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Libres, ensemble

Quand le terrain
nourrit
les hautes sphères

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 21 mai 2024

Alors que les élections approchent à grands pas, plusieurs centaines de mémorandums ont été adressés aux partis politiques. Comment accueillent-ils ces documents ? Quel est leur impact sur les programmes électoraux ? Et enfin, comment seront-ils traduits dans les déclarations de politique gouvernementale aux différents niveaux de pouvoir après la formation des gouvernements ?

Photo © Suthichai Hantrakul/Shutterstock

 

D’où qu’ils émanent, quel que soit le degré de notoriété des structures qui les rédigent, les mémorandums rendent compte, avant toute chose, des préoccupations de la société civile. Pour leurs rédacteurs et rédactrices, ils forment bien sûr des outils de revendication, mais également une occasion d’organiser leur action et, parfois, de fédérer les structures d’un même secteur d’activité.

Dans celui de la culture, par exemple, lors des élections de 2019, l’Astrac (Réseau des professionnels en centres culturels) et l’Association des centres culturels (ACC), qui constitue la fédération des employeurs, remettaient de concert leur premier mémorandum commun. En juin 2023, les deux associations organisaient une rencontre sectorielle et des ateliers pendant lesquels les participant.e.s ont creusé différentes thématiques pour déterminer les principales attentes et propositions de ce domaine d’activité pour la prochaine législature. Celles-ci ont été communiquées aux partis politiques et, parallèlement, l’ensemble du secteur a été invité à nourrir l’élaboration du mémorandum de ses avis.

Ailleurs, pour la première fois en cette nouvelle campagne électorale, huit fédérations d’actrices et acteurs wallon.ne.s de l’intégration des personnes d’origine étrangère ont rédigé un mémorandum en commun et l’ont adressé à tous les niveaux de pouvoir. Malgré la diversité de leurs sensibilités, ces structures se sont exprimées d’une seule voix dans leurs recommandations. En jouant le rôle d’interface entre les actrices et acteurs de première ligne et les autorités, elles permettent la prise en compte mutuelle des réalités de chacun.e : celles de terrain, d’une part, et celles inhérentes au pilotage d’une politique publique déléguée aux opérateurs, d’autre part.

Façonner des politiques en partant de la réalité de terrain

Dès 2022, des représentant.e.s du secteur avaient déjà été entendu.e.s dans le cadre du projet de décret modifiant le livre II du Code wallon de l’Action sociale et de la Santé relatif à l’intégration des personnes étrangères ou d’origine étrangère, et il y a bien des liens entre le mémorandum et le projet de décret. Cela étant, « le mémorandum a une portée beaucoup plus large et comporte des points d’attention qui, non seulement concernent le volet action sociale de la Région wallonne, mais également les autres ministères wallons et les autres niveaux de pouvoir », insiste Nicolas Contor, directeur du CRILUX, Centre régional d’intégration de la province de Luxembourg.

En février de cette année, une rencontre était organisée pour présenter le mémorandum et « façonner l’avenir des politiques d’intégration », en présence des représentant.e.s des partis politiques (PS, MR, PTB, Écolo, Les Engagés et DéFI). Dans une salle comble du Centre d’accueil de la Croix-Rouge de Jambes, la rencontre s’est ouverte par la divulgation des résultats d’une étude menée par quatre chercheur.se.s : Soha Abboud, Zacharia Bady et Antoine Roblain de l’ULB, et Emanuele Politi de la KUL. Démarrée en 2019 avec les centres régionaux d’intégration, leur recherche intitulée « Migrant Voices » vise à offrir un regard inédit sur l’expérience et les perceptions du parcours d’intégration en Région wallonne par celles et ceux qui y participent. Une occasion de constater l’impact des politiques publiques sur la réalité du terrain. Les grandes lignes du mémorandum ont ensuite été présentées, avant que les représentant.e.s politiques échangent, parfois vivement, leurs visions sur le sujet.

