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De l’autre côté
du fossé numérique

Lucie Barridez · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 3 octobre 2023

La fracture numérique a particulièrement fait parler d’elle lors de la crise de la Covid-19. Certains ont bien vécu le confinement en rythmant leur quotidien par des réunions Teams, des apéros en ligne sur House Party et quelques séances de binge watching1 sur Netflix. D’autres en revanche, peu à l’aise dans cette société digitalisée, ont été confrontés aux enjeux de la littératie numérique. Soudain, plus personne n’a pu ignorer l’ampleur de la problématique et l’urgence d’y apporter des réponses. À ce titre, les espaces publics numériques jouent un rôle essentiel.

Illustration : Cost

On le sait, l’accès aux droits est aujourd’hui conditionné par notre maîtrise des outils numériques. Que ce soit pour trouver du travail, un domicile, pour s’inscrire à la mutuelle ou encore gérer son compte en banque, tout se fait aujourd’hui quasi exclusivement en ligne, les rendez-vous aux guichets devenant rares et expéditifs. Cela complique donc le quotidien des plus vulnérables qui ne disposent pas de matériel informatique, mais aussi la vie de ceux pour qui l’initiation au numérique est de plus en plus difficile en raison de l’âge, du niveau de langage, de la maîtrise des outils, etc. Ce problème connu s’intensifie à mesure que les applications se multiplient et que les méandres de l’informatique se complexifient. Le risque de voir grandir le nombre de déclassés du numérique est donc bien réel.

Fort heureusement, les intervenants du secteur associatif font leur possible pour réactualiser l’accès aux droits des personnes en situation de vulnérabilité numérique. C’est le cas notamment de l’ASBL Fobagra, qui depuis la fin des années 1990 lutte activement contre le fossé numérique grâce au partenariat conclu avec plusieurs communes et partenaires bruxellois pour offrir un service d’accès et de formation au sein des « espaces publics numériques » (EPN). Afin de saisir le rôle et toute la nécessité de ces espaces, nous avons mené notre enquête auprès de l’EPN Actiris d’Uccle et de l’EPN d’Ixelles.

Des endroits de première nécessité

Ces hauts lieux de résistance sont avant tout des endroits de première nécessité pour les personnes en situation de vulnérabilité numérique. Akhim et Mathieu2 sont tous deux demandeurs d’emploi et n’ont d’autre choix que de se rendre dans un EPN pour effectuer leurs démarches. Car de la conception du CV jusqu’aux premières étapes des entretiens, tout se fait aujourd’hui exclusivement en ligne. Cela pose de sérieux problèmes quant aux ressources et au temps que les demandeurs d’emploi doivent consacrer à leur recherche.

Olivier, qui fréquente l’EPN d’Ixelles, nous explique que sa situation économique ne lui permet pas de s’offrir l’ordinateur et la connexion à Internet pourtant nécessaires à sa recherche d’emploi. Voilà un cercle extrêmement vicieux dont il n’a pu sortir que grâce à l’EPN. Au niveau du temps consacré à sa recherche, il doit redoubler d’efforts, car comme il le raconte lui-même : « Il faut que je sois souvent à l’EPN. Si je reçois un mail, je dois me rendre ici pour pouvoir le consulter et il faut que je m’organise. Surtout que les démarches en ligne nécessitent une proactivité et un bon suivi. Des dossiers peuvent parfois être rejetés parce qu’on n’a pas pu aller au bout des étapes, faute de moyens et de temps suffisants. »

En outre, la recherche d’emploi en ligne nécessite aussi des compétences informatiques qui s’acquièrent difficilement si on n’a pas l’occasion de s’exercer quotidiennement. C’est ce que met en avant Olivier : « Être dans une situation sans emploi de longue durée nous empêche de faire évoluer nos compétences en informatique et on rétrograde même au fur et à mesure que le temps passe. Ici on reçoit une formation au numérique qui nous donne un bagage, mais ensuite il faut avoir l’occasion de le faire évoluer. » Ce que nous confirme Akhim, assis devant l’un des ordinateurs de l’EPN d’Ixelles : « Ceux qui ne sont pas familiarisés avec le numérique sont vraiment les parents pauvres de ce nouveau système où tout se fait en ligne. Car on n’est pas habitué à utiliser des logiciels comme Excel, PowerPoint, etc. Ici, ce qui est très bien, c’est que vous avez des gens qui vous forment et qui peuvent rester à côté de vous à chaque étape des démarches, jusqu’à ce que vous saisissiez l’essentiel. » La formation continue et l’accompagnement offerts par les EPN sont donc tout aussi indispensables pour les usagers que la mise à disposition des outils.

