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Leurs prières toujours plus près de nos ovaires

François Finck · Délégué « Europe & International »

Mise en ligne le 29 juillet 2022

Regard sur le droit à l’avortement après l’arrêt de la Cour suprême des États-Unis.

Photo © Shutterstock

L’arrêt de la Cour suprême des États-Unis du 24 juin 2022 dans l’affaire Dobbs a confirmé les pires craintes des militants pro-choix. En mettant fin à l’ancien Roe c. Wade, qui garantissait depuis 1974 un droit constitutionnel à l’avortement dans l’ensemble des États-Unis, les juges conservateurs ont permis des reculs sans précédent. L’onde de choc est internationale.

Dorénavant, chaque État est libre de fixer son droit dans ce domaine. Sept États, principalement dans le Sud et le centre, ont déjà interdit l’IVG de manière absolue ou avec des exceptions très limitées. De nombreux autres ont annoncé leur intention d’en faire autant. Les conséquences de cette décision jamais vue, supprimant un droit pourtant reconnu depuis cinquante ans, vont toucher des millions de femmes en âge reproductif, surtout les plus démunies. Elles risquent de dépasser le cadre des États-Unis : le pays était toujours réputé pour son droit libéral, et cette décision pourrait galvaniser le mouvement anti-choix.

Quelles suites ?

Dès le lendemain de cette décision, les mouvements ultra-conservateurs, principalement d’inspiration évangélique, se sont fixé leur prochain objectif – qui a d’ailleurs toujours été le leur : l’interdiction complète de l’avortement dans l’ensemble des États-Unis. Ce but est partagé par des politiciens de droite influents, tel l’ancien vice-président Mike Pence, qui entend « rétablir le caractère sacré de la vie au cœur du droit américain dans chaque État ». Comme la Cour suprême a donné à chaque État la possibilité de légiférer dans ce domaine, c’est là que se déplace leur offensive. L’ampleur de leurs revendications et de leurs chances de succès diffère selon les États.

Plus de limitations

Dans certains d’entre eux très conservateurs, l’objectif est non seulement l’interdiction totale de l’avortement, mais aussi celle de la contraception d’urgence et de la fécondation in vitro… Ainsi, en Géorgie, le mouvement Georgia Right to Life fait pression pour que soit adoptée une loi donnant à l’embryon les mêmes droits qu’une personne, dès la fécondation, et envisage de lutter pour que les femmes ayant eu recours à l’avortement soient poursuivies en justice. D’autres entendent limiter les possibilités d’avortement médicamenteux.

Dans certains états conservateurs, il existe une volonté d’aller plus loin dans la restriction des droits reproductifs.

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Divisions entre rigoristes et progressistes

En revanche, les États du Nord-Est et de la côte ouest se sont engagés à maintenir le droit à l’avortement. En Californie, la proposition de l’inscrire dans la Constitution de l’État sera soumise à référendum en novembre. Il est donc très peu probable que les mouvements fondamentalistes atteignent leur objectif maximaliste. Le pays sera divisé entre très rigoristes et libéraux.

Cependant, pour certains politiciens républicains, il ne s’agit pas d’une question qui doit être laissée au choix de la législature de chaque État, mais une question de principe et de droit à la vie du fœtus… Certaines militantes pro-choix craignent que les républicains n’imposent une interdiction au niveau fédéral quand ils en auront la possibilité, c’est-à-dire s’ils obtiennent une majorité à la Chambre des représentants et ont l’un des leurs à la Maison-Blanche. Ce qui pourrait arriver en 2024.

Les manifestations se multiplient pour maintenir les droits des femmes.

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D’autres droits menacés ?

Les arguments des juges conservateurs pour justifier leur revirement font craindre d’autres retours en arrière. En effet, leur interprétation « originaliste » de la Constitution les mène à nier les développements juridiques qui n’ont pas de fondement dans la loi fondamentale elle-même ou qui n’ont pas de base ancienne dans l’histoire du pays. Cela revient à figer la Constitution à la date de son adoption ou à la date de la ratification de l’amendement duquel a été déduit le droit à l’avortement et d’autres droits de « vie privée », c’est-à-dire 1868 (14e amendement, contenant la due process clause, fondement de nombreux développements ultérieurs).

L’un des juges conservateurs, Clarence Thomas, a clairement appelé à revenir sur d’autres droits proclamés par la Cour suprême sur la même base juridique que l’avortement : l’accès à la contraception, le mariage de personnes du même sexe et l’interdiction faite aux États de criminaliser les relations sexuelles consentantes entre personnes du même sexe (anti-sodomy laws).

