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De la désobéissance
à la résistance civile

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 17 février 2023

Aujourd’hui, la désobéissance civile est sur toutes les lèvres dès que s’institue une forme de contestation au cœur de la société. Mais s’agit-il vraiment de cela ? Cette notion n’est-elle pas galvaudée, voire instrumentalisée quelquefois à mauvais escient ? Interview d’Albert Ogien, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS et auteur de nombreux ouvrages sur les mouvements citoyens et le système démocratique.

Illustrations : Olivier Wiame

Vous êtes un spécialiste de la désobéissance civile. Pourriez-vous brièvement en retracer les contours et limites ? Puisque vous l’affirmez : on ne désobéit pas n’importe comment.

Avec mon amie philosophe Sandra Laugier, nous avons écrit un livre à ce sujet il y a une dizaine d’années dans lequel nous avons essayé de donner une définition assez rigoureuse de la désobéissance civile, notamment à partir d’exemples historiques. Selon cette définition stricte, pour désobéir, il faut qu’il y ait une loi à laquelle contrevenir. C’est donc une différence par rapport aux actes qualifiés de désobéissance civile aujourd’hui, dans le domaine de l’environnement, pour lesquels il n’y a pas de loi enfreinte. La désobéissance civile, c’est refuser de se plier à une injonction ou une réglementation. Le faire de façon publique, en son nom propre. Et surtout, essayer de se faire sanctionner pour qu’un tribunal statue sur la légitimité de l’acte que vous avez posé en opposition à une loi ou un texte que vous trouvez injuste, indigne et que vous ne voulez pas respecter. Le procès est l’occasion de tenter de rouvrir le débat sur la légalité de cette loi, en essayant de la faire abroger ou amender. C’est un contexte assez strict, une succession d’actes totalement non violents dans lesquels des personnes se mettent en danger au nom de principes supérieurs comme la justice, l’égalité ou la dignité. C’est ce qui s’est passé pour les droits civiques, également en Inde du temps de Gandhi, dans les luttes pour le droit à l’avortement, la lutte contre les OGM…

Gandhi, Martin Luther King, de grandes figures historiques, ont en effet eu recours à la désobéissance civile pour des combats cruciaux relatifs à la défense des droits fondamentaux. Y a-t-il aujourd’hui des enjeux qui justifient l’emploi de cette méthode ?

C’est là que cela devient un peu compliqué. La variété des règles qui respectent la dignité humaine est assez grande en Europe, ce qui implique que les causes relevant de la désobéissance civile sont moins importantes. J’ai beaucoup travaillé sur des formes de désobéissance civile provenant d’agents de service public, par exemple dans le cadre de la réduction d’accès à des services pour une catégorie de personnes, et qui refusent de les appliquer, notamment des agents issus des entreprises de l’électricité et du gaz qui refusent de couper les compteurs chez des clients. Mais cela reste surtout des actions anonymes, et sans action en justice, ce n’est donc pas de la désobéissance civile. Je prends toujours également cet exemple remarquable d’un policier qui laissait passer des enfants juifs à l’époque du nazisme, et qui le faisait pour pouvoir se regarder dans le miroir le matin. Mais il le faisait de manière anonyme. C’était héroïque, mais pas du ressort de la désobéissance civile. Aujourd’hui, dans les pays où le délit de solidarité est en vigueur, accueillir le migrant ressort en revanche de la désobéissance civile, puisque c’est illégal. Il y a un cas formidable qui est celui de Carola Rackete : cette capitaine s’était vu refuser l’accès portuaire en Italie avec son bateau remplis de migrants et elle l’a forcé. Elle s’est retrouvée devant le tribunal, elle a été relaxée et le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini a été condamné. L’aide aux migrants fait partie des derniers grands actes qui relèvent de la désobéissance civile. Il y a aussi un enjeu, qui ne vaut plus en Belgique, mais bien en France, qui est celui de l’euthanasie.

Estimez-vous que les actions menées aujourd’hui dans les musées par le collectif Just Stop Oil relèvent de cette définition ? Ou celles des scientifiques qui s’associent avec Extinction Rebellion ?

Comme il n’y a pas de loi dans ce domaine et que les gouvernements affirment qu’il faut stopper les investissements dans les industries fossiles, c’est compliqué. Ce que ces associations estiment, c’est que les États n’en font pas assez. Il n’y a donc pas désobéissance civile, mais une forme de pression exercée sur les gouvernements. J’appelle cela des actes d’actions directes non violentes. D’ailleurs, aujourd’hui, ils préfèrent parler de résistance civile plutôt que de désobéissance civile. Cette action vise à mettre les gouvernements au pied de l’ouvrage en leur rappelant qu’ils se sont engagés à faire des choses, mais qu’ils ne font rien. Or, on ne peut pas désobéir à l’inaction.

Vous affirmez qu’il ne faut pas confondre la désobéissance civile comme forme d’action politique et comme moyen de déstabilisation. La frontière entre les deux n’est-elle pas un peu floue ?

