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Hospitalité :
et l’État, dans tout ça ?

Par Louise Canu · Journaliste
Mise en ligne le 21 mai 2024

Deux ans après l’invasion russe en Ukraine et l’accueil des réfugiés de guerre ukrainiens, comment se passe l’hébergement citoyen ? En quoi diffère-t-il de celui mis en place lors de la « crise des migrants » de 2015 ?

Photo © Vanja Stokic/Shutterstock

En Belgique, la loi du 12 janvier 2007 est censée garantir aux demandeurs et aux demandeuses d’asile l’hébergement, l’assistance sociale, médicale et psychologique, ainsi que l’accès à l’éducation pour les enfants de personnes en exil. En réalité, l’État belge a été condamné plus de 8 000 fois pour n’avoir pas respecté ces conditions d’accueil. Une partie de la classe politique et des associations de défense des droits humains dénoncent une politique migratoire restrictive et répressive, contribuant à l’érosion de notre État de droit.

Durant l’été 2015, des centaines de milliers de personnes, d’origine syrienne pour la plupart, fuient les zones de guerre dans l’espoir de trouver refuge en Europe. Alors qu’environ 500 exilé.e.s se présentent chaque jour à l’Office des étrangers, le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration Theo Francken limite l’enregistrement de demandes d’asile à 250 par jour. Cette restriction conduit les candidat.e.s réfugié.e.s à poser leurs tentes au parc Maximilien, situé en face de l’Office des étrangers, espérant obtenir un premier rendez-vous. Sur fond d’insalubrité et de violences policières, le gouvernement fédéral et la Ville de Bruxelles se renvoient la balle pour déterminer qui doit agir. En réponse à cette « politique du non-accueil », une poignée de citoyen.ne.s a créé en 2015 la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, qui deviendra un acteur essentiel dans l’hébergement citoyen des personnes exilé.e.s.

Andrea Rea, Antoine Roblain et Julia Hertault, Héberger des exilé·es : initiatives citoyennes et hospitalité, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2023, 176 pages.

Une réponse citoyenne face à l’inaction de l’État

Fin 2016, une autre population d’exilé.e.s débarque à Bruxelles, cherchant à fuir les dictatures militaires d’Afrique et le réchauffement climatique. Augmentant considérablement durant l’été 2017, ces migrants en transit ont pour beaucoup d’entre eux quitté Calais dans l’espoir de rejoindre l’Angleterre depuis la Belgique. Puisqu’ils ne sont pas candidats à l’obtention de la carte orange, l’accès aux infrastructures d’accueil pour les individus en quête de protection internationale leur est difficile, voire impossible. Afin de pallier la « déresponsabilisation des autorités publiques et face à l’urgence sanitaire et humanitaire documentée sur les réseaux sociaux », les bénévoles de la Plateforme continuent de leur ouvrir leurs portes. Une « réaction à l’incurie politique et un geste humaniste » qui comporte son lot de risques pour les citoyen.ne.s hébergeurs et hébergeuses, comme le rappelle Andrea Rea, fondateur du Groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’églité (GERME-ULB).

2022. L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 22 février conduit des centaines de milliers d’Ukrainien.ne.s à fuir vers l’Europe. Cinq jours plus tard, le secrétaire d’État à l’Asile et la Migration Sammy Mahdi (CD&V) déclare à la VRT : « Nous avons le devoir moral d’aider l’Ukraine et de faire preuve de solidarité. L’Union européenne dispose d’un instrument puissant pour offrir une protection à grande échelle. Nous ne devons pas tarder à leur offrir rapidement un refuge sûr ». Le hashtag #PlekVrij (#PlaceLibre), à l’initiative du secrétaire d’État, est lancé sur les réseaux le lendemain. Du jamais-vu en Belgique dans l’histoire de l’accueil des personnes exilées, « transformant l’hébergement individuel chez des citoyen.ne.s en un service de sous-traitance de l’accueil des exilé.e.s organisé par l’État », soulignent Andrea Rea, Antoine Roblain et Julia Hertault dans Héberger des exilé·es : initiatives citoyennes et hospitalité.

