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Assignation à
« résidence sur la terre »
commune

Mathieu Bietlot · Philosophe et politologue

Mise en ligne le 1er novembre 2021

Elle a de quoi faire perdre le nord et pousser à la vigilance, cette récente défense de la laïcité – et de quelques principes qui lui sont indissociables tels que l’égalité de genre ou les libertés individuelles – par l’extrême droite ou le national-populisme !

N’était-ce pas en grande partie la peur de « l’invasion laïque » et l’opposition à la loi de 1905 qui a fait le succès de l’Action française ? Ne prônait-elle pas l’Église catholique comme seule garante de l’équilibre politique et d’un « corps social en bonne santé » ? L’extrême droite n’a-t-elle pas toujours consacré la famille traditionnelle et le rôle confiné que doit y jouer la femme ? Plus généralement, ces partis ont fait de l’inégalité et de la soumission à l’ordre leurs fers de lance.

Des ronds dans un pré carré

Certes, tout a toujours été bon dans ces rangs-là pour racoler les mécontents, stigmatiser l’étranger et miser sur la peur de l’Autre qu’on attise du même geste. Autour de ces deux axes – le rejet et la peur – et de la dénonciation du système en place, la doctrine de l’extrême droite se révèle mouvante et confuse d’une génération ou d’une région à l’autre. La théorie de la supériorité des races ayant été invalidée scientifiquement et celle des dangers du métissage étant passée de mode, c’est l’incompatibilité de la religion la plus visible des personnes issues de l’immigration avec les valeurs nationales que cible désormais la xénophobie. Mais ne nous y trompons pas, le rapprochement avec la laïcité est un glissement contre nature.

La laïcité a été inventée en tant que principe et dispositif de non-ingérence et de non-domination permettant la cohabitation égalitaire et pacifique des différentes croyances et non-croyances dans la société – et par extension des différentes identités – sans qu’aucune ne dicte son point de vue à l’État ou ne l’impose à des personnes qui n’y adhèrent pas, sans qu’aucune n’empêche les autres d’exister et de s’exprimer. Sa mise en œuvre s’avère intrinsèquement liée au respect des droits des unes et des autres, à la démocratie et à la non-discrimination. Tout le contraire du national-populisme.

Gare aux glissements et confusions de terrain

Pourtant, le glissement peut s’opérer dans l’autre sens. Même si ce n’est pas, à première vue, pour affirmer une préférence nationale ou identitaire, il n’y a pas que l’extrême droite qui fustige certaines identités au nom de la laïcité. Lorsqu’elle est invoquée pour obliger les personnes issues de l’immigration à adhérer à « nos » valeurs, à refouler leur identité culturelle et à s’abstenir d’une partie de leurs pratiques religieuses, elle est rejetée par une part de ces populations et plus encore vilipendée par les tendances décolonialistes de l’antiracisme qui l’apparentent à une velléité assimilationniste, voire xénophobe. Si le propos est exagéré et le procès tendancieux, le débat n’en est pas moins complexe. Comment faire en sorte qu’un dispositif de cohabitation égalitaire inventé, proposé, requis ou mis en place par certains soit perçu et pratiqué par toutes les composantes de la société comme un outil commun et non comme l’imposition d’un ensemble de valeurs – voire d’une identité – spécifique ?

De fait, la laïcité n’échappe pas à la question identitaire, bien que de manière fort différente en France et en Belgique (le terme étant peu mobilisé dans d’autres contrées). Il convient ici de revenir sur « l’histoire belge » de la laïcité, autant au sens d’une blague typique du coin que de l’histoire du pays… En République française, la laïcité fait désormais partie du patrimoine génétique de la nation. Elle relève ainsi d’une identité majoritaire et nationale, bien qu’elle soit source de division quant à son application et que les réseaux catholiques soient encore bien incrustés. Au petit royaume des compromis, la laïcité n’a jamais jusqu’à ce jour fait partie des références communes, ni dans la culture ni dans la Constitution. Elle a été revendiquée par une identité philosophique, minoritaire et discriminée – les non-croyants – comme un principe d’égalité et de protection de minorités face au règne de l’Église catholique.