Tant une invitation au dialogue qu’une interpellation des candidat.e.s aux élections de tous les partis démocratiques, le mémorandum du Centre d’Action Laïque veut aussi être un moyen de sensibilisation des citoyen.ne.s quant à leur capacité d’agir sur les décisions politiques.

© Cäät

« Je vote ! Et vous, archivez-vous ? »

Toutes les associations qui établissent un mémorandum n’ont pas l’occasion de réunir autant de monde. Marie-Laurence Dubois, membre de la commission stratégique et ancienne présidente de l’Association des archivistes francophones de Belgique (AAFB), souligne combien, « pour les plus petites associations, un mémorandum offre de la visibilité. En fournissant une base de discussion, il permet aussi d’entamer un dialogue concret. Il y a également un enjeu d’éducation permanente, avec une formulation détaillée de la demande pour mieux comprendre la complexité des revendications et pour passer de la plainte ou du constat à la réclamation concrète. On travaille sur les valeurs démocratiques en rédigeant un mémorandum ». La consultante en gouvernance de l’information et archivage numérique constate également, depuis le premier mémorandum de l’AAFB en 2014 : « On a fait avancer les membres dans leur façon de communiquer leurs revendications. On arrive à rejoindre le discours politique. Mais c’est nous qui adoptons leur langage et jouons avec leurs cartes. »

Hasard du calendrier, le 9 juin prochain, date des élections européennes, législatives et régionales, sera aussi la Journée internationale des archives. Une belle occasion de souligner l’importance démocratique de l’archivage, notamment celui des cabinets ministériels, avec un slogan tout trouvé : « Je vote ! Et vous, archivez-vous ? »

Rencontrer le terrain et faire bouger les lignes

Généralement, les mémorandums sont adressés aux partis politiques soit directement à leurs président.e.s, soit aux expert.e.s des cabinets ministériels et des groupes politiques dans les assemblées parlementaires, aux bureaux d’études de ces partis ou encore à l’un.e ou l’autre élu.e. Par voie postale, électronique ou de la main à la main. D’où qu’ils viennent, ces documents, souvent volumineux, sont pris très au sérieux. La plupart du temps, quand ils réceptionnent les mémorandums, les partis politiques ou leur service d’études invitent les actrices et acteurs de terrain à rencontrer le ou la président.e du parti ou un.e élu.e chargé.e des thématiques concernées, en présence d’un.e expert.e qui rédigera une note.

Christophe Verbist, directeur du Centre d’études Jacques-Georgin (DéFI), souligne qu’ils permettent aussi la constitution d’une banque de données des personnes et organisations ressources utiles aux réflexions sur des sujets tels que la Boucle du Hainaut, l’intégration des personnes étrangères… « C’est un maillage important pour faire bouger les lignes. » Chez Les Engagés, ils ont « essayé d’inclure dans (leur) projet de programme tous les mémorandums (qu’ils ont) reçus et (ils) les (ont) challengés en assemblée générale avec (leurs) adhérents », explique Stéphane Nicolas, chef de cabinet de Maxime Prévot. Aucun parti ni centre d’études ne pratique le classement vertical. Mieux encore, tous confirment que les mémorandums nourrissent leurs réflexions et positions sur les différentes thématiques qui traversent la société dans son ensemble. Évidemment, partis politiques et structures conceptrices des mémorandums ont plus ou moins d’affinités entre eux.

Au-delà des affinités, des convergences ou des divergences

« Bien sûr, il y a certains acteurs dont Écolo est plus proche que d’autres et cela affecte notre positionnement sur les revendications », admet par exemple Kim Fredericq Evangelista, directeur du Centre Jacky-Morael (CJM). « Il y a aussi de grosses associations et des acteurs avec qui les conseillers, les parlementaires ou les coprésident.e.s d’Écolo ont des rencontres récurrentes, comme l’UWE et ses services d’études. »