Le Syrien et la journaliste

En 2011, le monde entier s’émeut de la photo du corps du petit Aylan Kurdi, 3 ans, décédé sur la plage après avoir tenté de se sauver de la Syrie avec sa famille par la Méditerranée. À la même période, Deraa est la première ville à se soulever contre la dictature syrienne. Comme tant d’autres, Ahramad a quitté la ville et embarqué pour la Grèce à bord d’un bateau de fortune. « Nous fuyions tous les jours la police et les personnes qui pouvaient nous dénoncer », raconte-t-il en mêlant quelques mots de français à son anglais. Alors qu’il arrive en Autriche, l’Europe décide d’ouvrir partiellement ses frontières : « On a enfin eu le droit de prendre le train, comme n’importe quel autre être humain. » Ahramad rejoint Calais, fin 2015, dans l’espoir de se rendre ultérieurement en Angleterre. Quatre mois plus tard, il rencontre Anouk Van Gestel, à l’époque journaliste, dans la « jungle ». Préoccupée par son état de santé dû à l’insalubrité du camp de Calais, la membre de la Plateforme citoyenne propose de l’héberger une dizaine de jours, à son domicile. Il y reste finalement dix mois, le temps d’effectuer l’ensemble des démarches administratives pour obtenir sa carte de séjour.

« Vous permettez une seconde ? Mon chat demande à sortir. » Meshmash (« Abricot », en arabe) est un cadeau reçu des réfugié.e.s qu’Anouk Van Gestel accueille chez elle depuis des années. « Ils adorent les chats, ne me demandez pas pourquoi. J’étais plutôt chien. » Il en faut certes un peu, du chien, quand on se retrouve accusée d’être la « tête pensante d’une association criminelle internationale ». Poursuivie en 2017 pour avoir offert le gîte à des migrant.e.s et avoir mis à disposition un téléphone et un ordinateur (ce qui peut être considéré comme aide à la migration illégale), Anouk assure : « J’en ris encore ! »

Entre la crise de l’accueil des migrants en 2015 et l’arrivée des réfugiés ukrainiens en 2022, un changement de position politique s’est opéré, notamment par rapport à l’hébergement citoyen organisé.

© Alejandro Canicero/Shutterstock

Objectif : intégration

Le 4 mars 2022, l’Union européenne lance la procédure de protection temporaire, mécanisme juridique visant à protéger les personnes déplacées massivement fuyant une zone de guerre. Adoptée en 2001, cette directive n’avait encore jamais été activée. D’une durée d’un an et renouvelable deux fois, cette protection permet aux exilé.e.s ukrainien.ne.s de disposer automatiquement d’une carte de séjour et d’éviter la procédure souvent fastidieuse des demandes d’asile. Enfin, elle donne la possibilité aux exilé.e.s de bénéficier de droits dans toute l’Union européenne : droit de séjour, accès au marché du travail, accès au logement, à la protection sociale et médicale ainsi qu’au système bancaire. Bref, elle sert à entrer en contact avec le tissu social, favorisant l’intégration au sein de la société d’accueil.

En mars 2022, 90 % des exilé.e.s ukrainien.ne.s bénéficiant de la protection temporaire logent chez le citoyen. « Contrairement à l’auto-organisation des hébergements citoyens de la Plateforme citoyenne lors de périodes migratoires précédentes, cet accueil est soutenu par le Centre de crise national (NCCN), agissant sous mandat gouvernemental, (qui) prend en charge la coordination des activités d’enregistrement, d’accueil et de soutien aux personnes ukrainiennes », soulignent les auteurs et l’autrice. Après un pic de solidarité les premiers mois, les vacances d’été marquent néanmoins une diminution de l’offre d’hébergement citoyen. Les régions tentent alors « d’accroître les solutions d’hébergement collectif tout en encourageant l’intégration des exilé.e.s ukrainiennes sur le marché locatif, à condition qu’elles et ils aient les moyens financiers nécessaires ».

