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L’écofascisme,
une future menace ?

Julien Chanet · Chargé de projet « Pôle Études et actions politiques » à Bruxelles Laïque

Mise en ligne le 19 mars 2024

Si le concept n’est pas neuf, l’« écofascisme » est récemment venu enrichir le lexique écologique1. Quels en sont ses contours, les principaux acteurs à l’œuvre dans cette sphère hétéroclite et les risques encourus ? Décryptage des multiples nuances d’écofascisme.

Illustrations : Max Tilgenkamp

De prime abord, plus que l’« écofascisme », c’est plutôt le « carbo-fascisme » qui inquiète : la promotion par des États illibéraux, autoritaires, voire dictatoriaux, des énergies fossiles et tenant des discours climatosceptiques. Là, aux déséquilibres environnementaux se greffent les atteintes en matière d’État de droit et de démocratie. De la destruction de la forêt amazonienne pour contenter les groupes industriels de la viande au Brésil aux liens tissés entre l’Europe et Poutine (et donc Gazprom) pour l’approvisionnement de gaz naturel, les grands acteurs étatiques responsables des équilibres géopolitiques et énergétiques ont toujours fermé les yeux sur les régimes politiques des pays exportateurs et sur les conséquences environnementales. À cela, il faut ajouter les démocraties occidentales composant avec leur opinion publique et les intérêts des grandes entreprises, nationales et internationales.

Aussi, l’inertie du réchauffement du climat, décalé dans le temps par rapport aux émissions de CO2, est telle que si des élections peuvent changer la donne ici et maintenant – à la marge pour l’instant – comme au Brésil, cela sera toujours trop tard. Ni le calendrier électoral ni les éventuelles évolutions sociotechniques (amélioration des matériaux de construction induisant une baisse globale de la consommation, par exemple) ne permettent de revenir à une situation antérieure en ce qui concerne le climat. Le mal est fait, et seules des mesures adaptatives sont capables de ne pas trop souffrir de la transformation en cours. En revanche, l’avenir nous appartient, et chaque dixième de degré compte. Notons que si le réchauffement climatique est central, la « catastrophe écologique » est multiple et concerne plus globalement les capacités d’habitabilité humaine sur Terre. C’est dans ce contexte (géo)politique, énergétique et climatique que nous voyons émerger le terme d’« écofascisme ».

Plusieurs nuances d’écofascisme

Ce terme soulève bien des interrogations, quand il ne suscite pas la confusion. Aurait-il un lien avec le fascisme des années 1930, avec le nazisme ? Coupons court à cette discussion, passionnante en elle-même2, pour nous concentrer sur les rapports entre écologie et extrême droite, participant à un « processus de fascisation »3. Fondamentalement raciste et anti-immigration, l’écofacisme vise à légitimer les inégalités et les structures d’exclusion et de domination au nom même de la préservation de la planète, du climat, de la nature, de l’environnement.

Cependant, on ne peut pas passer à côté de certaines confusions, venant notamment d’une lecture anti-écologiste plus qu’anti-extrême droite. Cette lecture verrait la validation de son discours victimaire : les écologistes seraient contre la liberté. La question se pose : l’écofascisme serait-il le pendant écolo du carbo-fascisme, c’est-à-dire un autoritarisme vert ? Comme le rappelle Pierre Madelin, cette expression a pu être celle de Luc Ferry, qui l’a utilisée pour discréditer les mouvements écologistes. Mais dans un paradoxe apparent, le risque d’écofascisme a également été pointé par des intellectuels du bord opposé. En effet, des figures de l’écologie française telles que Bernard Charbonneau et André Gorz mettaient en garde contre les carences internes des États capitalistes pour affronter l’anthropocène (ou capitalocène), et les risques tant sociaux qu’écologiques que cela entraînerait. Une fois conscientes du danger que la crise écologique fait porter sur la reproduction du capital, les structures du capitalisme (États, entreprises) mèneraient une gestion autoritaire et coercitive des ressources, du territoire et des populations dont elles ont la charge.

Nous le voyons, si la définition de l’écofascisme a pu varier, il n’en reste pas moins qu’identifier les orientations d’extrême droite au sein de l’écologie n’est pas équivalent à la crainte d’un autoritarisme vert. Il n’est en effet pas soutenable ni pertinent, à l’heure actuelle, de traduire l’écofascisme comme une version plus civilisée de la rhétorique outrancière des « Khmers verts » ou des « ayatollahs de l’écologie ». Pire, si nous laissons ce discours se répandre, deux choses nous pendent au nez. D’une part, nous paierons collectivement les conséquences matérielles et donc sociales de la minimisation des effets actuels et à venir du réchauffement. Et d’autre part, le risque n’est pas d’arriver à une dictature verte, mais bien de laisser les discours d’extrême droite être normalisés, qu’ils soient au pouvoir ou non.

