La tartine
Politiser les jeunes
pour lutter contre l’extrême droite
Par François Debras · Professeur associé à l’ULiège, maître assistant à l’HELMO et chargé de cours à la Sorbonne Nouvelle
Mise en ligne le 15 mars 2024
L’année 2024 sera celles de toutes les élections en Belgique ! En juin, 800 000 jeunes exerceront leur droit de vote pour la première fois lors des élections européennes, fédérales et régionales. Et 270 000 jeunes supplémentaires, de 16 à 18 ans, soit 2,9 % du corps électoral du pays, qui pourront également voter pour les élections européennes. Au-delà des chiffres et au regard des enjeux actuels, notamment la montée en puissance électorale des partis d’extrême droite dans plusieurs États européens, nous pouvons nous poser la question de savoir comment les jeunes perçoivent l’extrême droite. Quelle est leur compréhension de cette famille politique ? Comment l’appréhendent-ils ? Comment réagissent-ils face à ses discours ?
Illustrations : Max Tilgenkamp
L’enquête « Les extrémismes et la jeunesse : comprendre pour agir »1 a montré que les jeunes de rhéto n’ont pas une méconnaissance de l’extrémisme. Ils en proposent différentes définitions et mobilisent tout un univers de termes s’y rapportant. Selon eux, l’extrémisme se définit principalement par des idéologies ou des discours exagérés, excessifs, en dehors de toute limite ou cadre, des comportements agressifs ou violents, une imposition de ses idées aux autres, une absence de nuance, un simplisme et un manichéisme de la pensée, un appel à la haine, à l’exclusion de groupes ou de minorités.
Le concept d’extrémisme chez les jeunes
Dans les 785 formulaires collectés, les termes et concepts les plus mobilisés sont : extrême droite (295 occurrences), xénophobie (245), extrême gauche (226), racisme (191), radicalisme (154), nazisme (112), communisme (103), anti-immigration (98), terrorisme (83), féminisme (79), extrémisme religieux (72), homophobie (71), antisémitisme (63), nationalisme (49), islamisme (47), fascisme (44), sexisme (33), extrémisme écologique (30), islamophobie (28) et véganisme (22). Au travers des termes et exemples mobilisés, nous observons une prédominance de l’univers d’extrême droite.
De manière assez générale, Thomas2 définit par exemple l’extrémisme par le rejet et le recours au suffixe « -phobe » : « Les homophobes, les islamophobes et presque tous les mots qui se terminent par “-phobe”. Si tu es une personne qui fait partie d’un groupe qui finit par “-phobe”, en parlant de personnes, tu es forcément un extrémiste. »
Les jeunes peuvent citer plusieurs personnalités, partis ou mouvements extrémistes historiques et actuels. Reviennent le plus souvent : Éric Zemmour (136 occurrences), Vlaams Belang (124), Adolf Hitler (118), Marine Le Pen (94), Joseph Staline (57), le Rassemblement national (56), le Parti du travail de Belgique (39), Daech (34), la Corée du Nord (32), la Nieuw-Vlaamse Alliantie (31), Donald Trump (30), Vladimir Poutine (29), le Ku Klux Klan (26), Vladimir Ilitch Lénine (26) et Giorgia Meloni (25).
L’extrémisme féministe et l’extrémisme écologique sont tous les deux mentionnés dans les réponses au questionnaire et systématiquement abordés durant les Focus Groups. Cela renvoie au principe de réalité : les jeunes se sentent davantage concernés par ce qui les touche directement. Les extrémismes féministe et écologique, contrairement à d’autres, ne sont cependant pas nécessairement toujours perçus comme des phénomènes foncièrement négatifs. Certains jeunes considèrent qu’il peut y avoir des extrémismes positifs, notamment en ce qui concerne la lutte pour le climat et celle contre les discriminations.
Le seul moyen de se faire entendre ?
