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La « guérilla » comme mode d’activisme impertinent

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 17 février 2023

Le mot « guérilla » a été très employé il y a une dizaine d’années pour décrire une forme d’activisme, mais aussi de communication tonitruante et ludique qui vise à marquer les esprits. Un mode contestataire combatif, sans entrer en guerre.

Illustrations : Olivier Wiame

Alors qu’aujourd’hui on « clashe » les œuvres d’art, on déboulonne les statues, on se colle à des SUV et que certains gestes militants se radicalisent, ne pourrions-nous pas proposer une forme d’activisme différent ? Plus ancré dans la philosophie « guérilla » que guerrière ? Pour ce faire, les adeptes de cette méthode née à la fin des années 1990 se sont fondés sur le Manuel de communication-guérilla1, d’abord édité en allemand en 1997 avant d’être traduit dans une quinzaine de langues, de devenir un manifeste et même de pénétrer différents secteurs, dont celui de la pub, qui l’a rebaptisé « guérilla-marketing ». Il s’agit, à la base, d’un activisme expérimental mêlant engagement politique, pensée critique et action artistique. Les auteurs du manifeste expliquant que leur but consiste à « saper les discours dominants, les imaginaires de la société de consommation grâce à des tactiques d’agitation joyeuse et de résistance ludique à l’oppression ». En préambule du manifeste, les auteurs affirment encore : « Il ne peut y avoir de vraie vie dans un monde qui ne l’est pas, disait Theodor W. Adorno. Pourtant, nombre d’entre nous souhaitent vivre une vie qui rivalise avec les modèles imposés et qui dispose de son propre pouvoir d’attraction. La communication-guérilla constitue un moyen de relever ce défi. » Ils déclarent également vouloir rendre accessible une pratique « qui démilitarise la “militance” et emprunte d’autres chemins que l’impasse du catéchisme idéologique ou les travers de la Realpolitik ».

Côté forme, cela se traduit par le recours à des pratiques artistico-subversives exprimées au sein de l’espace public, que ce soit au travers de happenings, de détournements et de camouflages, de théâtralisation, d’impostures et autres canulars. Des procédés censés marquer les esprits, bousculer nos imaginaires grâce à leur impertinence créatrice. Ces tactiques jouant davantage sur les émotions que sur la force persuasive du discours rationnel, même si celui-ci agit bien entendu en lame de fond. Déverrouiller et déconstruire les codes habituels du pouvoir, de la communication pour en proposer d’autres, plus émancipateurs, permet d’interroger les normes sociales, de remettre en cause les opinions et de faire réfléchir la société.

Le manifeste est limpide quant à ses buts : « Le concept de communication-guérilla est partie prenante d’un processus de lutte contre les rapports féodaux qui régissent nos sociétés – le nationalisme ancien ou nouveau, le sexisme et le patriarcat, le racisme et le mode de production capitaliste qui tient tout cela enchevêtré. Cette notion inscrit ces rapports féodaux dans une grammaire culturelle et fournit quelques clés pour en démonter les rouages. » Dénoncer les fausses évidences de l’ordre dominant, requestionner la légitimité du pouvoir, remettre l’utopie sur le devant de la scène font partie des concepts portés par la « communication-guérilla ».

Marquer les esprits

Parmi les exemples d’actions concrètes nées de cette « communication-guérilla », citons des activistes qui ont infiltré un meeting conservateur en applaudissant de manière intempestive, d’autres qui se sont déguisés en chrétiens intégristes pour bousculer une réunion d’étudiants ultra-réactionnaires. Dans un autre style, les Guerilla Girls ont choisi de revêtir des masques de gorille pour revendiquer les droits des femmes, dénonçant notamment la précarité du statut des femmes artistes. Lors de manifestations, elles brandissent également des pancartes au contenu absurde, réclamant un retour aux valeurs traditionnelles, ou elles interrogent le public par l’intermédiaire de grandes affiches placardées en ville sur lesquelles on peut lire : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au musée ? » Dans une sphère plus poétique, mais tout aussi ludique, des guerilla gardeners (ou guérilla-jardiniers) ont lancé des bombes à graines (des boules de terre contenant des graines qui fleurissent par la suite) au cœur des espaces urbains délaissés afin de sensibiliser à une meilleure utilisation de l’espace public. Le but de toutes ces actions qui ont finalement à cœur des valeurs et des droits essentiels pour nos démocraties : nous faire sortir de notre zone de confort. Bousculer les esprits. Nous inciter à ne plus avaler les codes et normes sociales formatées.

