La tartine
Hacktivisme
et cause à défendre
Yannick Chatelain · Professeur associé et enseignant-chercheur à la Grenoble École de management
Avec la rédaction1
Mise en ligne le 17 février 2023
L’hacktivisme s’est démocratisé, notamment au travers du « slacktivisme »2. Il n’est plus la chasse gardée d’une élite technologique, il est multiforme. Une action hacktiviste peut relever du cybercrime à juste titre, ou être parfois envisagée ainsi pour entraver le droit à la résistance légitime d’une population. Aujourd’hui, la possibilité est offerte à tous les citoyens ayant le privilège d’accéder à Internet de lancer ou d’appuyer des actions, d’aider à la visibilité d’une cause qu’ils jugent importante à défendre. Cela peut être qualifié de « cause à défendre » (CAD) par analogie avec le terme de « zone à défendre » (ZAD) apparu en France au début des années 2010.
Illustrations : Cost
Même si le gouvernement du Royaume-Uni n’en a pas tenu compte en raison d’une participation inférieure à 75 %, la pétition contre le Brexit– désormais « fermée » – est toujours consultable en ligne. Elle a dépassé les 4 millions de signataires. En octobre 2018, plus d’un million de personnes ont signé la nouvelle pétition lancée par Christian Broughton, l’éditeur de The Independent. Cette dernière, baptisée « Final say », appelait la gouvernance à donner au peuple britannique le droit d’avoir le dernier mot concernant le Brexit et exigeait la tenue d’un nouveau référendum.
Lorsqu’une population exprime son désaccord de manière aussi massive sur Internet, il convient de noter que de nombreux gouvernements, à l’instar du Royaume-Uni, ne disposent ni d’outils (comment valider la véracité des signataires) ni de cadre législatif (à partir de quelle quantité donner suite à ce type de pétition par exemple) pour répondre à ce type de situation. Les autres gouvernances « démocratiques » gagneraient à s’interroger également sur l’attitude à adopter lorsqu’une population exprime son désaccord de façon aussi massive sur Internet.
L’intérêt d’une analyse SWOT de l’hacktivisme
L’analyse ou matrice SWOT – de l’anglais strengths (forces), weaknesses (faiblesses), opportunities (opportunités), threats (menaces) – est un outil de stratégie d’entreprise permettant de déterminer les options offertes dans un domaine d’activité stratégique. Une analyse SWOT de l’hacktivisme vise à éclairer sur les options offertes aux citoyens du « technomonde » lui permettant de participer activement aux débats sociaux, tout en lui donnant une lecture du cadre dans lequel il peut agir.
Dès lors que l’on a le privilège d’avoir un accès à Internet – rappelons qu’à ce jour ce n’est pas le cas pour 3,8 milliards de personnes –, lorsque l’on se demande ce que l’on peut faire pour défendre une cause qui nous semble juste, il est important d’identifier les écueils à éviter. Il s’agit de rester dans un cadre éthique proche de celui de la communauté des hackers. Voici quelques éléments de réponse dans l’analyse SWOT ci-après. Attention, celle-ci n’a pas prétention à être exhaustive, elle se veut une piste de réflexion qui reste à compléter et à affiner.
Des forces…
Une possibilité nouvelle qui permet l’engagement des hommes et des femmes à la vie de la cité. Des structures, souvent des ONG, mais aussi des particuliers, peuvent bénéficier de cette nouvelle possibilité d’engagement des citoyens pour solliciter leur soutien au travers de cet activisme informatisé. Les pétitions en ligne sont faciles à mettre en place. De nombreuses solutions existent, l’une des plus connues, change.org, est simple à utiliser et accessible à tous. L’immédiateté de l’action agit comme un coup de poing : lorsqu’elle est réfléchie, lisible et légitime, elle peut s’appuyer sur les réseaux sociaux, les forums, les sites, les blogs, les mailing-lists… Cela permet, lorsque la mobilisation de l’opinion est au rendez-vous, une prise en compte de la problématique soulevée par les médias de masse, et de fait une information du grand public rapide, bien au-delà d’Internet.
Des ONG, des think tanks se structurent. Ces acteurs peuvent se mobiliser et mobiliser les internautes pour interpeller par exemple les politiques sur des sujets sociétaux. Dans le domaine d’Internet, en France par exemple, elles peuvent faire des propositions concrètes et réalistes dans la recherche d’un équilibre entre sécurité et liberté, pour se diriger vers une souveraineté à l’ère du numérique juste et respectueuse de nos acquis démocratiques et de nos identités. Elles peuvent mener également des combats juridiques pour l’intérêt collectif. La Quadrature du Net est à ce titre un exemple indiscutable, tant par l’information qu’elle communique au citoyen que des moyens qu’elle met à sa disposition pour agir. Ainsi que des nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qu’elle a déposées – en votre nom et au mien – ces dernières années pour défendre nos libertés numériques.