Victor prend la parole : « Le problème des débats à notre époque, c’est qu’ils ne mènent pas à grand-chose. Les politiques vont eux-mêmes prendre les décisions et, pour le moment, les décisions sont contraires à l’écologie. Il y a beaucoup d’hypocrisie. Je pense qu’un extrémisme écologique peut être une bonne chose dans certains cas. » Inès lui répond : « C’est triste à dire, mais la violence est très médiatisée. Quand c’est violent, tout le monde est au courant. C’est triste à dire, mais on sent que la violence est le seul moyen de se faire entendre. Et c’est dommage, ça ne devrait pas être comme ça. Que ce soit un cake sur une œuvre d’art ou autre, l’extrémisme, ça peut paraître une bonne solution pour qu’il se passe quelque chose. »
Des jeunes nous expliquent ne pas se sentir écoutés ni représentés dans la société. Dans ce contexte, le blocage d’une autoroute ou la dégradation d’une œuvre d’art peuvent contribuer à augmenter la visibilité d’une cause. Ces deux exemples ont suscité des débats animés dans les Focus Groups. La question de l’utilité et de la pertinence de ces moyens divise les élèves. Nous avons constaté que le degré d’acceptation du recours à la violence dépend des groupes. Plus ils partagent un manque d’écoute et un sentiment d’impuissance, d’inutilité, de fatalité, de résignation, plus ils acceptent le recours à la violence comme outil de changement sociétal.
L’extrême droite en Belgique
Le Vlaams Belang est l’exemple belge le plus mentionné quand on demande aux jeunes de citer des exemples, avant le PTB, la N-VA et… Écolo. Cependant, il est important de préciser que, même si les élèves évoquent cette formation politique, ils ne sont pas toujours en mesure d’expliquer exactement pourquoi ils le considèrent comme un parti d’extrême droite.
À propos du Vlaams Belang, Léa déclare : « C’est un mouvement en Flandre qui est contre les personnes non européennes venant d’Afrique ou du Moyen-Orient. Et c’est de l’extrémisme. » Romain lui répond : « Ils ne sont pas racistes. » Nathan ajoute : « Je ne sais pas. Ils sont indépendantistes surtout. » La première reprend la parole : « En tout cas, moi, des échos que j’ai entendus, ils ont des propos déplacés, diffamatoires envers les gens d’une autre couleur. » Sarah précise : « Le Vlaams Belang, d’après moi, c’est de l’extrémisme dans le fait qu’ils veulent exclure, séparer la Flandre et la Wallonie. Ça, c’est exclure des minorités, au détriment de certaines personnes. » Et le deuxième conclut : « Donc si tu veux faire passer un avis, une majorité contre une minorité, c’est toujours extrémiste selon toi ? Ce n’est pas extrémiste, la majorité, c’est la démocratie. »
Lorsque nous demandons à un autre groupe pourquoi le Vlaams Belang peut être considéré comme d’extrême droite, certains jeunes répondent que « c’est ce qu’on nous dit dans les journaux » ou renvoient aux propos de leurs parents. Quand nous insistons, certains osent s’exprimer et qualifient le parti d’« extrémiste » en raison de son caractère « nationaliste », « raciste » et « séparatiste ». Dans un autre groupe, Lina nous dit : « C’est la façon dont ils amènent leurs discours, c’est hyper-agressif, comme toutes leurs idées. » Mohamed définit l’extrême droite comme « ce qui est vraiment pour le peuple et rien que le peuple. Pour eux, si tu ne fais pas partie du peuple, qu’il soit français, belge ou autre tu n’es pas vraiment pris en compte ».
Faut-il laisser s’exprimer l’extrême droite ?
En ce qui concerne la liberté d’expression, les jeunes estiment majoritairement que tout peut être dit. « Chacun a le droit d’exprimer ce qu’il pense. » Selon eux, l’extrémisme se manifeste par le refus d’écouter l’autre. Le cordon sanitaire est ainsi considéré par certains comme une forme de censure et donc d’extrémisme. D’après eux, il est possible de convaincre en débattant.
