’autres infrastructures critiques, comme une centrale nucléaire, par exemple) que la notion de tabou nucléaire s’est imposée comme un pilier de la sécurité mondiale. Dans un contexte où l’incertitude est constante et au regard des conséquences désastreuses d’une guerre nucléaire, la meilleure option est encore de ne jamais connaître ce type de guerre.

Dissuasion du faible au fort

Il y a une forme de paradoxe dans l’instrumentalisation de la menace nucléaire russe dans le cadre de la guerre en Ukraine. S’il existe un domaine où la Russie est une superpuissance, c’est le nucléaire. Le test du missile Satan 2 et la première utilisation en théâtre d’un missile hypersonique à capacité duale (charge conventionnelle ou nucléaire) viennent le rappeler. Néanmoins, la menace d’emploi du nucléaire dans le contexte ukrainien est d’abord adressée à l’OTAN, États-Unis en tête. Cette position est de la part de Moscou un aveu de faiblesse. Sur un plan conventionnel, les équipements russes souffrent de la comparaison avec ceux de l’Alliance. Les discours de Poutine quant à un risque accru de nucléarisation du conflit s’inscrivent ainsi dans une dissuasion du faible au fort avec au milieu une population ukrainienne en première ligne en cas d’escalade.

Gérer le double risque d’escalade

Le risque d’escalade se pose selon deux modalités. Dans la première, on parle d’escalade verticale lorsque l’on considère la gradation dans les moyens déployés. Doter l’Ukraine de nouvelles capacités militaires ne constitue pas en soi une escalade. On ne saurait en effet attendre de l’Ukraine qu’elle combatte avec des équipements ne lui permettant pas reconquérir le terrain perdu. La réaction de la Russie face à un risque de débâcle comporte cependant un risque d’escalade verticale qui pourrait se traduire par l’utilisation d’une arme nucléaire tactique. C’est une configuration qui rejoint les hypothèses de l’OTAN pour l’emploi de ses propres armes tactiques.

Selon la seconde modalité, on parle d’escalade horizontale dans les cas où un conflit déborde sur de nouveaux territoires. Ici, sur le sol russe, mais éventuellement aussi sur celui d’un pays de l’OTAN. Aussi curieux que cela puisse paraître, il est ainsi demandé aux Ukrainiens d’éviter de frapper le territoire russe avec des armes occidentales. Washington lit cette situation comme pouvant inciter Moscou à marquer sa détermination, soit en déployant de nouveaux moyens conventionnels ou non conventionnels en Ukraine, soit en établissant à son tour qu’il lui est donc permis de s’en prendre aux soutiens de l’Ukraine, tant que cela est fait par proxy.

Un pari stratégique

Le choix des Occidentaux de repousser les limites qualitatives du type des armements livrés à l’Ukraine indique que le Pentagone estime désormais que Moscou ne se résoudra pas à utiliser une arme nucléaire. Plusieurs éléments contribuent, en apparence au moins, à crédibiliser cette lecture pour peu que le territoire russe (et éventuellement la Crimée) demeure épargné des destructions majeures. En dépit d’une rhétorique virulente, rien n’indique que la posture nucléaire russe ait été révisée au point de remettre en cause le principe d’une utilisation de l’arme nucléaire en dernier recours. La logique russe reste celle d’une frappe d’ultime avertissement consistant à lancer une bombe nucléaire tactique en cas de risque d’effondrement des troupes russes ou de pénétration en profondeur des forces ukrainiennes sur le territoire russe ou en Crimée. Ce scénario ne semble pas se dessiner à brève échéance, d’une part, du fait des difficultés rencontrées dans cette guerre par les forces engagées dans des manœuvres offensives et, d’autre part, du fait des conditions d’utilisation imposées par les pourvoyeurs en armes de l’Ukraine.

Le Pentagone mise sur l’épuisement dans le temps long des ressources militaires et financières de la Russie à un point qui entamerait tant sa capacité opérationnelle que sa volonté politique à poursuivre les hostilités. Cette option est cependant dépendante de facteurs imprédictibles à ce stade. Quelles lignes de démarcation la Russie est-elle susceptible d’accepter sachant qu’il est improbable de la voir se retirer de tous les territoires occupés ? Quels types de règlements plus généraux de la relation Ukraine-Russie et OTAN-Russie peuvent émerger ? Le pari stratégique occidental n’est pas sans risques. On doit d’ailleurs en appeler à une forme d’humilité de la part des stratèges du Pentagone tant leur capacité à lire des déterminants des conflits du xxie siècle et à y obtenir des gains politiques tangibles s’est avérée problématique, de l’Afghanistan au Sahel, en passant par l’Irak, la Syrie et la Libye.

La culture nucléaire en perpétuation

Plus généralement, la guerre en Ukraine participe d’une forme de légitimation de la perpétuation de la logique nucléaire. Elle rappelle que l’humanité n’en a pas fini de devoir penser les mécanismes permettant de mitiger le risque nucléaire et, plus globalement, la dangerosité du militarisme. Après des décennies d’échecs politico-militaires patents et de gaspillage de ressources, les stratèges occidentaux ont enfin trouvé (du moins, le pensent-ils) un cas correspondant à leurs théories et cadres analytiques largement hérités de la guerre froide. En cela, la guerre en Ukraine comporte des risques encore trop peu considérés. Loin de susciter les initiatives diplomatiques indispensables au rétablissement d’un dialogue stratégique apaisé, elle a un effet d’entraînement sur l’ensemble des appareils militaires en leur accordant une priorité au détriment d’autres domaines de l’action publique à un moment où l’humanité ne peut se permettre de penser que le militaire fournira les solutions aux défis économiques, sociaux et environnementaux de ce siècle.

Partager cette page sur :