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Un dialogue de sourds

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 29 septembre 2023

Une partie de la population estime ne pas avoir voix au chapitre par rapport aux grandes décisions adoptées par les politiques ou à la gestion publique d’une manière générale. Ils ont l’impression de se retrouver dans une catégorie de « sans voix », ces personnes desquelles on ne tient jamais compte, dont l’avis n’a pas d’importance. Comment sommes-nous arrivés à cette situation et pourquoi ? Ce sentiment accroît-il, par exemple, la tentation populiste ou le vote extrémiste ?

Illustrations : Cost

La voix du peuple est, dit-on, la voix de Dieu dans les démocraties. Mais si cela signifie que l’opinion publique est centrale, ne doit-on pas considérer aujourd’hui que cet adage est un leurre ? Que constate-t-on en effet actuellement ? Le peuple n’est pas consulté pour des dossiers chauds comme la 5G et le prolongement du nucléaire, pas plus qu’il ne l’est dans le passage à un « État plateforme » ou dans un recours de plus en plus marqué de l’enseignement au numérique.

La liberté d’expression a souvent été sanctifiée ces derniers temps. Mais si le droit de s’exprimer est important, que signifie-t-il concrètement quand lui fait défaut un droit à être entendu ? On connaît la violence symbolique. En utilisant un vocabulaire de haut vol, l’autre ne nous permet pas de le comprendre. Il parle de choses auxquelles on n’y entend rien et emploie des mots qui nous échappent. On se sent par conséquent laissé sur le carreau. La violence médiatique est en quelque sorte son pendant. On se sent abaissé du fait de ne pas être compris, du fait de ne pas être entendu.

L’absence de réciprocité entre les pouvoirs en place, qui eux sont entendus, et des pans entiers de populations, dont la parole est inaudible, engendre un sentiment de non-appartenance. Le sentiment de ne pouvoir être reconnu détourne du pacte social. Deux opportunités s’offrent alors au sans-voix qui insiste malgré tout pour ne pas être exclu et ne pas sombrer dans le ressentiment. Afin d’attirer l’attention, il peut recourir à un porte-voix ou désigner un porte-parole.

Le porte-voix

Un porte-voix est un appareil qui permet de faire porter la voix en l’amplifiant. À l’origine, il est surtout utilisé en mer. Aujourd’hui, on le retrouve aussi dans certaines manifestations. On l’appelle également « mégaphone ». Toujours est-il que donner un porte-voix à un sans-voix, c’est lui donner la possibilité de se faire entendre, c’est mettre à sa disposition des moyens pour être entendu. De nombreux bénévoles, comme les écrivains publics ou les aides aux personnes précarisées, peuvent soutenir les sans-voix dans leur tâche du quotidien et donner forme à leur propos. D’autres peuvent les médiatiser. Certaines initiatives telles que l’Archipel des sans-voix en France s’inscrivent dans cette mouvance.

Mais s’agissant du politique, ces soutiens ne suffisent pas. Le sans-voix se sentira marginalisé, il n’atteindra le cœur de son pays qu’en rejoignant le chœur des protestations entonnées par ses semblables. En faisant corps, en s’assemblant, les sans-voix peuvent faire résonner leur voix. Mais la rumeur de la rue, si elle est audible, ne permet pas toujours d’articuler clairement des revendications. Les mouvements spontanés comme ceux des Gilets jaunes ont souvent manqué de lisibilité.

Les politiques les entendent, mais ne les écoutent pas, considérant que les propos sont confus. Il faut alors qu’au sein de la rumeur des porte-paroles se dégagent pour articuler la voix portée par l’ensemble des sans-voix devenus cent voix. Toutefois, pour que ces porte-paroles soient audibles et ne soient pas rejetés sans bienveillance par l’entremise de jugements réducteurs, il importe que les représentants parmi les classes populaires aient les codes pour se faire entendre. Il faut qu’ils maîtrisent un certain niveau de langage, qu’ils puissent s’exprimer comme il sied. Mais même si ces réquisits sont remplis, la tâche du porte-parole ne va pas de soi, son statut étant par nature ambigu.

Le porte-parole

Il parle « au nom de » quelqu’un d’autre. Parler « au nom de » quelqu’un, ce n’est pas simplement parler « à la place de » quelqu’un. Quand le porte-parole n’est pas mandaté par celles et ceux dont il porte la voix, il risque bien de s’y substituer. C’est là l’un des points d’attention de la culture woke. Si l’on parle pour une communauté sans être missionné par celle-ci, parle-t-on en son nom ou parle-t-on à sa place ? Si l’on veut porter la parole d’un autre, il faut qu’à un moment on lui ait donné la parole. Il faut qu’il nous ait donné son consentement. Ces difficultés intrinsèques à la représentation de certaines couches de la population dans un environnement politique complexe font qu’une certaine absence de résonance demeure.

Le fait de ne pas être entendu peut alors mobiliser les gens à se faire entendre en utilisant des canaux alternatifs, tels que des médias sociaux, ou les pousser à se replier sur des communautés d’intérêts restreints. Ces recherches d’alternatives à la politique traditionnelle peuvent prendre des formes positives de partage et de convivialité comme c’est le cas dans certaines initiatives locales de transition. Mais elles peuvent aussi être instrumentalisées. Les partis extrémistes ont bien compris cette tendance et sont prêts à tout pour récupérer les voix des sans-voix. La N-VA est ainsi le premier parti à avoir son « appli ». Elle prend donc d’autres voies pour attirer ceux qui n’ont pas voix au chapitre. Elle leur fait croire qu’elle sera leur porte-parole. Les déçus du dialogue démocratique renforcent dès lors les extrêmes tant à droite qu’à gauche.

