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Ils s’occupent
de leurs proches,
mais qui
se préoccupe d’eux ?

Gilles Querton · Chargé de projet jeunes aidants proches au CAL/COM

Mise en ligne le 3 octobre 2023

Ce sont des enfants, des adolescents ou de jeunes adultes. Leur âge n’excède pas 25 ans. Ils apportent une aide continue à un parent dans une situation de dépendance à la suite d’un accident, d’une maladie, du fait d’un handicap ou d’une addiction. On les appelle les jeunes aidants proches, mais l’immense majorité d’entre eux ne se rendent pas compte de leur situation ou n’osent pas en parler. Zoom sur cette problématique invisibilisée dans notre société.

Illustrations : Cost

« Ma maman est tombée en dépression… », nous explique Warda, 22 ans. « Elle se mutilait, elle disait vouloir faire des tentatives de suicide. Elle nous menaçait de se jeter par la fenêtre. Moi, j’avais 10 ans. Je ne comprenais vraiment pas… Chaque fois que je partais chez ma voisine et que je voyais une ambulance par la fenêtre, j’avais super peur que ce soit pour ma maman… »

Quand on se souvient de notre enfance, cela nous renvoie généralement à un moment de la vie où l’on se sent protégé, dégagé de toute responsabilité. Une période durant laquelle les adultes répondaient et prenaient soin de nous en nous prodiguant attention et réconfort. Pourtant, pour certains enfants et adolescents, la vision de l’enfance est tout autre. En effet, ils et elles se trouvent obligé.e.s de s’occuper, parfois de manière très intensive, d’un parent, d’un frère, d’une sœur qui a besoin d’un accompagnement, peu importe la raison. Ces jeunes doivent assumer des contraintes qui devraient plutôt incomber à une personne adulte.

Adultes avant l’heure

Le Centre d’Action Laïque offre un accompagnement aux jeunes aidants proches sur le campus du Solbosch à l’ES’CAL (B1.104) tous les mardis de 12 à 15 h.

Ce sont des enfants, des adolescents ou de jeunes adultes. Ils et elles ne se rendent souvent pas compte de leur situation de jeunes aidants proches. Ils et elles ressentent simplement une différence avec les autres jeunes de leur âge. Les raisons qui expliquent pourquoi un enfant assume ce rôle sont nombreuses : le contexte culturel, le sens du devoir, l’absence d’alternatives, le sentiment d’amour ou d’empathie envers le bénéficiaire des soins, le manque de ressources financières et pratiques au sein de la famille…

Les tâches effectuées par ces jeunes aidants sont multiples et se réalisent souvent à huis clos. Les soins apportés peuvent être d’ordre pratique, physique et émotionnel, comme en témoigne Jade, 22 ans : « Moi, à l’époque, je n’avais pas forcément conscience de ce qu’était un jeune aidant proche. J’ai toujours connu ma maman malade. Elle est épileptique et alcoolique, et comme j’avais l’habitude de la voir dans cet état-là, ça me paraissait normal. Je devais toujours vérifier qu’elle allait bien, me réveiller fréquemment pour voir si elle ne faisait pas de crise, surveiller l’heure à laquelle elle rentrait… Je devenais la maman de ma maman, en fait ! »

Une situation encore rendue plus difficile par la pandémie de Covid-19 : « Pendant le confinement, c’était devenu ingérable entre nous ! Je devais tout faire à la maison : les courses, la cuisine, le ménage et aller acheter ses médicaments… Tout, vraiment tout ! Être jeune aidant proche, ça a chamboulé toute ma vie. »

Warda, elle, faisait les courses et s’occupait de diverses démarches administratives : « Je portais des charges très lourdes. Je souffre d’ailleurs aujourd’hui d’une hernie discale. J’ai aussi soutenu ma maman d’un point de vue psychologique. Je la rassurais du mieux que je pouvais. À partir de 13 ans, je remplissais ses documents administratifs et j’envoyais ses mails. »

La situation en Belgique

Une étude du SPF Santé publique de 2013 a établi que 9 % de la population belge (de 15 ans et plus) prodiguait au moins une fois par semaine de l’aide ou des soins à une personne en difficulté. En Région bruxelloise, ce pourcentage atteignait 18 %. Un peu plus récemment (2017), une autre étude, commandée par Céline Fremault (Les Engagés), à l’époque ministre bruxelloise de l’Aide aux personnes, a été menée dans six écoles secondaires bruxelloises. Portant sur un échantillon de 1 401 élèves âgés de 12 à 25 ans, elle a démontré que 14 % d’entre eux se reconnaissaient comme jeunes aidants proches, soit deux ou trois élèves par classe. En Belgique, le constat est accablant. Ces jeunes sont pour la plupart invisibles dans la société, et à l’exception de l’ASBL Jeunes & Aidants Proches1 (qui travaille uniquement à Bruxelles), peu de structures existent pour les soutenir ainsi que leurs familles.