Provoquer le changement

Par rapport aux actions de « sabotage » des œuvres d’art dans les musées par le collectif Just Stop Oil (« Arrêtez le pétrole ») qui se multiplient ces derniers mois ou d’atteinte à des œuvres et symboles situés dans l’espace public (en particulier les statues controversées, héritées de l’époque coloniale), les actions de type guérilla se veulent plus ludiques, impertinentes, que colériques et destructrices. Pour arriver à ses fins, le mouvement écologiste n’hésite pas à choquer, à risquer d’abîmer des biens, quitte à revendiquer l’emploi de la résistance civile pour faire passer la pilule lorsque leurs actions sont mal accueillies ou qualifiées d’illégales. Pour les plus radicaux, notamment dans les actions liées à la défense de l’urgence climatique, la philosophie semble être : foutu pour foutu, autant y aller fort !

Le passage à des actes plus guerriers est motivé par l’impression que les manifestations, les pétitions et autres outils de contestation classiques ne servent plus à rien. D’autant plus lorsqu’il s’agit de défendre le destin de l’humanité. Le sentiment d’urgence peut alors mener à la radicalisation et à une guerre plus ouverte envers toute représentation du pouvoir, de la norme, et, quelquefois, des institutions propres à nos démocraties. Et c’est certainement là que réside le danger : le désespoir de cet activisme peut se radicaliser au point de bafouer des règles essentielles à notre État de droit. D’où l’intérêt de ne pas arriver à ce point de non-retour, d’activer d’autres méthodes telle celle de la « communication-guérilla », qui plaide pour un mode fécond de confrontation politique. On pourrait y ajouter celle du boycott qui permet de combattre des actions ou de lutter contre des valeurs qui ne sont pas respectées, en essayant de peser sur les retours attendus – en capital financier ou humain – des entreprises ou institutions visées. S’inspirer de l’Internationale situationniste, qui employait le calembour pour dénoncer l’inanité de l’art contemporain, jugé bourgeois et superficiel. Sans oublier l’artivisme ou l’hacktivisme qui nous bousculent aussi.

Ces actions constituent autant d’outils militants, de formes d’activisme qui ont en commun le recours à un esprit subversif et l’intention de prendre à parti le public présent lors de leurs performances. Mais surtout, une volonté de provoquer le changement autrement, par des actions qui marquent les esprits. Faire entendre sa voix sans sombrer dans des méthodes plus guerrières en privilégiant une communication de type guérilla est séduisant. Alors que nous commémorons ce 27 février les dix ans de la mort de Stéphane Hessel, s’indigner, puis s’engager, actionner notre guérilla intérieure pour passer à l’action, donne l’espoir de faire bouger les lignes face aux gros enjeux qui touchent aujourd’hui nos sociétés et leur avenir.

Hiérarchie de valeurs

En octobre dernier, les Tournesols de Van Gogh, exposés à la National Gallery de Londres, étaient maculés (ou plutôt la vitre les protégeant) d’un contenu de boîte de soupe par deux jeunes activistes du mouvement Just Stop Oil. En pleine crise écologique et énergétique, alors que les foyers britanniques se trouvaient étranglés par l’inflation, cette performance délivrait une question simple : l’irrévérence vis-à-vis d’une œuvre – l’une des plus célèbres et des plus chères du marché – est-elle susceptible de provoquer davantage d’indignation que la catastrophe sociale et climatique en cours ? « Le personnel des musées a été très interpellé par cette “prise en otage” des œuvres d’art », commente Jean-Philippe Theyskens, attaché au département médiation culturelle des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique et professeur d’histoire de l’art. « Tout à coup, la question de ce qui est le plus important – des générations sacrifiées par l’attitude irresponsable de certaines puissances ou un peu de soupe sur un panneau peint par un type avant 1890 et sur lequel on spécule – s’est posée. Certains ont estimé que les activistes auraient mieux fait d’aller camper devant la maison du ministre ou des lobbies responsables, mais en termes de visibilité, d’impact communicationnel, s’en prendre à l’art demeure très fort. » Ce genre d’attaque envers la « haute culture », celle qu’on ne discute pas, et le pouvoir symbolique qu’elle incarne, n’est pas une nouveauté. En 1914, la suffragette canadienne Mary Richardson avait déjà porté sept coups de hache à la Vénus au miroir de Vélasquez, dans la même National Gallery, affirmant que « la justice est un élément de la beauté plus encore que les couleurs ou les dessins sur une toile ». Le droit de vote des femmes pour lequel elle militait au Royaume-Uni sera obtenu en 1918, pour les plus de 30 ans. Julie Luong

  1. Autonome A.F.R.I.K.A. Gruppe, Luther Blissett et Sonja Brünzels, Manuel de communication-guérilla, Paris, Zones, 2011, 256 p.

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