… et aussi des faiblesses
On relève d’abord l’absence de lisibilité de l’action et les dérives. L’hacktivisme est devenu multiforme. Il peut intervenir sur de nombreuses thématiques. Sa principale faiblesse peut être l’incompréhension de son action par l’opinion publique. Certains groupes à l’instar des Telecomix répondent à une philosophie de l’action immédiatement compréhensible : défense des droits de l’homme, défense de la liberté d’accès à Internet… D’autres groupes ont une ligne beaucoup plus floue, ils prêtent alors le flanc à des critiques et à leurs détracteurs. Les Anonymous se sont ainsi mis parfois dans des situations extrêmement délicates et difficilement défendables. Cela sera le cas de l’opération qu’ils mèneront en 2012. Cette opération, baptisée #OpPedoChat (opération anti-pédophilie), a consisté à publier une liste de 500 pédophiles présumés. Cette démarche fera polémique, elle sera qualifiée par de nombreux acteurs du Net d’action irresponsable. L’association belge de protection des enfants Child Focus condamnera cette action des Anonymous en estimant que : « Si des choses illégales se produisent sur des sites de chat, c’est uniquement à la police d’agir. »
Vient ensuite la visibilité de l’action. Si mettre en place une pétition en ligne est techniquement facile, le quantitatif de signataires est le critère de réussite le plus important. Cette réussite demeure soumise à deux difficultés : d’une part, sa faculté à mobiliser, c’est-à-dire le nombre de personnes qui peuvent se sentir concernées, et, d’autre part, le savoir-faire en matière de communication digitale dont dispose l’initiateur de la pétition en ligne pour lui assurer une diffusion maximisée. Apparaît également comme une faiblesse le caractère illégal de l’action. Des lois votées restrictives de libertés peuvent réduire dans certains pays le nombre d’actions initiées, ou dissuader les citoyens d’y participer.
Si l’immédiateté peut agir comme une force, elle a aussi son revers : une action d’hacktivistes, insuffisamment réfléchie, qui utilisent de mauvais moyens pour une cause qu’ils estiment juste, sans mesurer les conséquences de leur initiative peut avoir des effets contre-productifs. Cela peut fournir des arguments à leurs détracteurs qui puisent alors dans ces dérives une opportunité pour disqualifier l’hacktivisme de façon généralisée (cf. l’opération #OpPedoChat des Anonymous que j’ai pu évoquer).
L’occasion d’un renforcement par la loi
Dans certains pays, la loi protège celles et ceux qui, pour le bien collectif, dénoncent des abus, quel que soit le type d’organisation dont ils émanent (collectivité, entreprise…). Si l’aide apportée aux lanceurs d’alertes (hacktivistes à part entière) existe au travers d’organisations comme Transparency France depuis plus de dix ans, leur défense a été renforcée par la loi depuis peu. Le dispositif « Lanceurs d’alerte » mis en place le 1er janvier 2018 par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères peut être consulté à titre d’exemple. La réalité de la protection légale du lanceur d’alerte devra être validée par la preuve. Cette évolution est porteuse d’espoir.
Des menaces à ne pas négliger
L’« insincérité » éventuelle des gouvernances quant à leur réelle volonté de protection d’hacktivistes spécifiques tels que les lanceurs d’alerte peut conduire à la mort sociale de ces derniers. Cette mort sociale demeure un risque fort. Des lois peuvent transformer des actions légitimes en actions illégales et rendre délictueux ce qui ne l’était pas. Le pouvoir peut avoir la tentation de criminaliser ce qui est juste, à seule fin de défendre et couvrir des pratiques déloyales qui lui sont profitables. C’est là, à mon sens, l’un des risques majeurs du projet de loi fake news. L’absence de modus vivendi établi et clair (par exemple le nombre de signataires minimal, la validité des signatures lors de pétitions…) conduit en outre à la non-prise en compte et à l’absence de traitement par les gouvernements « démocratiques » des actions citoyennes massives effectuées sur Internet. De plus, avec l’obscurantisme technologique intentionnel, le déficit de vulgarisation et d’information sur certains choix technologiques qui s’opèrent dans notre société surinformatisée empêche le citoyen d’avoir un avis suffisamment éclairé pour prendre position sur des décisions prises qui le concernent directement. Les machines à voter sont un exemple parmi d’autres. Enfin, le désintérêt des citoyens qui, pris dans un quotidien difficile, ne se sentent pas concernés par la chose publique peut entretenir l’idée que s’impliquer dans les débats publics sur Internet est sans utilité ou pas à leur portée.
L’hacktivisme est en construction, il a besoin de trouver ses marques, de mieux s’autoréguler pour gagner en crédibilité et en puissance. Il pourra s’inspirer, dans l’action, de ce type d’analyse SWOT, pour évoluer et devenir à moyen terme un mode d’action et d’expression citoyenne pris en considération par les gouvernances du « monde libre ».
- Cet article est une version adaptée d’un article en deux parties « Hacktivisme et cause à défendre (CAD) : forces, faiblesses, opportunités et menaces ! » (partie 1 et partie 2) mis en ligne sur The Conversation le 1er et le 8 novembre 2018. Il est reproduit aussi avec l’aimable autorisation de son auteur.
- Littéralement, « activisme paresseux », NDLR.
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