Des conséquences directes et indirectes

Lorsque cela se fait avec le soutien nécessaire, prodiguer des soins constitue un véritable engagement positif pour ces jeunes aidants proches. Elles et ils acquièrent un niveau de maturité et une expérience dont ils ont toute raison d’être fiers. Toutefois, si la charge liée à ces tâches et la responsabilité qui reposent sur eux deviennent excessives ou inappropriées pour leur âge, ils peuvent vivre un stress important, de la fatigue, voire de l’épuisement.

Les conséquences : problèmes à l’école, éloignement des amis, perte de l’estime de soi… Les conditions d’existence de ces jeunes aidants leur interdisent de vivre leur enfance ou leur jeunesse pleinement. Leur avenir professionnel s’en trouve compromis et leur santé (physique et mentale) est mise en péril. Tout cela peut entraîner des coûts sociaux et des occasions manquées pour eux-mêmes comme pour la société.

« À la maison, il n’y avait pas de cadre, ma maman ne surveillait pas mes devoirs. Elle ne cherchait pas à ce que je comprenne… J’étais un peu livrée à moi-même d’un point de vue scolaire. J’ai subi de plein fouet le contrecoup de sa détresse psychologique et je suis tombée en dépression à mon tour », nous révèle Warda.

L’étude susmentionnée souligne que ce sont les filières techniques ou professionnelles que les jeunes aidants fréquentent majoritairement. Mais ne perdons pas de vue non plus qu’ils appartiennent à tous les milieux sociaux et à toutes les cultures. Il est donc essentiel d’intégrer la problématique de ces jeunes dans tous les types d’établissements scolaires, et pas uniquement dans l’enseignement qualifiant.

Pourquoi sont-ils invisibles ?

Si les jeunes aidants passent sous les radars, c’est tout simplement parce que la majorité d’entre eux ne s’identifient pas comme tels. Ceux qui ont conscience de leur situation préfèrent très souvent garder le silence par crainte d’être placés par les services sociaux, d’être jugés ou incompris soit par leurs pairs, soit par les enseignants ou par les prestataires de services. L’école ou l’université représente parfois leur bulle d’oxygène. Il n’est pas question pour eux qu’on les prenne en pitié ou qu’on vienne leur rappeler leurs problèmes laissés à domicile.

« J’avais peur que l’on m’éloigne de maman et qu’elle soit triste, que je ne la retrouve plus jamais… Je n’avais pas envie d’en parler à l’école, car j’avais peur qu’on la diabolise et que l’on considère cela comme de la négligence alors qu’elle était juste malade. Quand on est enfant, ce sont des choses que l’on tait. Tout le monde parle de jouets, de vêtements, mais on n’évoque pas ses problèmes familiaux. C’est gênant, car ma maman n’est pas différente de toutes les autres. Je ne ramenais pas non plus mes amis à la maison », nous relate Warda.

De manière générale, une demande d’aide est vécue comme un échec. Et ils disent ressentir un sentiment de déloyauté vis-à-vis de la personne aidée, comme nous le confie Jade : « Le confinement a été le moment où je n’y arrivais juste plus. Je me sentais presque coupable. Je me disais : “C’est ta mère et elle est malade ! Tu dois l’aider ! Si c’est pas toi, qui le fera ?” En plus de ça, on me parlait beaucoup de non-assistance à personne en danger… Je ne me voyais pas la laisser et que ça me retombe dessus. Je m’en serais beaucoup trop voulu. »

Les jeunes aidants peuvent donc passer totalement inaperçus tout en portant un lourd fardeau. Toutefois, certains d’entre eux et certaines d’entre elles peuvent ne montrer aucun signe de leurs difficultés et obtenir de bons résultats scolaires, car comme expliqué précédemment, apporter des soins et de l’aide peut aussi être une expérience positive, développant leur maturité et leur sens des responsabilités. Il est donc aussi important d’éviter des raccourcis malheureux selon lesquels être un jeune aidant proche signifie automatiquement avoir de mauvais résultats scolaires ou des problèmes de comportement en classe.

Néanmoins, dans tous les cas, il faut informer ces jeunes de l’impact possible de la relation d’aide sur leur santé physique et mentale afin de leur permettre de recourir à temps aux ressources solidaires. Être un jeune aidant proche sans être soi-même soutenu peut conduire à de la saturation, à une situation de non-retour, à un point de rupture, à des problèmes de santé mentale (dépression, anxiété, décompensation…).