« Le poids de ces mémorandums dépend très fortement de qui le remet », constate Jean Faniel, directeur général du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp). « La FEB, l’Union des classes moyennes (UCM) ou les syndicats ont déjà un poids classiquement beaucoup plus important dans le paysage sociopolitique. Il y a non seulement qui établit et remet le mémorandum, mais il y a aussi qui le reçoit. Un mémorandum des syndicats sera sans doute accueilli avec un accusé de réception poli au MR, alors qu’il fera l’objet de beaucoup plus d’attention au boulevard de l’Empereur, voire qu’il nourrira le programme du PS. Et inversement pour la FEB évidemment, même si, au fil du temps, le patronat et les syndicats ont développé des réseaux plus larges que leurs partenaires historiques ou classiques. »

Au début de l’année, la FEB organisait Let’s Talk Elections sur Canal Z, télévision du groupe éditorial Roularta. Dix rencontres entre des président.e.s de partis et des actrices et acteurs des différents secteurs de l’économie belge. Le PTB n’était pas invité… et n’a pas sollicité de rencontre avec la fédération patronale. En revanche, il a pris part au débat auquel l’avait convié l’Union wallonne des entreprises (UWE), le 16 novembre 2023, avec les président.e.s ou des représentant.e.s des partis francophones, et à celui que l’UCM tenait à Charleroi, en février dernier.

« Depuis une dizaine d’années, le PTB a fait un pas vers l’UWE et l’UCM, pour effacer cette image du fait d’être contre les indépendants », confie Germain Mugemangango, chef de groupe au Parlement wallon, qui était présent aux deux débats. « Ce sont des moments importants, même si l’on ne va pas être d’accord sur tout, parce qu’on est face à plusieurs crises qui ne pourront être affrontées sans l’expérience de terrain et la diversité des entrepreneuses et entrepreneurs. Si participer à de tels débats permet d’émousser les préjugés des uns et des autres, c’est une réussite », disait-il aux entrepreneur.se.s wallon.ne.s.

Au PS, les invitations à prendre part à des rencontres ou à des débats sont traitées par le parti qui assure la représentation de ses élu.e.s, candidat.e.s et expert.e.s. « Pour chaque sujet, nous disposons de notes préparatoires répondant aux différents points d’attention », explique Letizia De Lauri, directrice adjointe de l’Institut Émile Vandervelde (IEV). Du côté du MR, « le président aime beaucoup aller au-devant des acteurs de terrain, mais il ne peut pas se dédoubler », remarque Christophe Cordier, content manager du Centre Jean-Gol. C’est comme cela qu’à la rencontre organisée par l’UCM, Thomas Dermine (PS), secrétaire d’État pour la Relance et les Investissements stratégiques, et Adrien Dolimont (MR), ministre wallon du Budget et des Finances, se croisaient pour la troisième fois en une semaine.

Les administrations aussi

Certaines administrations aussi adressent leur mémorandum aux autorités politiques. Tel le Service public de Wallonie (SPW). « Le mémorandum de cette année est particulièrement ambitieux et pragmatique», note Jacques Moisse, directeur général ff du SPW Support. « On est parti de la situation actuelle, de ce qu’on demande au gouvernement et de ce que ça produirait comme bénéfice. Trois volets par thématique, par grand pilier de l’organisation, avec des demandes de changements quand même assez considérables qui rejoignent des préoccupations de société. C’est, à la fois pour les présidents de partis, pour les négociateurs de la formation gouvernementale et pour les rédacteurs de la déclaration de politique régionale, un outil réaliste et ambitieux de calibrage de celle-ci. »

Le dialogue entre représentants administratifs et politiques constitue une étape essentielle dans l’laboration des politiques gouvernementales.

© Anna Stills

Ces déclarations de politique gouvernementale (fédérale, régionale ou communautaire) étant le fruit des arbitrages post-électoraux, certaines lignes issues des mémorandums pourraient donc s’y retrouver simplement copiées-collées, tandis que d’autres revendications devront patienter avant d’être transposées dans des textes légaux. Un temps long de la démocratie que tout rédacteur et toute rédactrice de mémorandum connaît et accepte.

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