Là aussi, effectivement, il y a des formes d’instrumentalisation des méthodes de la désobéissance civile avec des actions non pacifiques et à des fins de coups d’État fasciste comme ce fut le cas au Chili et comme cela a failli être le cas aujourd’hui avec l’élection de Lula, au Brésil. Quand ces actions visent à priver de droits des personnes, de la part de ceux qui les demandent et qui veulent renverser un gouvernement librement élu, il est compliqué d’affirmer que ce sont des principes que l’on peut respecter. Il y a eu par ailleurs le cas de la désobéissance de maires qui refusaient de marier des couples homosexuels en France lors du vote de la loi légalisant le mariage pour tous, avec comme figure de proue Christine Boutin qui affirmait qu’elle avait une armée de 4000 maires de son côté. Le ministère de l’Intérieur a réagi en rappelant qu’un maire n’a pas le droit de brandir la désobéissance civile dans ce cadre-là. L’idée était de l’utiliser pour refuser un droit à des personnes qui le demandent. Parallèlement, un élu écolo, Noël Mamère avait lui effectué un acte de désobéissance en mariant un couple homosexuel en vue de faire évoluer la loi.

Vous qualifiez les mouvements citoyens actuels de « pratiques politiques autonomes », que voulez-vous dire par là ?

Quand on étudie le domaine de l’action politique en démocratie représentative, on observe une grande barrière de séparation entre les gouvernants et les gouvernés. L’élection est l’élément dans lequel une série de personnes qui ont décidé de faire un métier dans la fonction politique et reçoivent mandat pour représenter l’ensemble de la société. La stratification des choses aboutit au fait que la profession de « politique » devient une sorte d’institution réservée à une certaine frange de la population qui finit par truster ces positions et qui exclut les citoyens ordinaires, les électeurs, d’une délibération, d’une forme de participation. C’est ce qui fait la crise actuelle de la démocratie : une captation par un corps de professionnels qui, une fois élus, travaillent à l’écart des préoccupations de ceux qui ont voté pour eux. Cette sémantique est très nette entre gouvernants et gouvernés : « Vous nous avez élus, maintenant taisez-vous, la sanction à notre action ne pourra advenir que dans quatre ou cinq ans lors des élections. » Il y a une sorte de chape de plomb qui tombe sur la démocratie, une forme d’usure, de « routinisation », avec pour conséquence que les populations ne se reconnaissent plus dans les personnes à élire. Cela se traduit par la hausse vertigineuse des taux d’abstention et pose la question : « Comment faire entendre la voix des citoyens si elle ne l’est pas par le truchement des élections ? » On observe alors que les gens s’organisent en associations, en collectifs et font entendre leur parole d’une manière extra-parlementaire.

Quelles sont leurs caractéristiques par rapport à d’autres mouvements plus anciens ?

J’ai employé l’expression « pratiques politiques autonomes » parce que je pensais que « société civile » ne rend pas bien compte de ce monde associatif, de collectif de luttes. Entre les gens qui défendent la nature, qui font de l’action humanitaire et ceux qui demandent un changement de régime politique, tout cela relève de la société civile, mais ça ne différencie pas leurs objectifs. Raison pour laquelle j’ai préféré parler de pratiques politiques, puisque l’objectif est de changer quelque chose dans l’organisation de la société en général. Toute action collective qui vise à modifier un état de la société est une action politique. Que ce soit pour la défense des droits des migrants, la légalisation de l’euthanasie, la lutte contre les féminicides… Ce sont des questions qui ne sont pas prises en compte par les parlements.

Quel est l’impact des mouvements citoyens contemporains sur nos démocraties, est-ce que leur intérêt principal ne consiste pas à rappeler que la capacité politique de tout citoyen est à prendre en compte ?

Si l’on dit que le politique, c’est de la représentation, on rate le travail que la société effectue sur elle-même pour changer ses conditions d’existence collective. Je nomme donc politiques toutes ces actions qui changent un état de la société. Vu le nombre d’actions sur des terrains très différents, je suis arrivé à cette définition de l’activisme politique qui est une auto-organisation de citoyens en vue de changer le système de représentation. Mais, à côté de cela, il existe aussi des actions destinées à changer des éléments de la vie sociale, notamment pour faire évoluer les mœurs. Cela ne passe pas par le Parlement, sauf lorsque cette revendication est portée avec force et justice. À ce moment-là, le Parlement est obligé de s’en saisir.

Quels sont les mouvements citoyens récents qui vous ont épaté de par leur portée ou l’originalité de leur action ?

Ce qui m’interpelle, c’est le niveau de coordination entre eux, notamment dans le domaine des droits des femmes et de défense de l’environnement. Au départ, les grandes associations ne voyaient pas d’un bon œil les petites associations citoyennes. Le plus grand opposant à la conférence citoyenne pour le climat, c’étaient d’ailleurs les grandes ONG instituées. Mais cela a un peu rebattu les cartes. Aujourd’hui, on a avancé dans la nécessité de coordonner les initiatives qui œuvrent dans un même sens. Un exemple illustratif est celui d’Extinction Rebellion qui est né d’une volonté de se dissocier de ce système de partenariat des grandes ONG avec les gouvernements, leur reprochant de l’inaction et misant sur le trouble à l’ordre public.

