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La puissance sociale
des initiatives de terrain

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 2 octobre 2023

Parce qu’ils se sentent exclus des processus décisionnels publics classiques ou s’indignent de situations peu ou mal prises en charge par les pouvoirs publics, des citoyens, des collectifs et des associations créent des initiatives et des structures alternatives originales et transforment leurs protestations en actions menées conjointement. Mais à quel point celles-ci sont-elles porteuses de réelles transformations sociales ?

Illustrations : Cost

Dans nos sociétés démocratiques, une partie de la population estime que les voies classiques et organisées permettant aux citoyen.ne.s de participer au processus décisionnel public ne fonctionnent pas toujours : elles laisseraient trop de monde sur le bord de la route ou favoriseraient l’entre-soi. Ces personnes se fédèrent et s’organisent alors pour faire valoir leurs revendications ou atteindre certains objectifs autrement, généralement à l’échelle locale ou dans d’autres lieux que ceux prévus par le système traditionnel. C’est un peu la méthode des initiatives de transition qui, faute de réponse suffisante de l’État concernant les problèmes environnementaux, mènent, à côté, des actions apportant des solutions pratiques. Et ce, dans des domaines généralement vitaux et de première nécessité.

Sortir du bois et collaborer avec le politique

La problématique du logement constitue certainement l’une des plus grosses difficultés rencontrées par les personnes précarisées, quelle qu’en soit la raison. À Liège, au sortir du premier confinement, le collectif HaLé ! a germé sur les coteaux de la citadelle. Après avoir apporté 5 500 repas, six tonnes d’eau, des masques et de nombreuses tentes à la quarantaine de sans-abri qui avaient investi les lieux, plusieurs citoyens déjà engagés bénévolement dans divers réseaux de solidarité ont décidé de sortir tout ce petit monde du bois. Avec, comme étape préalable au housing first1, la solution de l’habitat léger. Une première caravane a été acquise à prix d’ami et placée sur un terrain solidaire pour une personne qui se trouvait alors dans un état de santé précaire. Elle a été aménagée avec l’aide d’étudiants de la faculté d’architecture de Liège.

Très vite, la magie des réseaux sociaux œuvrant, le collectif de citoyens a obtenu trois autres caravanes, deux roulottes, un conteneur aménagé et une tiny house. Deux roulottes sont aussi en construction, en partenariat avec la section menuiserie de l’Institut Don Bosco. « Progressivement, nous prenons plus le temps de nous réunir et de développer des collaborations avec d’autres structures, comme les Infirmiers de rue, l’immobilière des Tournières et la compagnie théâtrale Arsenic », explique Stéphane Riga. Le bénévole reconnaît que ce qui différencie le collectif des associations plus professionnelles, notamment l’absence d’une gouvernance bien établie, est à la fois une force et une faiblesse. Il voit aussi une piste d’amélioration dans une collaboration des pouvoirs publics et des citoyens en vue d’une action solidaire.

Nouveaux usages et récupération

Ailleurs, l’habitat léger constitue aussi un exemple de processus d’intelligence collective et d’éducation permanente qui a permis à des personnes directement concernées par celui-ci de participer à la production d’un cadre législatif. Que leur choix d’habiter léger ait des raisons financières, écologiques ou culturelles, elles ont longtemps dû faire face à des obstacles administratifs et légaux. Entre 2013 et 2019, divers collectifs et associations se sont mobilisés pour faire reconnaître l’habitat « hors normes » et, depuis le 2 mai 2019, le Code wallon de l’habitat durable intègre bel et bien la définition d’« habitation légère ». Et ce, notamment grâce à la conjonction d’actions de lutte multiples menées dès les années 1990 par des associations et collectifs avec les habitant.e.s en zone de loisirs.

Le documentaire La loi du léger, histoire populaire d’un décret2, produit par le Réseau brabançon pour le droit au logement et Télévision du monde, retrace cette aventure. En exergue du film, une phrase d’Arnaud Le Marchand, économiste, maître de conférences en sociologie de l’économie à l’Université du Havre, rappelle que « les acteurs minoritaires produisent de nouveaux usages, disqualifiés jusqu’à ce qu’ils puissent être récupérés et recyclés par les acteurs majoritaires ». Pour Pascale Thys, directrice d’Habitat et Participation ASBL, également à la manœuvre, « il est important de se placer dans une logique de “production sociale de l’habitat” et de laisser aux habitants la maîtrise de leurs solutions et de la production de leur habitat ou de leur propriété foncière. Les experts qui sont des acteurs indispensables de ce processus doivent se mettre au service des habitants ».

La maison qui brûle et l’accès effectif à la justice

Si se loger et se nourrir font partie des domaines dans lesquels le secteur associatif apporte avec dextérité une série de réponses, d’autres problématiques, plus techniques, laissent souvent les citoyen.ne.s dans l’embarras. La connaissance du droit et les recours en justice en font partie. Heureusement, là encore, des initiatives voient le jour. Casa Legal, fondée en 2019 par des avocates pratiquant les spécialités du droit des étrangers, du droit de la famille, du droit de la jeunesse, du droit pénal dans divers cabinets d’avocats classiques, est une association bruxelloise qui développe une approche multidisciplinaire et propose un service d’accompagnement holistique et sur mesure pour des personnes qui ne peuvent bénéficier de l’accès effectif à la justice.

