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Retrouver
voix au chapitre
par la colère ?

Myriam Benraad1 · Politologue, professeure en relations internationales à l’Université internationale Schiller et à l’Institut libre d’études des relations internationales

Mise en ligne le 3 octobre 2023

La colère est-elle devenue le seul moyen des sans-voix de se faire entendre ? Doit-elle être saine pour être audible ? Quand est-elle contagieuse et légitime ? Sert-elle ou non les causes qu’elle sous-tend ?

Illustrations : Cost

Le postulat d’un monde plus tranquille, plus serein, dans l’après-guerre froide, comme le formulaient certains chercheurs et observateurs dans les années 1990, est-il révolu ? Partout, en effet, la colère progresse. Violences politiques, soulèvements, indignations, ascension des populismes, reflux de l’autoritarisme, exacerbation des haines, rancœurs nouvelles comme plus anciennes, « guerres numériques » : la colère est omniprésente, exponentielle, parcourant aussi bien la géographie que rebattant les cartes du pouvoir. Elle renvoie à une insatisfaction profonde de nombreux citoyens.

La colère, canal d’expression des « sans-voix »

À rebours des approches normatives, la colère ne peut être abordée au seul prisme de ses rapports négatifs au monde, telle une émotion agissant systématiquement contre l’ordre, la stabilité. De fait, elle est également une puissance constructive, en particulier pour les indignés, déclassés et exclus. Quelles en sont les logiques ? En quoi la colère est-elle réactive et motrice ? Quelles en sont les implications et quels enjeux s’y lient ? La colère est tout aussi réactionnelle et spontanée dans ses expressions qu’ancrée dans le temps. Chaque manifestation, chaque effet mesurable et chaque conséquence tangible d’une crise se traduit par des élans colériques qui ont pour trait commun une défiance face au présent ainsi qu’une peur croissante devant l’avenir.

En tant que passion politique et mécanique de l’Histoire, la colère n’est pourtant pas si nouvelle. Celle autrefois mise en avant par les Anciens, comme dans la Grèce antique où elle était positive, qualifiée d’« héroïque », ou dans l’Occident médiéval, n’est certes pas assimilable à celle des Modernes, mais elle exprime, sur nombre d’aspects, un même rejet, une même remise en cause, un même désir de changement et de progrès. Bâti sur la racine latine « cholera », signifiant « la bile », le terme « colère » est apparu tardivement et on lui a longtemps substitué le mot « ire », tandis que « chole » évoquait plutôt un emportement. « État affectif violent et passager » (Larousse), « contre ce qui nous blesse » (Littré), « émotion de l’âme » ou encore « accès de fureur » dans le Nouveau dictionnaire de la langue française, la colère constitue un canal privilégié pour tous les « sans-voix ».

La colère doit-elle être « saine » pour être audible ?

Inégalités et mouvements sociaux (Gilets jaunes, Indignés…) , sentiments d’exclusion et de rejet (minorité, pauvres…), discriminations ; généralisation des hostilités ici et là : la colère s’est engouffrée dans chaque recoin politique, chaque fissure de nos sociétés, chaque renoncement des gouvernants face aux attentes et exigences des peuples et devant de nouveaux enjeux mondiaux difficilement maîtrisés. La colère est ainsi une composante fondamentale pour la mobilisation des sans-voix, centrale à leurs efforts de ralliement à leurs causes ainsi qu’à leur résilience. Et ce, d’autant plus lorsque l’activisme des marginalisés porte sur des défis clés comme le changement climatique ou la défense des droits humains. Alors il n’est plus question de la chasser ou de la régenter, mais de la cultiver, voire de la « professionnaliser », d’en faire une colère saine en réponse à l’inaction politique ou aux violations de droits théoriquement protégés.

Par « colère saine », il faut comprendre une colère qui repose sur la manifestation d’une insatisfaction face à une injustice, sur le sentiment d’impuissance à se soustraire d’une situation non souhaitée et donc de révolte2, et sur la dénonciation des transgressions, dans le sens du changement. On pourrait citer la colère profitable de #MeToo3 ou du mouvement Occupy Wall Street, ou encore celle des Indignés avant lui, qui fustige les abus du capitalisme financier. En dehors des cercles activistes eux-mêmes, la colère s’est, dans ces différents cas de figure, exprimée de manière explosive parmi celles et ceux qui ont survécu de façon directe aux abus et dépossessions dénoncés par les protestataires. De ce point de vue, la colère revêt une dimension quasi extraordinaire, cosmique, démesurée ; elle est en effet consubstantielle aux revendications des sans-voix, aux quatre coins du globe, et en ce sens unique par sa capacité à bouleverser un statu quo imposé.

La colère est-elle contagieuse ? Quand est-elle légitime ?

La colère est éminemment contagieuse. Ne touche-t-on pas là à son essence ? À la colère archaïque, intemporelle et universelle, par laquelle tout débute, celle d’Achille dans l’Iliade d’Homère, surgissant tel un appel invocatoire, surnaturel et solennel ? La colère des origines est communicative : ni bannie ni repoussée, mais accueillie comme une force digne et fière, vitale, garante d’honneur, de justice et de gloire, notamment lorsqu’elle se met au service des dépossédés. Car l’idée de « contagion » ne résonne pas nécessairement avec celle de destruction. Quoiqu’elle draine un ensemble de tensions, de divisions et de violences, la colère est une dynamique capable de faire évoluer des relations indéracinables et des conflits qui n’en finissent pas. Elle aide aussi à rétablir le dialogue là où il n’y en a plus, à restaurer des échanges directs, sincères et plus justes.