Mais cela n’a pas fait bouger grand-chose. Ce qui définit l’activisme aujourd’hui, c’est de faire bouger les lignes, mais sans prendre le pouvoir. Sauf qu’après réflexion en interne, certains ont estimé qu’il fallait monter en politique, ce qui ne plaisait pas à tout le monde. Et ils ont créé Just Stop Oil et Insulate Britain, réduisant ainsi leur action à des éléments de l’urgence climatique, au travers de revendications plus précises (ne plus investir dans les énergies fossiles et isoler les maisons et bâtiments en Grande-Bretagne, NDLR). Les activistes se concentrent sur une plus petite question, mais ils la conçoivent au sein d’un enjeu plus général. Avec une capacité d’agir sans chef de file, mais pour une cause commune.

C’est une échelle locale plus décentralisée et cela plaît beaucoup à la jeunesse qui ne veut plus de chef. Cette modalité démontre une grande maturité de l’intelligence collective. On voit cela également dans d’autres mouvements, ce qui traduit aussi la force mondiale des modèles d’organisation. L’un des soucis de l’activisme, c’est la dispersion. Mais grâce aux réseaux, on se partage les bonnes pratiques, la manière dont les citoyens peuvent s’emparer d’outils pour faire céder un pouvoir. Les réseaux ont insufflé cette capacité d’organisation et de coordination qui permet à des organismes décentralisés de s’activer conjointement.

Pensez-vous que les nouvelles formes d’activisme vont remplacer les actions menées par ce que l’on appelle les corps intermédiaires et qu’aujourd’hui, elles sont plus efficaces que de bonnes grosses grèves ?

L’organisation de la représentation de la délégation aujourd’hui pèche par défaut. La Belgique est un cas particulier, car le lien entre la société et ces organisations est plus grand qu’en France, il y a une plus grande déliaison en rapport avec l’organisation des pouvoirs et une plus grande diffusion de l’esprit démocratique. En France, il y a un rapport très direct entre les citoyens et l’État alors qu’en Belgique, il est très médié par un ensemble institutionnel qui donne une place à tout le monde. Il y a par ailleurs le vote à la proportionnelle et la tradition du compromis. Cela atténue la violence sociale, qui est très importante en France. Les Gilets jaunes ont par exemple eu du mal à s’implanter en Belgique. Le modèle belge est donc très clientéliste, mais il organise mieux le rapport entre les citoyens et l’État.

Cela n’empêche pas la grogne des citoyens.

Qu’il y ait de la grogne, c’est normal, car l’organisation de l’économie capitaliste moderne fait que les personnes qui nous gouvernent sont un peu pieds et poings liés par les règles de concurrence de marché, et les droits ne sont pas respectés. C’est un peu une constante des politiques européennes néolibérales : on change de gouvernement, mais ce sont toujours les mêmes politiques.

L’activisme a-t-il la capacité à fixer un nouvel objectif à la démocratie ?

La démocratie représentative est un bon système, mais il s’ossifie, se rigidifie, rouille un peu le système institutionnel. Les pratiques politiques autonomes se développent justement pour contrer cette ossification. Les citoyens ont quitté de manière assez large les partis politiques pour ces groupes autonomes de réflexion et d’action, ce pour quoi je les qualifie d’activismes politiques. Une grande part des grosses ONG sont devenues des partenaires à part entière qui négocient d’ailleurs directement avec les États. Ces organisations de lutte pour le climat, les droits de l’homme sont des partenaires, des lieux d’expertise. Cette dernière ayant quitté les sphères gouvernementales pour les sphères associatives. Par exemple, l’expertise juridique en matière d’environnement est plus importante dans les associations que dans l’État. Ce qui permet que les États soient condamnés par ces mêmes associations !

Le pouvoir judiciaire peut se retourner vers l’exécutif en l’accusant de ne pas honorer ses propres engagements. L’activisme est donc devenu une forme d’opposition politique qui a lieu en dehors du système de représentation officiel. Je pense que nous sommes dans un moment où l’ordre politique s’est ouvert. Nous venons d’un système bipolaire – majorité contre opposition –, et aujourd’hui, il y a un troisième partenaire : les associations citoyennes, qui font partie du jeu politique. On peut leur reprocher de ne représenter personne puisqu’elles ne sont pas élues. Mais on ne peut nier cette forme de représentation politique. On observe aussi l’accroissement des conférences citoyennes, de gens tirés au sort qui sont associés pour l’amendement de lois par différents gouvernements. C’est une forte évolution que cette reconnaissance de la légitimité du tirage au sort et donc de l’égalité attribuée à tous les citoyens.

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