La protection temporaire, une chance

Alina, réfugiée ukrainienne, trouve refuge à Bruxelles le 21 mars 2022. Sa fille âgée de 8 ans à l’époque, sa mère et elle intègrent toutes les trois le foyer d’un couple espagnol habitant Bruxelles depuis vingt ans, trouvé par le biais d’une connaissance. Contrairement aux idées reçues, elle n’a pas touché le pactole : « La commune nous a offert 140 € pour deux mois, à ma fille et moi. » Deux mois suffisent pour qu’Alina régularise leur situation. Reconnaissante, elle admet que « personne ne savait que la Belgique nous apporterait un tel soutien ». Elle est désormais à la tête du Ukrainian Voices Refugee Committee, un centre communautaire qui propose également du soutien aux autres réfugié.e.s, issu.e.s pour la plupart d’Afghanistan, de Syrie ou du Burundi. Avec un objectif : intégrer plutôt qu’accueillir, en créant des ponts entre les institutions et les exilé.e.s.

« Nous avons eu la chance d’obtenir la protection temporaire. Certaines personnes attendent cinq ans ou n’obtiennent jamais leurs papiers. Ils sont simplement déplacés d’abri en abri, c’est très injuste », constate Alina. « Le gouvernement ne veut pas de problème avec les réfugié.e.s. Ces derniers et ces dernières souhaitent comprendre les règles et les modes de vie de leur pays d’accueil. Nous voulons instaurer un dialogue à l’écoute des attentes et des expériences de chacun.e. »

Pourquoi pas avant ?

De l’avis de toutes et tous à l’issue de ce reportage, l’intégration des réfugié.e.s ukrainien.ne.s est une excellente chose. « Cela montre que l’Europe dispose de toute une série d’outils et de connaissances pour accueillir et intégrer de manière saine, autant pour les individus que les sociétés d’accueil », constate Adriana Costa Santos, ex-coordinatrice de la Plateforme citoyenne. Il s’agit donc de se demander pourquoi un tel dispositif n’a pas été déployé avant.

« Excellente question… » admet l’ensemble de nos interlocuteurs et interlocutrices. « Il ne s’agit pas tant de partager une proximité culturelle. Ils sont majoritairement orthodoxes et ne parlent pas notre langue», rappelle Andréa Rea. « La réponse serait plutôt géopolitique, il s’agit probablement de favoriser leur entrée future dans l’OTAN ou au sein de l’Union européenne. Ce qui n’est pas le cas des Syrien.ne.s. » David, qui avait accueilli à l’époque avec sa femme un jeune couple ukrainien et leurs trois enfants, admet avoir été moins ému par « la crise syrienne ». « On s’est posé la question depuis : pourquoi ? Probablement la peur culturelle, inconsciente, d’accueillir les gens du Moyen-Orient. » « De vilains clichés », conclut-il, ravivant le narratif politico-médiatique de « l’appel d’air » que provoquerait l’accueil de réfugié.e.s non occidentaux.les. Simon Moutquin, député mobilisé en faveur de la justice sociale, pointe du doigt « une logique xénophobe dans le fait de distinguer le bon réfugié qui fuit la guerre du mauvais migrant économique ». Enfin, le secrétariat d’État à l’Asile et la Migration n’a pas donné suite à notre sollicitation.

Et nous de conclure, par les mots d’Anouk Van Gestel : « Nous sommes fatigués de nous substituer à l’État, qui se soustrait à ses obligations et n’assume pas ses responsabilités. » Plus de 8 000 condamnations, vous dites ? « Et cela empirera si la N-VA et le Vlaams Belang arrivent au pouvoir d’une manière ou d’une autre. Ils n’ont pas le droit de gagner une cause pareille. »

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