Quels sont leurs besoins ?

Saul Becker, chercheur en sciences sociales britannique, explique l’importance pour les jeunes aidants proches d’être reconnus, identifiés et aidés comme un groupe spécifique d’enfants avec des attentes particulières2. Selon la psychologue Éléonore Jarrige, ce que les jeunes aidants proches identifient comme leur plus grand besoin, c’est celui de répit formel et de moments de pause loin de leurs responsabilités, surtout pendant les périodes où ils sont malades et fatigués3. Mais pas seulement, selon Warda. « Ce qu’il m’aurait fallu, c’est un endroit pour faire mes devoirs, pour combler mes lacunes et me donner un cadre. Du point de vue de l’aidance, j’aurais aimé que l’on nous propose un médiateur de conflits familiaux, que l’on nous livre des colis alimentaires, que l’on fasse nos courses, que l’on mette un endroit à disposition pour faire nos lessives et que l’on puisse avoir accès aux médicaments, même si l’on n’avait pas d’argent… Quand j’étais petite, les maisons de quartier nous ont beaucoup aidées ! Leurs activités étaient vraiment un plus pour moi, car je ne partais pas en vacances. »

Dans cette optique, l’ASBL Jeunes & Aidants proches leur offre l’occasion de s’amuser en participant à diverses activités et sorties, de se socialiser et de faire une pause dans leur rôle de soignant au cours d’activités qu’ils ne peuvent pas réaliser avec leurs parents. Ils ont également besoin d’une aide concrète, notamment au niveau scolaire ou même administratif. Les prises en charge individuelles par un professionnel permettent quant à elles de parler de leurs préoccupations et des stratégies d’adaptation qu’ils pourraient mettre en place pour résoudre leurs problèmes.

Ils souhaitent tout simplement qu’on leur simplifie la vie, comme l’explique Guillaume, éducateur spécialisé de l’ASBL : « Notre travail va se diviser en deux parties. La première partie est celle où l’on s’occupe vraiment des enfants. L’idée, c’est que l’on organise des stages dès 4 ans et demi et jusqu’à 12 ou 13 ans. Pendant ces stages, on essaie de les accueillir au maximum, de travailler sur leurs émotions, de faire en sorte qu’ils puissent découvrir des activités qu’ils ne peuvent pas forcément avoir ailleurs du fait de leur situation de vie et de respecter leurs envies au maximum ! Deuxièmement, on essaie d’axer notre action sur les jeunes adultes et les adolescents. Cela peut prendre diverses formes. On va par exemple organiser un apéro-causette pour que ces jeunes se rencontrent. […] On essaie aussi de les aider à résoudre les problèmes que génère leur situation, comme l’obtention du CPAS ou l’organisation des soins à domicile. »

Et demain ?

Depuis 1er septembre 2020, la loi de reconnaissance des aidants proches est entrée en application. Le gouvernement fédéral peut désormais reconnaître officiellement les aidants proches et leur octroyer soit une reconnaissance générale (formelle), soit une reconnaissance avec des droits sociaux (ils peuvent bénéficier d’un congé pour aidants proches4). Cela ne concerne toutefois que les citoyens majeurs. « Ça me fait culpabiliser quand j’entends les jeunes aidants parce que je n’ai pas l’impression que ça évolue… Je souhaite que tous ces enfants soient reconnus comme tels et qu’ils ne soient pas délaissés », conclut Warda !

L’enjeu actuel principal est donc de visibiliser cette problématique afin de faire prendre conscience à ces jeunes du rôle qu’ils assument. Il incombe ensuite aux responsables politiques de se rendre compte des difficultés que traversent ces familles et de trouver des solutions pour que les jeunes aidants puissent s’épanouir et se réaliser en tant qu’êtres humains. Car comme n’importe qui d’autre, ils ont droit au bonheur. Les chances de réussite de milliers d’enfants en dépendent.

  1. Pour aller plus loin : site Web de l’ASBL Jeunes & Aidants proches.
  2. Saul Becker, « Young Carers », dans Martin Davies (éd.), The Blackwell Encyclopedia of Social Work, Oxford, Blackwell, 2000, p. 378.
  3. Éléonore Jarrige et al., « Revue de la littérature sur les jeunes aidants : qui sont-ils et comment les sauver ? », dans Pratiques psychologiques, no26/3, 2020, p. 225.
  4. Service public fédéral Emploi, « Congé d’aidant proche ».

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