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La Communauté politique européenne : un « machin » de plus ?

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 28 novembre 2023

Un an après sa création, la nouvelle organisation voulue par Emmanuel Macron peut-elle repositionner l’Europe sur l’échiquier mondial tout en assurant sa sécurité ? Les sommets se suivent, mais les gestes forts manquent. Et si la Communauté politique européenne (CPE) n’était qu’un « machin » de plus ?

Illustrations : Julien Kremer

Et de trois. Le 5 octobre dernier s’est ouvert à Grenade le troisième Sommet de la Communauté politique européenne (CPE). Sur les 47 pays figurant sur la liste des participants, deux manquaient à l’appel, et pas n’importe lesquels : l’Azerbaïdjan et la Turquie. Le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev avait boycotté la réunion en la qualifiant de « pro-arménienne », tandis que son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan faisait faux bond au prétexte d’un mauvais rhume. Quelques jours auparavant, le même Erdoğan avait salué la « victoire » éclair de l’armée azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh, laquelle devait entraîner le déplacement de la quasi-totalité de la population arménienne.

Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan est ainsi devenu un point central des discussions tenues dans la ville andalouse. Même en l’absence de l’Azerbaïdjan et de la Turquie, des caucus ont eu lieu et un rapprochement entre l’Arménie et l’Union européenne a été envisagé. Il pourrait potentiellement aboutir à un accord de partenariat politique et de libre-échange semblable à ceux conclus par l’UE avec l’Ukraine et la Moldavie. « Je suis en faveur de ce rapprochement », a déclaré le président du Conseil européen Charles Michel, soulignant le « soutien indéfectible à l’indépendance, à la souveraineté, à l’intégrité territoriale et à l’inviolabilité des frontières de l’Arménie. Notre intérêt est d’avoir un Caucase stable et prospère ».

Maigre consolation. Car en réalité, un an après sa création, la Communauté politique européenne peine à trouver ses marques. Nombre d’analystes estiment que le Sommet de Grenade a de nouveau soulevé des questions quant à l’efficacité de ce forum de dialogue lancé en 2022 par le Français Emmanuel Macron en réponse à l’insécurité engendrée par le conflit en Ukraine. En Andalousie, beaucoup de discours ont sonné creux là où certains attendaient des gestes forts. Mais avant de dresser un bilan, il faut rappeler que le rôle de la CPE est avant tout de fournir un espace paneuropéen de dialogue politique entre les pays membres mais aussi non membres de l’Union européenne. Ceux sur lesquels l’UE a difficilement prise puisqu’ils ne font pas partie du club des Vingt-Sept.

Côté face et côté pile

Côté face, une coopération et un dialogue renforcés. La CPE offre une plateforme de coopération et de dialogue régulier entre les États membres de l’UE et leurs voisins sur des questions aussi importantes que la sécurité, la stabilité et la prospérité en Europe. Elle peut servir de mécanisme de réponse rapide aux crises régionales, comme la guerre en Ukraine ou le conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, en favorisant la médiation entre les parties impliquées. Elle permet d’inclure l’Ukraine, la Moldavie et les Balkans occidentaux dans un dialogue politique plus étroit sans nécessairement en faire des États membres. Elle renforce la solidarité politique en Europe « unie » et contribue plus largement à la promotion de la paix, de la sécurité et de la stabilité dans la région, notamment en soutenant les pays confrontés à des conflits.

Côté pile, l’absence à Grenade d’acteurs rendus incontournables par le contexte international – en l’occurrence le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev et son homologue turc Recep Tayyip Erdoğan – a mis en évidence les difficultés que doit encore surmonter la CPE en matière de participation et d’engagement si elle veut gagner en crédit. Ce troisième sommet a été pointé par certains observateurs pour son manque de résultats concrets et de mesures tangibles. Son efficacité a également été jugée insuffisante en tant que mécanisme de résolution des problèmes. Ces problèmes sont extrêmement graves et susceptibles d’engendrer de lourdes conséquences sur l’équilibre européen, telle la menace nucléaire régulièrement brandie par Moscou dans le cadre du conflit ukrainien. D’où, estiment d’aucuns, la crainte que le remède préconisé par la CPE soit pire que le mal. Le risque serait qu’elle fragmente un peu plus l’approche européenne en matière de politique étrangère, domaine où l’UE est longtemps restée nain1 avant que la guerre en Ukraine ne lui commande de resserrer les rangs.

« Sous assistance respiratoire »

La presse a pu se montrer féroce après le rendez-vous de Grenade. Politico estime ainsi que la CPE est « sous assistance respiratoire ». « S’agissait-il d’un simple forum de discussion, questionne le média politique, d’une maison de transition pour les candidats à l’adhésion à l’UE ou d’un forum régional permettant aux dirigeants européens de prendre des décisions et de désamorcer les tensions ? Si l’un de ces objectifs était celui de la CPE, il échoue dans les trois cas. »  Politico relève encore que l’initiative qui consistait à déployer une mission d’observation de l’UE à la frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, l’une des rares lancées par la Communauté politique européenne, a été torpillée par l’offensive militaire azerbaïdjanaise au Haut-Karabakh.

Que la marge de manœuvre des Européens en matière de politique étrangère soit limitée, cela n’a rien de nouveau. Qu’ils échouent déjà au stade d’un forum de discussion est préoccupant. L’absence du Turc Erdoğan et de l’Azerbaïdjanais Aliyev montre à tout le moins que ces deux-là estiment qu’il y a d’autres endroits que la CPE pour parler de la guerre et de la paix.