Comme l’écrit la philosophe américaine Martha Nussbaum, la colère s’habille d’une double réputation : « D’une part, la colère est considérée comme une partie précieuse de la vie morale, essentielle aux relations humaines, éthiques et politiques. […] D’autre part, l’idée que la colère est une menace envers des interactions humaines décentes traverse toute la tradition philosophique occidentale. »4 Cette perception de la colère, orientée vers l’excès et source d’erreurs, est communément partagée mais elle n’en demeure pas moins limitative. Il faut en effet rappeler la légitimité de nombreuses colères internationales, qui se sont souvent révélées opportunes lorsqu’elles recouvraient un dessein de liberté, de responsabilité, lorsqu’elles consistaient à réaffirmer le respect de soi, à combattre l’iniquité, à s’indigner des conditions de vie d’autrui, à éprouver de la compassion.

La colère sert-elle ou dessert-elle les causes qui s’y lient ?

D’émotion individuelle, la colère a graduellement mué en un fait collectif, s’imposant jusqu’à nos jours telle une empreinte fondamentale des transformations sociales et politiques, mais aussi culturelles et économiques. Certes, elle signifie dans bien des cas le meilleur comme le pire – la montée des extrêmes, par exemple. La colère n’est pas perçue comme forcément mauvaise, et pourtant encore amplement dépréciée, objet de méfiance. Or elle ne cesse de progresser partout. À ce propos, l’essayiste indien Pankaj Mishra émet l’hypothèse d’un « âge de la colère » dans un ouvrage du même nom5. Selon lui, la colère serait le produit des promesses rompues de la modernité dont les conséquences se réverbéreraient à très large échelle. Indignés, déclassés et sans-voix de tous bords partagent ainsi un sentiment d’impuissance contre laquelle ils ont décidé de se rebeller.

Inégalités de classes, banalisation du populisme et des nationalismes, de la xénophobie et du racisme, poids écrasant de la misogynie, catastrophes écologiques à répétition, crise du capitalisme néolibéral, dissolution des liens sociaux, désespérance et asthénie : autant de symptômes d’un monde dans lequel la colère ne cesse de ressurgir pour alimenter un large faisceau de causes. Il n’est toutefois pas inutile de s’interroger sur les effets de la colère quant aux objectifs qu’elle poursuit : d’aucuns soutiendront qu’une colère contenue et bien orientée aura toujours plus de chances de parvenir à ses fins car énergisante et libératrice, justifiable et productive, qu’une colère « hors norme », excessive et violente, coupée de buts politiques réels. Dans le même temps, la colère n’est pas condamnée à s’emballer ou à échouer dans ses contradictions : les combats du passé montrent, au contraire, qu’elle rend les événements mémorables, supérieurs, émancipateurs et sublimes, extirpant les sans-voix de leur « torpeur végétative », comme le souligne le philosophe Peter Sloterdijk6.

Des sans-voix ayant retrouvé voix ?

De tout temps, la colère a permis de mettre au jour des injustices et des inégalités, de résister, de célébrer la diversité et de régénérer des démocraties en crise. À travers une multitude de phénomènes politiques et sociaux, elle sanctionne un réveil indiscutable des déclassés et leur détermination à ne pas accepter le statut qui leur est imposé, dans une compétition mondiale toujours plus rude. En ce sens, la colère n’est plus ce refoulé de la modernité naissante ; elle est aujourd’hui pleinement évacuée et revendiquée. Autrement dit, la colère déchire le voile de tranquillité et de paix dans lequel nombre de gouvernants se sont complus en ignorant les aspirations de leurs gouvernés. La question est de savoir si elle n’est que fugace ou appelée à durer et à éclater à chaque nouvelle crise. De fait, la colère résulte souvent de l’oubli indolent des désastres et des drames antérieurs, tout en étant positive lorsqu’elle explicite et dénoue des rancœurs solidement ancrées.

  1. Myriam Benraad est l’auteure de Géopolitique de la colère : de la globalisation heureuse au grand courroux, Paris, Le Cavalier Bleu, 2020, 184 pages, et de « La colère, émotion révélatrice des failles et fractures de la “globalisation” ? » dans Diogène, nos 271-272, 2020, pp. 269-286.
  2. Voir Josep M. Colomer et Ashley L. Beale, Democracy and Globalization: Anger, Fear, and Hope, Abingdon, Routledge, 2021.
  3. Soraya Chemaly, Rage Becomes Her: The Power of Women’s Anger, New York, Atria Books, 2018.
  4. Anger and Forgiveness: Resentment, Generosity, Justice, New York/Oxford, Presses universitaires d’Oxford, 2016, p. 14.
  5. Pankaj Mishra, L’âge de la colère : une histoire du présent, Paris, Zulma, 2019.
  6. Peter Sloterdijk, Colère et Temps, Paris, Fayard, 2011, p. 13.

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