« Nous utilisons la métaphore de la maison qui brûle pour parler de cela », confie Clémentine Ebert. « Le seul fait, par exemple, d’avoir droit à l’aide juridique, c’est-à-dire à un avocat gratuit, ne suffira pas toujours à mobiliser l’ensemble de vos droits. Dans une maison qui brûle, pour 50 % des habitants, de simples informations aux murs qui indiquent la sortie de secours suffisent. Pas de problème non plus pour ceux qui peuvent chercher sur le Net les renseignements sur l’aide juridique et qui vont donc accéder à leurs droits sans trop de difficultés. Puis il y a 40 % de ces gens pour qui les panneaux d’information ne suffisent pas et qui, à chaque étage, vont avoir besoin d’un conseiller pour leur montrer où se trouve la sortie, soit leur donner accès à la justice. Et puis, il y a 10 % des occupants qui sont sous la douche ou avec des écouteurs sur les oreilles. Ceux-là, on va devoir aller les chercher un par un à chaque étage, les prendre par la main et construire avec eux des solutions sur mesure. C’est pour ces personnes qui ont des problématiques multiples et qui sont dans une situation de précarité qui les entraîne dans un cercle vicieux qu’on a décidé d’exister en essayant de créer un cercle vertueux pour leur redonner un pouvoir d’action et qu’elles puissent elles-mêmes activer leurs droits. »

Prenant l’exemple d’une personne qui divorce, puis perd son emploi parce qu’elle est déprimée et se retrouve finalement à la rue, que des troubles psy empêchent d’exprimer clairement sa demande, l’avocate explique que l’intervention de Casa Legal se fait de façon holistique, avec les avocates, des assistants sociaux et une psychologue qui ne travaille pas pour l’association, mais constitue un service de première ligne vers lequel les gens en souffrance sont orientés pour bénéficier de quelques séances afin de faire face aux difficultés générées par le temps judiciaire assez violent. « On doit travailler main dans la main, de façon moins cloisonnée, en complémentarité, en s’inscrivant dans le tissu associatif très riche, pour redonner une voix aux sans-voix. »

Pas de clivages, mais des complémentarités

Le tissu associatif réussit-il à combler toutes les failles laissées béantes par le secteur public ou du fait d’une société fortement rythmée par la logique capitaliste ? Est-ce d’ailleurs son rôle ? Dans une interview accordée au magazine Alter Échos3, Ariane Estenne, présidente du Mouvement ouvrier chrétien (MOC), constatait « une forme de professionnalisation des mandats » dans les structures telles que le MOC : « On a de plus en plus de difficultés à réunir des militants, à ce que des personnes s’engagent bénévolement. » Interrogée pour Espace de Libertés, elle souligne néanmoins qu’elle ne voit pas « le secteur associatif comme super clivé entre des associations traditionnelles, qui décourageraient les militants, et des structures totalement hétérogènes, qui les attireraient. [Elle] pense qu’il y a une complémentarité dans toutes les formes de structures, qu’elles soient plus ou moins institutionnalisées, et qu’il est important d’avoir à la fois des petits collectifs très efficaces qui peuvent réagir en fonction de l’actualité et des structures plus institutionnelles qui s’inscrivent dans le temps pour organiser une continuité et un dialogue structuré avec les politiques. [Elle] voi[t] cela comme un microcosme fécond qui permet de se reconfigurer en fonction des nécessités stratégiques et de l’actualité. La question de la mobilisation porte moins sur la forme de la structuration que sur le fond des combats qu’on mène. S’ils répondent aux besoins des personnes et font sens pour elles, on voit que les citoyens s’engagent, qu’ils veulent prendre part à des mobilisations qui transforment les choses. Pour prendre l’exemple de la campagne pour la suppression du statut de cohabitant, c’est une situation qui touche énormément de ménages dans toutes les couches de la sécurité sociale et au CPAS. C’est parlant pour tout le monde, c’est concret, c’est une injustice… Il n’y a aucune raison que des gens qui vivent ensemble et qui cotisent pour des droits propres bénéficient d’une allocation ou d’une indemnité diminuée du fait de ce statut ».

Expérimentalisme démocratique et transformation sociale

De son côté, le Réseau Égalité en Belgique francophone, regroupant des professionnels provenant de différents secteurs désireux de s’outiller sur la question de l’égalité, effectue un travail de recherche sur les modes d’action locale des intervenants associatifs et publics. En mai dernier, le Réseau invitait Marc Maesschalck à expliquer l’expérimentalisme démocratique que l’on voit à l’œuvre dans de nouveaux modes de gouvernance et, notamment, la façon dont l’action collective peut être source de transformation sociale. Pour le philosophe du droit, ce qui est coconstruit sur l’émergence d’une problématique commune ne pourra aboutir à une réelle transformation sociale que pour autant qu’une administration ou une institution publique autorise les acteurs et actrices de changements impliqués dans le processus (les associations, les services de première ligne ou les bénéficiaires eux-mêmes) à adapter constamment les méthodes et les objectifs aux diagnostics émanant du terrain. Il insiste également sur la propension des pouvoirs publics à générer des initiatives de participation citoyenne sans pour autant envisager de modifier les politiques en cours en fonction des propositions. « Le cœur du moteur expérimentaliste est une gouvernance capable d’apprendre des résistances avec des ressources inédites. La question est : comment l’expérimentation sociale en cours va-t-elle être en mesure de générer une gouvernance ? L’enjeu est de pouvoir adresser ce qu’on apprend à celles et ceux qui sont supposé.e.s en faire une politique publique. »

  1. Selon cette approche, le logement est la première étape de l’insertion sociale des personnes sans-abri.
  2. Réseau brabançon pour le droit au logement, « La loi du léger, histoire populaire du décret», 23 mai 2023.
  3. Céline Teret, « MOC : une nouvelle présidente pour revitaliser l’action collective », dans Alter Échos, no 470, janvier 2019.

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