Là-bas
Ukraine : la religion
au secours de Poutine
François Finck · Délégué « Europe & International » au CAL/COM
Mise en ligne le 5 septembre 2022
L’invasion de l’Ukraine et le soutien aux mouvements ultra-conservateurs sont deux facettes de la même offensive du pouvoir russe contre un « Occident » décadent, mais agressif, qui chercherait à détruire la Russie : deux conséquences de l’idéologie néo-impériale et messianique qui anime le régime russe.
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Dans un sermon prononcé le 6 mars 20221, peu après le déclenchement de l’agression armée contre l’Ukraine, le « patriarche de Moscou et de toutes les Russies », Cyrille, affirme que le combat livré par la Russie a une signification qui n’est pas uniquement politique, mais métaphysique. Ce qui est en jeu n’est rien de moins que le salut, de savoir ce que l’humanité va devenir. En effet, le « nouvel ordre mondial », celui de la « consommation excessive » et de la « fausse liberté », exige des peuples un « test, qui est très simple et terrible à la fois : c’est organiser une Gay Pride » !
Une lutte métaphysique et homophobe
Le chef de l’Église orthodoxe russe, ancien informateur du KGB et entièrement loyal envers Poutine, développe sa pensée : « Si l’humanité commence à croire que le péché n’est pas une violation de la loi de Dieu, si l’humanité accepte que le péché soit une des options du comportement humain, alors la civilisation humaine s’arrêtera là. Et les parades de la Gay Pride sont conçues pour démontrer que le péché est l’une des variantes légitimes du comportement humain. C’est pourquoi, pour entrer dans le club des pays “libres”, il est nécessaire d’organiser une Gay Pride. » Tandis que l’armée russe bombarde les villes d’Ukraine, le patriarche prétend qu’elle doit défendre les croyants contre l’imposition de l’homosexualité par l’Occident…
Le thème de l’homosexualité est une véritable obsession dans le cercle dirigeant russe. Vladimir Poutine lui-même, lors d’un discours en septembre 2013, s’en est pris à « l’Europe qui renonce à ses racines, à son idéologie traditionnelle, culturelle et religieuse, et même sexuelle… », à la « propagation de l’homosexualité par certains États » et la « crise morale et démographique née de la perte de la capacité de se reproduire ». Il précisa encore : « Sans les valeurs inscrites dans le christianisme et les autres religions mondiales, sans les standards de moralité qui ont pris forme pendant des millénaires, les gens vont immanquablement perdre leur dignité humaine. Nous considérons qu’il est naturel et juste de défendre ces valeurs. »
Mythologie nationaliste
Le président russe définit son pays comme le gardien des valeurs chrétiennes et de la civilisation. D’après lui, la Russie n’est pas un État comme un autre, limité par ses frontières, mais une « idée »2, celle de guide du monde slave et orthodoxe. Selon cette idéologie, néo-impériale et messianique, la nation russe inclut aussi les Ukrainiens et les Biélorusses. Leur « unité historique » et spirituelle serait immuable. Russes, Ukrainiens et Biélorusses ne formeraient qu’une seule nation. Ce mythe, élément central de l’idéologie néo-impériale russe, a des racines historiques profondes. Sa nature en grande partie religieuse en fait une puissante source de mobilisation.
Selon l’opposante Svetlana Tikhanovskaïa, réfugiée en Lituanie, « les Biélorusses ont montré qu’ils ne toléreront pas l’occupation [russe] et ne permettront pas que leur pays soit utilisé contre l’Ukraine fraternelle. »
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L’idéologie impériale russe, réactualisée par Poutine, et dont on voit de nouveau les conséquences tragiques, remonte à la prétention des premiers tsars de Moscovie (XVe siècle) d’être les héritiers politique et religieux exclusifs de l’Empire byzantin, donc les guides du monde orthodoxe, voire les seuls monarques véritablement chrétiens3. Moscou serait la « troisième Rome », à qui Dieu aurait confié les destinées de l’unique vraie religion. Cette mythologie est indissociable de la prétention parallèle des tsars de Moscovie d’être les héritiers exclusifs de l’État kiévien4. D’où la revendication territoriale portant sur l’ensemble du territoire de cet ancien État, notamment l’intégralité de l’Ukraine contemporaine.