Voies de fait et responsabilités

Les extrêmes ne se drapent pas toujours de l’apparat du politique. Certains groupes se détournent des voies d’un dialogue, fût-il clivant, et recourent à la violence. Les émeutes peuvent se lire dans ce cadre. Elles portent sur l’État, ce « monstre froid » et ses représentants. Un maire français a ainsi récemment vu sa maison emboutie par une voiture-bélier. Quand la voix se brise à force de crier pour se faire entendre, la colère monte. Or la colère est mauvaise conseillère si on ne la modère pas par l’espoir d’un changement à construire ensemble.

Face au chaos social, au soulèvement populaire, aux émeutes qui, sporadiquement, refont leur apparition, on cherche des responsabilités. Suivant que l’on est de gauche ou de droite, on incriminera tantôt le manque de volonté des sans-voix, tantôt la politique mise en place. Dans certains cas, la balance en matière de responsabilités se fait toutefois moins hésitante. Ainsi, dans les régimes autoritaires, c’est parce que l’État prive le peuple du moyen de s’exprimer qu’il ne prend pas la parole. On sait que dans certains pays le droit de se révolter, de dire « non », n’est pas garanti. D’autres types de répression plus discrets comme la censure existent également. Parfois, il s’agit moins d’une répression que d’un manque de volonté politique en ce qui concerne l’écoute active de la population. Si l’on ne met pas à disposition des citoyens des permanences avec les élus communaux, si on ne leur permet pas d’avoir une tribune, alors on enjoint tout un chacun à prêcher dans le désert ou à s’exprimer au sein d’une bulle, d’un cercle fermé. À quoi bon parler de politique si l’État ne peut être notre interlocuteur, préconisant d’autres partenariats ?

Sur la question du « comment », les ministères préfèrent faire appel aux experts. Quand ils se préoccupent de la population, c’est pour savoir comment taire ses commentaires ou comment susciter son adhésion. La masse est jugée ignorante, il faut lui « décrypter » l’information. Mais si les élus parlent avec condescendance au petit peuple, c’est que selon eux tout le monde n’est pas égal. Il y a ceux qu’on écoute et ceux qu’on n’écoute pas. Cette oreille sélective est-elle justifiée ? Un ministre peut-il se permettre d’écouter tout le monde ?

À défaut de pouvoir le faire, il est toutefois nécessaire que les grands intérêts, les différentes classes soient entendus. Or ces diverses voix sont-elles représentées à parts égales ? Quand on porte son attention sur ceux qui sont écoutés, ne doit-on pas se montrer suspicieux ? Les puissants semblent moins accorder leur attention aux interpellations publiques des représentants de la société civile qu’aux conseillers de McKinsey et aux invités prestigieux des conférences Bilderberg. Doit-on dès lors s’étonner que ces conversations confidentielles alimentent les idées complotistes ?

Il y a là, à tout le moins, des problèmes de transparence et des conflits d’intérêts. Pourquoi les livrables de McKinsey financés par des fonds publics ne sont-ils pas consultables ? Comment certains journalistes peuvent-ils, sans déroger à leur objectif d’information, prendre part aux conférences Bilderberg, sachant que la participation est soumise à l’acceptation de la Chatham House Rule, une règle diplomatique qui impose le silence sur ce qui est dit lors des discussions ?

Il ne suffit pas de rejeter les théories du complot, d’en faire le résultat d’une imagination débridée, un délire de masse en quête de vérités toutes faites. Il faut voir si elles ne sont pas des façons maladroites de dénoncer un manque de transparence ou un conflit d’intérêts. Quand, au fait de ne pas écouter la population, on ajoute celui de lui cacher ce qui est discuté, on achève de creuser le fossé entre les « petits moyens » et le sommet. On nie la démocratie au profit d’une oligarchie dont la logique est l’efficacité au détriment de la diversité.

Une politique de l’éphémère

Les politiques oublient souvent que derrière le « comment », il y a un « pourquoi », que tout récit est construit et répond à des intentions. On croit que les choix ne sont que techniques et se résument à des questions de coût, on oublie alors que des valeurs comme l’écologie et la justice sociale ont un rôle à jouer. Ainsi, à titre d’exemple, le passage aux voitures électriques ne répond pas seulement à un problème technique, il pose des problèmes éthiques. Il ne manque pas de lanceurs d’alerte pour attirer notre attention sur ce fait. Mais le pouvoir en place fait comme si rien ne sortait de leur bouche. Il attend que la tempête passe.

On ne peut s’empêcher ici de penser à certains éphémères, ces insectes qui, au stade adulte, sont dépourvus de pièces buccales. Leur fonction étant uniquement de se reproduire et de pondre, il n’a pas été jugé nécessaire, du point de vue de la survie de l’espèce, de les doter d’une bouche. On a parfois l’impression qu’écouter le peuple est un luxe inutile quand il s’agit de mener une politique concurrentielle. Mais en s’enfermant dans des intérêts à court terme, en faisant de l’éphémère le symbole de sa politique, mène-t-on une politique durable et humaine ?

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