Lutter contre l’exclusion sociale

Par ailleurs, les EPN ne jouent pas uniquement un rôle de mise à niveau dans le domaine du numérique, mais sont aussi des , lieux de cohésion, voire de réinsertion sociale. C’est ce que souligne Olivier Doncq, directeur de l’EPN d’Ixelles : « Grâce aux espaces publics numériques, les gens récupèrent une forme de confiance en eux et n’ont plus le sentiment d’être abandonnés sur le bord de la route. » La fracture numérique ne se définit donc pas seulement par l’impossibilité de posséder les outils informatiques et l’incapacité de les maîtriser, elle a aussi comme corollaire une perte de l’estime de soi et de l’implication de chaque individu dans le monde environnant. Stéphane déclare ainsi que sans connexion à Internet, il ne peut suivre l’actualité, pratiquer ses hobbys ou communiquer avec les autres. Ces difficultés provoquent une impression de délaissement qui, selon ses mots, « entraîne pour les personnes, au plus profond d’elles-mêmes, un manque de reconnaissance et de respect, et tout cela crée un sentiment de dépit à la longue ».

Pour le directeur de l’EPN d’Ixelles, ce dépit est aussi lié au fait que « tout ce qui paraissait simple et évident au départ ne l’est plus à partir du moment où c’est digital ». La complexité de toutes les démarches en ligne fait naître ainsi chez les individus un sentiment d’incompétence généralisée, lequel est d’une violence sans nom. Il conclut d’ailleurs son explication ainsi : «La fracture numérique est une violence cachée… Les gens en deviennent timorés, ils n’osent pas dire qu’ils sont perdus et alors ils s’isolent. » C’est là que les EPN jouent un rôle extrêmement important, car ils rendent aux usagers leur humanité en les accueillant et les écoutant avec patience et dignité. Olivier souligne ainsi la qualité de l’accueil et la disponibilité des accompagnants : « On est vraiment bien accueillis, il y a un esprit de groupe qui est motivant. On rencontre des gens et on sympathise avec le personnel, qui s’intéresse vraiment à nous, qui prend de nos nouvelles. Grâce à ça, on est reconnus en tant que personnes. En plus, on peut prendre notre temps, contrairement à d’autres services publics dans lesquels on n’a qu’une heure pour faire nos démarches. »

Un service insuffisamment normalisé par les pouvoirs publics

Les espaces publics numériques jouent donc un rôle capital dans la lutte contre la fracture numérique. Toutefois, on aurait tort de penser que les solutions doivent s’arrêter là. D’abord, parce qu’il y a une grande disparité entre les différents EPN (qui rappelons-le, sont subventionnés par les communes). L’EPN d’Uccle, par exemple, semble recevoir un financement qui lui permet d’assurer la qualité et l’accessibilité de ses services. Son coordinateur Alain Brichant nous fournit les précisions suivantes : « L’avantage de notre EPN est que tout est gratuit : l’inscription, les cours et même l’impression des documents. Nos formations sont très vite complètes et la demande est extrêmement forte, beaucoup plus que l’offre. » Il ajoute également : « Mais ce qui fait le succès de notre EPN, c’est aussi la qualité de notre matériel. » Et il conclut en rappelant : « Tous les EPN ne sont malheureusement pas dans le même état que le nôtre. Pour les avoir tous visités, je sais que certains ne bénéficient pas des mêmes avantages. »

On le constate d’ailleurs auprès du directeur ixellois qui raconte devoir parfois se battre pour obtenir un équipement adéquat : « On avait besoin de lecteurs de carte bancaire pour aider les gens à se connecter à leur compte, mais ça a été la croix et la bannière pour démarcher les banques. » Concernant d’autres installations, il dit rencontrer des difficultés liées à une certaine vétusté : « Notre matériel n’est pas tout neuf et ça nous oblige parfois à jouer les MacGyver. » Il termine sur cette suggestion : « Les EPN devraient être normalisées. Les gens doivent savoir qu’on existe et il faut que les institutions publiques nous donnent les moyens de subsister et d’offrir un bon service. »

Bien que la gratuité et la qualité des services offerts par les EPN soient importantes pour les usagers, ceux-ci mettent surtout l’accent sur la nécessité de proposer des solutions sociétales et sur la participation des citoyens dans les décisions prises. Akhim revendique à ce titre que « ce n’est pas aux gens de s’adapter aux outils numériques » : « Les outils doivent directement être adaptés aux besoins des usagers. Il faut qu’ils soient consultés pour qu’on puisse communiquer notre ressenti, nos attentes ou même qu’on puisse donner notre feed-back sur certains services et outils développés. » Quant à Olivier, il rappelle que « notre société a besoin d’un équilibre entre l’humain et le numérique ». Et il ajoute : « Je crois qu’au sortir de la pandémie, on a peut-être raté une occasion. Humainement, on aurait pu changer, améliorer et mettre en place certaines choses utiles à la société, aux citoyens. » Or, si la pandémie eut au moins le mérite de souligner la problématique de la fracture numérique, elle l’a surtout encore aggravée par une accentuation du processus de dépersonnalisation et de digitalisation des services.

  1. Fait de regarder à la chaîne les épisodes d’une série.
  2. Prénoms d’emprunt.

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Libres, ensemble · 28 mars 2023

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