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Sur scène,
entre vivants et morts

Cinq questions à Emmanuel De Candido

Propos recueillis par Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 8 février 2024

Et vous, si vous pouviez recommencer un seul instant, un moment qui changerait tout, lequel choisiriez-vous ? L’histoire d’Emmanuel De Candido est celle d’un “enfant bâtard”, un enfant illégitime, né hors mariage. Au Congo, on les appelle les “balles perdues”. Cocasse, pour le fils de militaire qu’il est. De ce père “flamboyant, parfois déprimé, souvent absent”, il demeure trois cartes : une carte du Congo, d’Antarctique et de Libye, trois pays où son paternel a vécu et travaillé. Elles signent le point de départ d’une enquête époustouflante de sept années, de laquelle naît une pièce dont on ne ressort pas indemnes. Avec la complicité sur scène de Orphise Labarbe et Clément Papin.

Lors de votre spectacle, j’ai franchement ri, et beaucoup pleuré. Un moment de pure catharsis, somme toute. Nous devions nous retrouver après votre représentation, hier soir, mais la charge émotionnelle était telle que nous avons reporté l’entretien à aujourd’hui. Pourquoi votre histoire familiale touche-t-elle autant à l’universel ?

Ça, c’est à vous de me dire. Ce que je peux vous confier, c’est que vous n’êtes pas la première à qui cela arrive. Je ne sais pas si c’est bon signe. Hier, on m’a dit : “Tu vois, tu n’auras pas de presse, tout le monde se casse”. Merci de m’avoir rappelé.

Jusqu’au 24.02.24 • Théâtre de Poche (Bruxelles)
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Comment ? Rendez-vous sur notre page Facebook et réagissez en commentaire à notre post du concours en répondant à la question suivante (la réponse se trouve dans notre article) : « De quoi Orphise est-il le féminin ? »

En suivant d’abord les traces de votre père sur trois continents, vous avez découvert plusieurs histoires. La vôtre, d’abord, puis la grande, celle avec un grand H, souvent pas très jolie, colonialiste, occidentaliste, patriarcale… Comment articule-t-on la petite et la grande histoire au théâtre ?

C’est vraiment l’ambition de la compagnie MAPS depuis ses débuts : interroger la grande histoire en questionnant la petite. Dans notre façon de faire du théâtre documentaire, ou documenté, nous nous penchons sur les détails des petites histoires pour que les gens se sentent connectés à ces réalités. La question que je me pose à chaque fois, c’est comment faire pour ne pas tomber dans un rapport élitiste ou excluant vis-à-vis de certain.e.s spectateur.ice.s, mais au contraire, de leur offrir des tas de petites mains, esthétiques, narratives, théâtrales. Je crois que raconter les petits détails, tendre ces petites mains, parler de l’histoire individuelle, permet ces connexions. Je commence toujours par une anecdote. “Un jour, mon fils de 3 ans m’a demandé si on pouvait recommencer. Il jouait à un jeu et m’a dit : Papa, je suis mort, et il m’a demandé si on pouvait recommencer.” J’ai pris sa question au sérieux, oui, il y a probablement des choses qu’on peut recommencer. Mais est-ce que le deuil, on peut le recommencer, est-ce que si on n’a pas dit au revoir aux gens qui meurent, on peut recommencer… C’est aussi pour cela que je m’adresse parfois à une personne dans la salle. Comment débuter une forme qui ressemble à du stand-up ou à une conférence pour ensuite développer d’autres théâtralités ? Comment rester au présent, respirer le même air avec les gens qui nous entourent, en tant qu’acteur ? Ce n’est pas évident. Une des façons de faire, c’est de s’adresser les yeux dans les yeux à quelqu’un – hier soir c’était Martine – poser réellement les questions, et comme ça, avec la connerie qui me vient en tête, toujours connecter et reconnecter. Toujours respirer le même air.

Tout au long du spectacle, reviennent régulièrement des références au poème de Rudyard Kipling, “Tu seras un Homme, mon fils”. Bien qu’écrit en 1910, ce poème résonne encore aujourd’hui, et particulièrement dans votre histoire familiale. En quoi votre parentalité vous a-t-elle amené à faire évoluer votre masculinité ?

Cela a beaucoup évolué en moi. Je dois beaucoup aux plus jeunes générations, qui questionnent frontalement les questions liées au patriarcat, au genre, à la fluidité, à la sexualité, mais aussi au colonialisme et à l’héritage. Je dois aussi beaucoup à mes collègues dramaturges ou aux autrices. Je précise que je lis beaucoup d’autrices vivantes, comme Mona Chollet. C’est bien, de lire des autrices vivantes. La compagnie MAPS propose notamment aux auteurs, mais surtout aux autrices, de candidater pour participer à une “Résidence d’Écriture Enfants Admis”, qui leur permettent de déposer leurs enfants dans des crèches éphémères de jour, pendant qu’elles écrivent. Cela m’a beaucoup questionné sur mon propre rôle de père et d’homme. C’est d’autant plus important pour moi d’être entouré de ces visions-là que je côtoie au théâtre beaucoup de producteurs. Tout cela ne vient pas que de moi, ce sont toutes ces énergies autour de moi. Ce questionnement a pris un tournant radical au décès de ma mère, où m’est apparu comme une évidence qu’il s’agissait de ça : parler du visible et de l’invisible, d’un père qui est mis en lumière alors qu’il est absent, d’une mère dont on ne racontera pas l’histoire.

Au contraire d’Orphée, qui vient rechercher son amoureuse Eurydice aux Enfers, vous, vous semblez mourir si vous ne vous retournez pas – si vous ne regardez pas droit dans les yeux votre père, votre mère, votre histoire. Non ?

Pour l’anecdote, je suis quand même accompagné d’Orphise, la guitariste, qui est le féminin d’Orphée. C’est la première phrase que j’ai écrit dans mon carnet, en 2007 : “J’irai boire un café parmi les morts avec mon père et j’en reviendrai vivant”. C’est bien sûr une phrase poétique, mais je me suis demandé qu’est-ce que cela voudrait dire de la prendre au pied de la lettre. Descendre étage par étage, comme dans la Divine Comédie. Pas pour visiter les enfers, mais pour retrouver les morts, symboliquement. Dans tout cela, il y a quelque chose de l’ordre du récit initiatique : on est à un endroit, c’est notre chez nous, puis on part, par des voyages, par un parcours intérieur. On revient finalement chez soi, au même endroit, mais transformé par ce qu’on a vécu. Le théâtre permet cela aussi : en applaudissant, on ne félicite pas seulement les acteurs, on convoque les morts pour mieux les laisser partir et se sentir vivant.

Vous avez désormais un rapport plus apaisé à la mort, avec l’aboutissement de ce travail de recherche ?

Oui, mais j’avais déjà un rapport à la mort apaisé. Enfin non, je vous mens. Quand je suis né, mon père avait 60 ans. La perspective de sa mort a toujours été très présente, je ne l’ai donc pas vécu comme quelque chose d’inattendu ou de tragique. Ma mère est décédée d’un cancer, mais quatre plus tard que ce qu’elle pensait. Nous parlions beaucoup. J’étais donc probablement mieux préparé que beaucoup d’enfants qui ne parlaient pas de ça avec leur famille. Mais ce dont je me rends compte avec le temps, c’est que si le décès de mes proches ne provoque pas de tremblement de terre chez moi, c’est que cela viendra après. Il y autre chose, une boule de feu. Certains s’en étouffent, d’autres s’en brûlent les doigts, d’autres optent pour la résilience… J’ai décidé d’en faire des voyages et des projets de théâtre.

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