Aujourd’hui, cette minorité est reconnue en tant que communauté philosophique non confessionnelle et se bat toujours pour la généralisation du principe de laïcité – et non de son identité, de ses convictions ou de ses valeurs – à toute la société. Il est fondamental d’être toujours au clair avec cette distinction pour empêcher l’assignation identitaire de la laïcité. Le Centre d’Action Laïque a bien une identité et une histoire spécifique, des valeurs telles que l’émancipation ou la libre disposition du corps et sa méthode du libre examen à défendre, mais doit veiller à ne pas les confondre avec le principe ou dispositif de laïcité qu’il prône pour l’ensemble de la population2. Notons qu’en France aussi, même si elle est officiellement majoritaire, la laïcité doit se distinguer du registre de l’identité et des valeurs3 pour atteindre ses finalités. La laïcité scie son assise lorsqu’elle se transforme d’outil d’intégration pacifique en arme de rejet polémique ou force d’imposition tyrannique.

« Le vieux fleuve frémit comme une artère neuve »3

Nous pensons donc qu’on parera le péril identitaire en considérant, présentant et pratiquant la laïcité comme un principe au service des libertés plutôt qu’une valeur figée ou assignée, une modalité plutôt qu’une identité, un cadre fluide plutôt qu’une règle fixe. En ce sens, il importe aussi de se rappeler que la laïcité mise en place – en France – ou revendiquée – en Belgique – face à une religion catholique dominante ne peut reproduire ce qu’elle contestait lorsqu’on se trouve en présence d’une religion musulmane encore minoritaire et toujours dominée dans nos contrées. Il s’agit de lutter, hier comme aujourd’hui, contre la domination, les inégalités, les discriminations, les privilèges, l’arbitraire… dans la pratique davantage que sur papier ou apparence.

Enfin, la crispation est un symptôme de crise. Lorsqu’on ne sait plus comment ni où va le monde, on se crispe sur ses petites prérogatives, sur ses propriétés ou sur son identité. Or pour sortir de la crise multiple et profonde, la « syndémie », qui déstabilise ce début de siècle, nous devons revoir nos manières de voir et de faire, les actions et les institutions à même de mettre en œuvre les principes de cohabitation pacifique, d’égalité et de liberté. La crispation par définition réduit l’ouverture à l’invention, la possibilité de rencontre et l’espace du débat. Sans gommer les divergences ni dénier les conflits d’intérêt, mais en s’ouvrant à la confrontation constructive et à la construction collective, tout le monde gagnerait à rendre les échanges de vues moins polémiques, à se décrisper un brin et à desserrer ses certitudes.

Dans cet esprit, le dernier roman de Laurent Binet, Civilizations4, constitue une stimulante, subtile et virtuose source d’inspiration. Selon l’imagination débordante de l’auteur, il s’en est fallu de quelques hasards et coïncidences pour que les Incas kidnappent l’équipage de Christophe Colomb et envahissent l’Europe. Au cours de cette mondialisation inversée, la laïcité – du moins des règles de coexistence et de pacification – tout comme l’émancipation des pauvres nous auraient été apportées par les étrangers pour apaiser les guerres de religions et d’empires qui déchiraient la barbare Europe. En revisitant l’histoire et le paysage culturel de la Renaissance, Laurent Binet, sans prétention autre que ludique et littéraire, souligne en biais la complexité et la relativité de nos identités.

  1. Nous soulignons régulièrement que son intitulé même prête à confusion et qu’un nom du type « Mouvement des libre penseuses et penseurs pour la promotion de la laïcité » serait plus clair bien que moins claquant. Mais l’on ne se débaptise pas si facilement…
  2. Quand on associe la laïcité à « l’esprit de la France, sa lumière, son message universel » (Manuel Valls après les attentats de 2015), on peut comprendre que certains y voient davantage une imposition culturelle qu’une modalité de vivre ensemble. S’il y avait de l’universel à disposition, on ne se le disputerait pas tant et il n’y aurait pas d’histoire de la philosophie. Celui-ci ne peut être que le fruit d’une construction commune, à remettre sur le métier lorsque la tablée s’élargit.
  3. Pablo Neruda, Résidence sur la terre, trad. Guy Suarès, Paris, Gallimard, p. 205. Le titre de cet article fait référence à ce recueil de poèmes écrits lorsque Pablo Neruda était consul en différents endroits, dont à Madrid à la veille de la guerre civile.
  4. Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset, 2019.

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