C’est donc à une régression, à une attaque en règle contre les droits fondamentaux des femmes et des personnes LGBTQI+ sans précédent dans un pays démocratique que se livrent les mouvements religieux fondamentalistes. Ils poursuivent sans relâche leur but d’instaurer une théocratie. Ils ont pu obtenir certains résultats par leur stratégie d’alliance avec le parti républicain – voire de prise de contrôle de ce parti – et d’entrisme dans les cours et tribunaux. Ils sont aidés en cela par certaines caractéristiques du système politique et judiciaire américain, notamment la place importante accordée aux décisions des cours : en effet, la Constitution, ancienne et minimaliste, ne contient pas de liste de droits fondamentaux, comme la plupart des constitutions des pays européens.

C’est le résultat d’une alliance politique entre les églises évangéliques et le parti républicain, qui a culminé avec l’aide apportée par les évangéliques à Donald Trump en échange de son soutien pour leurs causes. La chance a joué, car Trump a pu nommer trois juges à la Cour suprême pendant son mandat – Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett –, connus pour leur conservatisme militant. Ils sont venus renforcer l’aile conservatrice de manière décisive, leur assurant une majorité de six contre trois. Ce faisant, la Cour suprême est en train de se déconnecter davantage de la majorité des Américains et Américaines, qui est de plus en plus libérale et progressiste.

La vigilance doit rester alerte pour protéger les droits des femmes. Les états pouvant à présent décider du droit ou non à l’avortement, cela divise profondément l’Amérique.

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Dans le monde : régressions et avancées

Une tactique similaire a été utilisée en Pologne : dans son arrêt du 20 octobre 2020, la Cour constitutionnelle a décidé que l’avortement, en cas de malformation grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable, était contraire à la Constitution, menant à une quasi-interdiction de l’IVG dans ce pays. Cette décision était le résultat d’une stratégie délibérée par le camp national-conservateur d’imposer son idéologie sur une population opposée à cette régression. En effet, la tentative d’interdire l’avortement par la voie parlementaire s’était heurtée aux manifestations massives du « vendredi noir », en 2016 : des centaines de milliers de personnes étaient sorties dans les rues de nombreuses villes polonaises pour protester contre la proposition de loi. Le Gouvernement avait d’abord mené une attaque en règle contre le pouvoir judiciaire, jusqu’à prendre le contrôle du tribunal constitutionnel, dont l’indépendance est à présent factice. Le démontage de l’État de droit a rendu possible l’imposition de cette mesure demandée par l’Église catholique, soutien de poids du parti au pouvoir.

Ces régressions témoignent de l’intensité de la « croisade » conduite par les fondamentalistes pour imposer leur idéologie rétrograde. Mais leurs menées vont à l’encontre de l’évolution des sociétés et des revendications pour assurer l’égalité des sexes et les droits fondamentaux des femmes. C’est pourquoi il est difficile d’évaluer l’influence de l’arrêt Dobbs en dehors des États-Unis. Le gouvernement américain lui-même soutient l’accès à la santé sexuelle et reproductive dans le monde.

Au Mexique voisin, la tendance est à la libéralisation : quatre États du Mexique ont une législation assurant le droit à l’avortement, tandis que la Cour suprême a jugé que la criminalisation du recours à l’IVG était contraire à la Constitution. Au point que la direction des voyages s’est inversée : dorénavant, les Américaines vont au Mexique pour y obtenir des soins…

Des avancées similaires ont lieu dans d’autres pays d’Amérique latine : l’Argentine a légalisé l’avortement par une loi de décembre 2020, et, au Chili voisin, le droit à l’avortement figure dans le projet de Constitution qui sera soumis à référendum en septembre. Si la nouvelle Constitution est adoptée, le Chili deviendra le premier pays au monde à inscrire ce droit dans sa loi fondamentale. Ce serait une évolution historique dans cet État où l’avortement était encore interdit sans exception jusqu’en 2015.

En Afrique, les lois sont généralement très restrictives. Cependant, la réalité des avortements clandestins causant la mort ou des séquelles à vie a poussé certains pays à réagir. Le Bénin a légalisé l’avortement sur demande jusqu’à douze semaines, et plus tardivement lorsque « la grossesse met en danger la vie et la santé de la femme enceinte, lorsque la grossesse est la conséquence d’un viol ou d’une relation incestueuse, ou lorsque l’enfant à naître est atteint d’une affection d’une particulière gravité ». Au Libéria, qui présente l’un des taux de mortalité maternelle parmi les plus élevés au monde, le Parlement prépare une loi qui rendrait l’avortement légal jusqu’à douze semaines de grossesse. La loi existante n’autorise l’avortement qu’en cas de viol, d’inceste, d’anomalie du fœtus, de danger pour la vie de la mère ou de risque pour sa santé physique ou mentale.

En Europe, le Parlement européen a demandé l’inscription du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux, afin de le « sanctuariser » face aux menaces.

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