Une autre rencontre prévue au Sommet de Grenade a tourné court. Les présidents du Kosovo et de la Serbie auraient dû se parler en terre espagnole. La tension monte régulièrement entre Belgrade et son ex-province. Fin septembre encore, un commando serbe a tenté de prendre d’assaut le nord du Kosovo. Mais le Premier ministre kosovar Albin Kurti n’était pas là. Seule la présidente Vjosa Osmani, dont la fonction est essentiellement protocolaire, avait fait le déplacement en Andalousie.

Un machin ?

Une telle addition de critiques conduit tout naturellement à se demander s’il faut vraiment ajouter un étage supplémentaire à la fusée européenne pour renforcer la sécurité du vieux continent. Si la multiplication des formats, des institutions et des sommets est pertinente dans la construction du dialogue interétatique. Si ce n’est pas un « machin » de plus, référence à l’appréciation peu charitable adressée par le général de Gaulle à l’Organisation des Nations unies, toujours bien vivante aujourd’hui en dépit de ses grands moments d’impuissance et de ses multiples échecs

À ces questions répond de manière tranchée Manfred Weber, le chef du groupe parlementaire PPE (Parti populaire européen). L’eurodéputé allemand insiste pour que les négociateurs s’appuient « sur les structures dont nous disposons, et ce sont les structures de l’Union européenne ». Autrement dit, le Conseil européen, le Conseil des ministres des Affaires étrangères ou encore le haut représentant de l’UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité.

Car il y a abondance. Et défiance. Au moment de la création de la CPE, en octobre 2022, l’initiative du président Macron traduisait déjà, pour certains, l’échec des instances censées faire le job. À « Euractiv », l’historien de la construction européenne Laurent Warlouzet expliquait que « l’UE a montré qu’elle ne pouvait pas être omnipotente, donc effectivement nous constatons qu’une partie des problèmes européens sont pris en charge par des instances différentes de l’UE, comme le Conseil de l’Europe ou l’OSCE – l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe ».

Nombre d’exemples illustrent l’étroitesse de la marge de manœuvre des Vingt-Sept en tant que communauté politique agissante sur l’échiquier international, sans qu’il faille pour autant remonter aux guerres d’ex-Yougoslavie. Des initiatives isolées en sont régulièrement le cruel révélateur. On se souvient ainsi du Français Nicolas Sarkozy jouant les pompiers en Géorgie et en Libye. Ou de la chancelière allemande Angela Merkel s’affichant aux côtés de Vladimir Poutine.

Ces interventions de cavaliers seuls peuvent engendrer des conséquences désastreuses qui resteront comme autant de cicatrices sur le corps européen. À l’avenir, la CPE devrait en principe préserver l’Union de ce genre d’expériences. L’Europe communautaire, à qui l’on reproche de privilégier les relations économiques pour mieux occulter les questions politiques qui fâchent, n’aurait désormais d’autre choix que de composer avec la CPE, voire de s’effacer devant la logique intergouvernementale qu’elle incarne au moins en partie. Son agora doit aussi être le lieu permettant de réaffirmer la spécificité des démocraties libérales face aux régimes autoritaires ainsi qu’un pôle d’attraction pour tous ceux qui refusent d’entrer dans l’univers imaginé par la Russie, la Chine ou la Corée du Nord.

« Un espace de valeurs communes et un espace géopolitique »

Bien sûr, il faut garder les pieds sur terre. « Ce dont il s’agit avec la CPE, résume Laurent Warlouzet, c’est la très grande Europe, ce qui limite de fait les ambitions de la CPE. Ce n’est pas vraiment un espace de solidarité ni de puissance, mais plutôt un espace de valeurs communes et un espace géopolitique. »

La CPE doit-elle servir un énième élargissement de l’Union européenne – qui inclurait l’Ukraine – comme le souhaite Charles Michel ? Repousser les frontières serait susceptible de la rendre « non seulement plus grande, mais aussi plus efficace », affirme le président du Conseil. Toutefois, pour Daniela Schwarzer, politologue coautrice d’un rapport consacré à la réforme et à l’élargissement de l’UE, la Communauté politique européenne n’est pas une « salle d’attente » pour les pays qui veulent se frayer un chemin vers l’Union : « La CPE est vraiment l’endroit où peuvent aller les pays qui ne partagent pas les principes fondamentaux que l’UE a mis en place, comme, par exemple, l’État de droit. »

« Ces derniers, ajoute-t-elle, ne veulent pas créer quelque chose de plus politique. Ils veulent simplement être dans un format de dialogue, dans un arrangement assez souple où des conversations diplomatiques peuvent avoir lieu, où les décideurs politiques se rencontrent au plus haut niveau. C’est à cela qu’il sert. » Et pour ceux qui la désirent malgré tout, l’adhésion à l’Union est soumise à des conditions bien connues : critères de Copenhague et intégration de l’acquis européen dans le droit national. UE et CPE sont deux clubs distincts, mais qui s’entrecroisent. À chacun ses valeurs, ses limites et ses exigences. Encore faut-il qu’ils parviennent à se parler pour assurer la sécurité dont le vieux continent a urgemment besoin.

  1. Selon l’expression consacrée, l’Europe est souvent qualifiée de « géant économique » et de « nain politique ».

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