Ce qui est en revanche avéré, c’est que notre époque moderne est indissociable d’un certain rapport à la nature. Ce rapport est au cœur du livre de Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Un extrait de la quatrième de couverture permet de comprendre le projet théorique : « Il se trouve que les principales catégories politiques de la modernité se sont fondées sur l’idée d’une amélioration de la nature, d’une victoire décisive sur ses avarices et d’une illimitation des accès aux ressources terrestres. » […] Or le pacte entre le programme de la modernité (société d’individus libres et égaux) et celui de la révolution industrielle ou entre démocratie et croissance « est aujourd’hui remis en question par le changement climatique et le bouleversement des équilibres écologiques ». L’enjeu central est le suivant : « Il nous revient donc de donner un nouvel horizon à l’idéal d’émancipation politique, étant entendu que celui-ci ne peut plus reposer sur les promesses d’extension infinie du capitalisme industriel. »4

Une double tendance

La prise en compte de cet enjeu n’est pas dissociable du contexte actuel. Dès lors, il y a plusieurs horizons politiques en concurrence – et ce n’est pas une surprise, les tendances majoritaires ne sont pas celles qui visent un « idéal d’émancipation politique ». Car si la modernité contient en son sein bien des contradictions5, notamment en lien avec les conquêtes coloniales, elle repose sur un socle de valeurs qui a permis de remettre en question ces contradictions, et d’en proposer des alternatives ou des surpassements (libéralisme politique, marxisme, socialisme, etc.). Actuellement, nous assistons bien plus à une perte de repères politiques qui nous fait fortement régresser.

Dès lors, comment entendre le terme d’« écofascisme » et les risques qu’une telle politique arrive au pouvoir ? D’une part, une formule ramassée, inspirée par le livre d’Antoine Dubiau, permet d’exposer une double tendance : « l’écologisation de l’extrême droite » et « l’extrême droitisation de l’écologie ». Ainsi, les dérives provenant à la fois de la société civile écologiste et des attributs écologistes de l’extrême droite sont pris en compte théoriquement et politiquement, sans œillères. D’autre part, concernant la question du risque de voir émerger des courants politiques « écofascistes » suffisamment forts pour prendre le pouvoir : mieux vaut prévenir que guérir (car généralement il est trop tard). Aussi, si la combustion fossile et la prolifération d’États autoritaires font actuellement bon ménage, il n’est pas interdit de penser que plus le changement climatique se fera sentir, plus le risque de glisser vers un écofascisme (au confluent de cette double tendance) est important si l’on n’est pas préparé.

La première tendance observable, « l’écologisation de l’extrême droite », fait référence à certains courants au sein des extrêmes droites mondiales, qui portent un discours (prétendument) favorable à l’environnement. Encore minoritaires, ces courants ne nient donc pas les transformations en cours, mais vont appuyer des politiques xénophobes, anti-immigrés, au nom de l’écologie. Avec des postures « anti-mondialiste » (expression primordialement antisémite), certains écolos d’extrêmes droites, plus malins que d’autres, ont même pu se faire les chantres de la décolonisation, comme Alain de Benoist, théoricien de la Nouvelle Droite. En faisait du tiers-mondisme son cheval de Troie pour un anti-racisme dit « ethno-différentialiste », ce courant déclare : à chaque population à l’identité figée son territoire. S’il y a bien un refus du racisme biologique, la Nouvelle Droite aura théorisé un racisme culturaliste. Les héritiers de ce courant se font le chantre du « localisme » et d’une « écologie enracinée » contre « une écologie hors-sol »6.

La seconde tendance concerne « l’extrême droitisation de l’écologie ». Il faut entendre par là les discours semant l’idée qu’existeraient des lois naturelles intangibles structurantes des sociétés saines. En mélangeant la morale à des lois scientifiques (physiques, biologiques, etc.) souvent mal comprises, ces discours ouvrent la voie vers l’essentialisation, la catégorisation et la hiérarchisation des populations, c’est-à-dire au racisme. On y revient : certaines populations « contre-nature » troubleraient un équilibre social (les étrangers, les homosexuels, etc.). En construisant une opposition entre production « humaine » (« synthétique », « chimique ») honnie et production « naturelle » (« bio ») valorisée, cette tendance surfe sur nos craintes et nos angoisses quant à l’avenir.

Contre les discours validant les visions biologiques de communautés enracinées, les tentations autoritaires et une instrumentalisation de la nature entravant les droits des individus et alimentant le sexisme, la xénophobie, etc., il convient de réinscrire l’écologie dans un cadre politique où cohabitent des intérêts divergents. Une piste pour s’y engager : construire la « cité écologique » de demain en nous appuyant sur un éco-républicanisme où s’articulent les exigences de liberté, d’égalité et de solidarité7.

  1. Jean-Baptiste Fressoz, « Bolsonaro, Trump, Duterte… La montée d’un carbo-fascisme », dans Libération, 10 octobre 2018.
  2. Pour plus de détails, voir Pierre Madelin, La tentation écofasciste, Montréal, Écosociété, 2023.
  3. Ibid., p. 63.
  4. Pierre Charbonnier, Abondance et liberté : une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.
  5. Voir Julien Chanet, « Lutte contre les dominations et conditions de l’émancipation », dans Bruxelles Laïque Échos, n° 122, automne 2023.
  6. Pierre Madelin, op. cit., p. 123.
  7. Serge Audier, La cité écologique : pour un éco-républicanisme, Paris, La Découverte, 2020.

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