Sarah explique : « Personne n’a envie de taire ses positions et de ne pas avoir le droit de s’exprimer. Je pense que c’est le droit de chacun. Après, on aimerait bien aussi ne pas entendre certaines choses. Il ne faudrait peut-être pas l’interdire mais trouver une solution. Faire en sorte que les gens se rendent compte que c’est extrémiste. » Nathan répond : « Le fait de censurer le discours, c’est aussi extrémiste. C’est ne plus vouloir écouter l’autre. C’est contradictoire en un sens de censurer quelqu’un, alors que la base, c’est d’écouter la personne. » Manon partage au groupe ses impressions : « Moi, je pars du principe que toute opinion est bonne à écouter, que je sois pour ou contre. J’aime bien avoir l’avis de quelqu’un même pour réfléchir. Mais selon moi, la liberté d’expression s’arrête quand le respect n’est plus à sa place et que ça part dans l’attaque personnelle. »
Dans une autre école, Lucie confie au groupe : « Moi, je pense que le cordon sanitaire, c’est une bonne chose. George-Louis Bouchez, il est allé débattre en Flandre. Donc il n’a pas respecté ça. Ça a fait parler de lui. Mais si on donne cette occasion aux partis de s’exprimer et s’il y a une couverture médiatique, ils vont gagner encore plus d’importance que maintenant. » Lucas lui répond : « Mais non, ce n’est pas vrai. Éric Zemmour, c’est celui qui a eu le plus de couverture médiatique en France et il n’a fait que 7 %. » Lucie reprend la parole : « Mais je pense qu’il y a tellement de personnes complotistes, et ça peut aller très vite, quand la personne passe à la télé. » Lucas maintient son positionnement et ajoute : « Si on empêche ça, la démocratie, elle est dysfonctionnelle. C’est idiot de dire : “On ne va pas démocratiser sinon les gens vont voter pour lui.” Si les gens votent pour eux, c’est que les idées ne sont pas si bêtes. »
Le positionnement des jeunes change lorsque nous abordons des convictions ou des opinions ou quand nous évoquons des sujets qui peuvent les toucher directement. La « méchanceté » est ainsi rejetée de façon unanime. Racisme et discrimination ne sont pas tolérés de même que tout ce qui peut blesser.
À ce titre, le blasphème est perçu assez unanimement par les jeunes comme une forme de racisme, de rejet et de critique envers une religion et ses adeptes. Ils ne font pas de différence entre le racisme et le blasphème. Aux yeux de certains, les mesures visant au retrait de certains signes religieux apparaissent comme des attaques contre des individus, comme une forme de rejet et d’imposition et donc comme une forme d’extrémisme. Si les jeunes se déclarent en faveur de la liberté d’expression, ils la soumettent toujours à la notion de respect. Cette limite à la liberté d’expression ne devrait cependant pas, selon eux, être nécessairement explicitée ni codifiée, chacun sachant ce qu’il peut ou ne peut pas dire en fonction du contexte et de la personne à qui il s’adresse : « Tu peux dire ce que tu veux mais pas devant tout le monde. »
S’approprier la politique
Les jeunes expriment un rejet général de la politique associée à la corruption et à l’enrichissement personnel. Ils s’intéressent peu au système et aux partis politiques belges qu’ils jugent lents, complexes et inefficaces, mais ils se montrent toutefois positifs envers la politique dans sa dimension de lutte pour des valeurs – genre, climat, égalité –, même si, dans certains groupes, une forme de passivité semble s’être installée. S’ils se montrent désabusés par le monde politique, on voit fleurir un réel intérêt pour les enjeux de société, avec le souhait de pouvoir en débattre, d’être écoutés, rassurés et réenchantés sur la prise en compte de leurs opinions et leur traduction en actions concrètes.
Les jeunes de rhéto peuvent, de manière générale, identifier et définir, avec une certaine justesse, les phénomènes extrémistes et les partis politiques d’extrême droite. Il nous paraît important cependant qu’ils puissent également se familiariser et s’approprier des cadres d’analyse et les expérimenter entre eux plutôt que de se limiter à qualifier, par ouï-dire, des partis, mouvements ou positions d’extrémistes. Les Focus Groups constituaient un moment important pour notre recherche, mais ils se sont aussi révélés très motivants pour les jeunes. Ils ont pu discuter, échanger, débattre, se rendre compte de la diversité de leurs opinions mais également de la nécessité de pouvoir les argumenter.
Organiser avec les jeunes des activités internes ou externes à l’école (débats, jeux de rôle, mises en situation, visites, ateliers…) autour de valeurs, d’enjeux et de problématiques de société permettrait l’enrichissement des savoirs et le développement d’une conscience politique chez les jeunes. Les pistes ne manquent pas pour que celles et ceux qui voteront pour la première fois cette année s’approprient leur environnement sociopolitique et médiatique, s’enrichissent des outils nécessaires à la lutte contre l’extrême droite et deviennent les actrices et les acteurs de la société démocratique de demain.
- Cet article est issu d’une enquête plus vaste que nous avons menée durant l’année académique 2022-2023, financée par la Communauté française, son gouvernement et la ministre-présidence, portant sur les connaissances et les perceptions des jeunes vis-à-vis de l’extrémisme. Nous nous sommes rendus dans 23 établissements scolaires de Communauté française, sélectionnés selon la géographie, le réseau, la filière et l’indice socio-économique, pour collecter 785 questionnaires d’élèves de 6e année et organiser 21 Focus Groups rassemblant chacun entre 7 et 15 élèves tirés au sort.
- Prénom d’emprunt, comme tous les autres dans cet article.
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