Le mythe est actualisé au XVIIIe siècle, au moment de la création de l’Empire russe, avec l’addition d’un aspect national ; la nation « russe » serait composée de trois parties : Grande-Russie, Petite-Russie et Russie blanche. Ukrainiens et Biélorusses ne sont pas reconnus comme des peuples à part entière, mais uniquement comme des parties de la nation russe, ce qui entraîne des répressions contre les langues ukrainienne et biélorusse, visant à bloquer le développement de ces nations. L’aspect religieux est toujours présent, avec des persécutions contre les uniates (gréco-catholiques). L’Union soviétique reconnaît enfin l’existence d’un peuple ukrainien, tout en estimant que son lien avec la Russie est irréversible et à condition qu’il admette sa place subalterne. Poutine lie des éléments soviétiques avec la vieille idéologie impériale.
Une idéologie néo-impériale bénie par le patriarche
L’idée que Russes et Ukrainiens formeraient « une seule nation » revient sans cesse dans les propos de Vladimir Poutine5. Dans cette conception, il n’existe pas, et ne peut pas exister, de nation ukrainienne séparée de la Russie. L’idéologie du « monde russe » (Russkij Mir) postule l’unité de tous les peuples parlant russe (dans cette optique, l’ukrainien n’est pas considéré comme une langue distincte, tout au plus un dialecte du russe) et de religion chrétienne orthodoxe. L’Ukraine ferait partie intégrante du monde russe. La ville de Kiev y tient même une place de choix : elle est l’origine mythique, le cœur spirituel du « monde russe » – il y a une véritable obsession pour l’Ukraine et Kiev. Plus qu’une seule nation, il s’agit d’un seul corps, d’une seule âme. La nation « russe » (incluant donc l’Ukraine) est sacrée du fait de son baptême dans la religion orthodoxe ; dès lors, appartenir à cette nation et refuser son destin commun est une trahison, et même une hérésie.
Ainsi, le patriarche Cyrille déclare, en 2019 : « Nous ne devons pas permettre à nos ennemis de diviser le peuple, un seul peuple orthodoxe de la Sainte Russie unie (notion qui recoupe celle de “monde russe”, incluant Ukraine et Biélorussie au minimum, NDLA). Et ce n’est pas une tâche géopolitique ni une idée impériale qui vient de Moscou – c’est une idée spirituelle. Parce que notre unité en esprit et en vérité, notre unité dans l’Église orthodoxe est le facteur le plus important qui influence, si vous voulez, le destin de l’Europe et, en un sens, le destin du monde. Nous ne pouvons pas nous permettre d’être divisés sur le point le plus important – dans notre foi, dans notre compréhension des objectifs et des tâches auxquels notre monde slave est confronté. »6
Dans le courant du mois de mars 2022, il appelle les croyants à prier pour « une seule nation » russe – incluant Russes et Ukrainiens : « Nous devons, avant tout, prier pour l’unité spirituelle de l’héritage du prince saint Vladimir [premier prince de la Rus’ de Kiev, qui s’est converti au christianisme à la fin du Xe siècle, NDLA.] » Cyrille a poursuivi : « Prions pour notre peuple, qui vit aujourd’hui dans des pays différents, mais qui est sorti des mêmes fonts baptismaux de Kiev, qui est uni par une seule foi et un destin historique commun […] Je sais que là-bas, en Ukraine, les ennemis de cette nation diront : “Encore une fois, le patriarche dit que c’est une seule nation !” Mais c’est la vérité historique et divine. »7
Selon Poutine et Cyrille, le baptême d’un prince au Xe siècle scellerait de manière perpétuelle l’avenir des peuples. L’idéologie se base sur un passé figé, et nie l’évolution des sociétés, leur diversité, leur droit à déterminer leur futur8. Que l’Ukraine veuille décider elle-même de son avenir, et se rapprocher de l’Union européenne, serait une attaque contre la Russie, qui, en menant une guerre d’agression, ne ferait que se protéger…
Début mai 2022, Cyrille a affirmé que la Russie « n’a attaqué personne, elle ne fait que défendre ses frontières ». Le patriarche a ajouté que l’Église demande aujourd’hui aux saints enterrés dans la cathédrale de l’Archange-Saint-Michel au Kremlin de prier pour que les « frontières sacrées » de la Russie restent imprenables et que les Russes aient suffisamment « de sagesse, de force et d’honneur, si nécessaire, pour défendre les frontières sacrées de la patrie »9.
Relevons que le prélat ne précise pas où se trouvent lesdites « frontières sacrées de la patrie ». Les frontières de la Russie sont un concept à géométrie variable. Cela permet de se prétendre victime d’une attaque même si nul ne menace les frontières internationalement reconnues de l’État. Se voyant comme un empire, la Russie ne s’interdit pas de s’étendre où elle veut. Il n’y a pas de « frontières naturelles » ; étant donné que la Russie est une idée, une mission spirituelle à réaliser10, elle a une vocation universelle. Toutes les sources philosophiques du poutinisme « reposent sur deux piliers : l’idée d’empire et l’apologie de la guerre »11.
La Russie, peuple
« porteur de Dieu »
Le messianisme est très présent dans la rhétorique justifiant la guerre. D’après la spécialiste des questions religieuses en Russie Kathy Rousselet, « parallèlement se développe une rhétorique religieuse de nature eschatologique qui place la Sainte Russie, elle aussi issue de la Rus’, dans l’histoire du salut. En 2009, Kirill [Cyrille] évoquait le peuple russe comme ʺporteur de Dieuʺ, baptisé à Kiev, nourri par la tradition d’une multitude de saints […], un style de vie et des valeurs “spirituelles”. Ces saints “ont appris à notre peuple à aimer Dieu et son prochain, à craindre le péché et le mal, et à aspirer au bien, à la sainteté et à la vérité” »12.
Le système Poutine et l’Église orthodoxe convergent sur des « valeurs » communes, homophobie en tête. C’est un marqueur politique, religieux et social.
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La définition de la Russie comme pays élu de Dieu n’est pas neuve. Elle trouve son origine dans les revendications des premiers tsars (XVe siècle) d’être les continuateurs de Byzance, de la seule vraie religion et du fait que le pays soit le seul dirigeant chrétien de l’univers13. L’idée a été développée par les penseurs slavophiles du XIXe siècle.
Aux yeux de Nikolaï Danilevski, auteur du XIXe siècle et « premier inspirateur de la politique poutinienne »14, la Russie doit entrer dans une lutte contre l’Occident. Selon lui, comme nombre de slavophiles, la Russie est le « peuple élu de Dieu pour préserver dans le monde la vérité religieuse », vérité oubliée et menacée par l’Occident. L’idée de réaliser la « voie russe » par une confrontation avec ce dernier a inspiré le Kremlin15.
Ivan Ilyine, auteur du XXe siècle, mais aussi l’un des favoris de Poutine, partageait cette vision de la Russie comme « pure » et « objective », dont « la force de l’âme vient de Dieu ». S’inspirant du fascisme, il définissait la Russie tel un organisme vivant, dont l’Ukraine était une partie. Vouloir une Ukraine indépendante serait donc une attaque contre l’intégrité de l’organisme russe. Il appelait à la construction d’une nouvelle « idée russe », « religieuse par ses sources et nationale par son sens spirituel ». Ilyine a introduit des idées religieuses en politique, et appelait à la « lutte constante contre les ennemis de l’ordre divin sur Terre »16.
Ennemi politique, ennemi de Dieu
La « trahison » des Ukrainiens, qui ont fait le choix de la démocratie et de l’Europe, devient donc « une trahison envers Dieu, qui a confié la direction de la vraie foi à Moscou, après Rome et Byzance »17. On a vu que Cyrille affirme que l’unité nationale de la Russie et de l’Ukraine est une « vérité divine » : défendre l’indépendance de l’Ukraine revient donc à nier la volonté de Dieu.
Poutine ne voit pas cette guerre comme une agression contre un État indépendant, mais comme une guerre civile, une affaire interne à la Russie. L’accusation de trahison envers la nation et la foi sont la cause de la brutalité et la cruauté des forces russes contre les Ukrainiens, et des appels à l’extermination des Ukrainiens qui persistent à refuser de faire partie du « monde russe ». La Russie est sacrée, son peuple est « porteur de Dieu », donc être intégré au monde russe et le refuser relève de l’hérésie, de l’apostasie. Le pouvoir a aussi évoqué la nécessité d’épurer la société russe elle-même…
Le parallèle a été dressé avec le fanatisme religieux d’Al-Qaida ou de l’État islamique, dont la lutte est également dirigée à l’extérieur contre les incroyants, ainsi qu’intérieurement, contre les coreligionnaires qui, par leur manque d’orthodoxie et l’assoupissement de la vraie foi en eux, sont devenus des renégats18.
L’Église orthodoxe est un « levier d’influence » qui sert Vladimir Poutine dans sa stratégie.
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Moscou, guide du mouvement conservateur
« Les valeurs morales, sans lesquelles ni l’humanité ni l’homme concret ne peuvent vivre, ne peuvent être que religieuses »19, selon Poutine, dont le conservatisme est devenu de plus en plus assumé après son retour à la présidence en 2012. Cette année a été marquée par des manifestations contre la fraude à l’élection présidentielle. À partir de 2013 s’intensifie la lutte contre la « culture homosexuelle », notamment par l’adoption d’une loi contre la « propagande homosexuelle », ainsi que le ralliement des mouvements conservateurs dans toute l’Europe autour de la Russie. Dans la même année, le gouvernement russe accentue sa pression sur l’Ukraine pour qu’elle renonce à signer un accord d’association avec l’Union européenne. Puis Poutine réagira à la révolution du Maïdan par l’annexion de la Crimée et l’invasion de l’Est de l’Ukraine.
Des oligarques proches de Poutine, Vladimir Iakounine, qui se veut « un des fers de lance d’une renaissance religieuse et morale de la Russie »20, et Konstantin Malofeev, orthodoxe intégriste, financent les organisations religieuses fondamentalistes dans toute l’Europe. Ils entretiennent d’excellentes relations avec des politiciens d’extrême droite européens et des fondamentalistes protestants américains, et animent la nébuleuse d’organisations parfois décrite comme une véritable internationale réactionnaire21. Les deux oligarques ont financé les mouvements fondamentalistes à la hauteur de 190 millions de dollars22.
Selon Poutine, la lutte contre les droits des personnes LGBTQI+ « est une étape importante de la guerre des civilisations. Il faut donc aider l’Europe à demeurer fidèle à ses racines chrétiennes et à ses valeurs traditionnelles. »23 L’offensive anti-droits et homophobe est une partie du même projet impérial que l’invasion de l’Ukraine.
- Traduction anglaise : « A Terrible Sermon : Patriarch of Moscow Blesses “Metaphysical” War Against the “World of Gay Prides” », dans Bitter Winter, 3 juillet 2022.
- Michel Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, Arles, Solin/Actes Sud, 2015. Dans cet ouvrage, l’auteur décrit de façon prémonitoire les convictions de Poutine comme une « doctrine hybride et mouvante » qui « nous promet à tous un avenir agité ».
- À la suite du schisme de 1054, l’Église catholique est considérée comme schismatique et dans l’erreur ; Dieu aurait confié à la Russie le destin de la vraie foi, orthodoxe.
- L’État kiévien, ou Rus’ de Kiev, est un État fondé au IXe siècle sur le territoire de l’actuelle Ukraine. À son extension maximale, il comprenait les territoires actuels de l’Ukraine, de la Biélorussie et l’Ouest de la Russie.
- Par exemple, dans l’essai de juillet 2021 ou le discours de février 2022.
- Cité par Kathy Rousselet, Les Églises orthodoxes dans la guerre en Ukraine, Observatoire international du religieux, bulletin no 36, mars 2022.
- Agnieszka Jędrzejczyk, Goworit Moskwa: Rosja bombarduje Ukrainę Kindżałami i miłością, dans OKO.press, 20 mars 2022.
- Pour une analyse de « la politique de l’éternité » et son caractère fasciste, voir Timothy Snyder, The Road to Unfreedom, New York, Tim Duggan Books, 2018.
- Agnieszka Jędrzejczyk, Goworit Moskwa: Wojna z żydowskim nazistowskim najazdem na Rosję, dans OKO.press, 3 mai 2022.
- Bartłomiej Sienkiewicz, « Putin na wojnie religijnej », dans Kultura Liberalna, 19 avril 2022.
- Michel Eltchaninoff, op. cit., p. 137.
- Kathy Rousselet, op. cit.
- Serhii Plokhy, Lost Kingdom. A history of Russian nationalism from Ivan the Great to Vladimir Putin, Londres, Penguin, 2017, p. 26.
- Michel Eltchaninoff, op. cit., p. 98.
- Ibid., p. 100.
- Timothy Snyder, op. cit., pp. 22-25.
- Bartłomiej Sienkiewicz, op. cit.
- Ibid. Voir aussi Rowan Williams, « Putin believes he is defending Orthodox Christianity from the godless West », dans The New Statesman, 16 mars 2022.
- Cité par Michel Eltchaninoff, op. cit., p. 64.
- Ibid., p. 14.
- Cf. François Finck, Les croisés de la contre-révolution. Origines, méthodes et résistances, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2021, 96 p.
- Agnieszka Graff et Elżbieta Korolczuk, « Tak ludzie Putina wspierają krucjatę antygenderową. « Wpompowali 190 mln dol » », dans Onet, 26 juillet 2022.
- Michel Eltchaninoff, op. cit., p. 167.
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