Voyage en terres conspirationnistes

« Ils sont partout ! » Mais de qui parle-t-on ? Dans le journal collaborationniste français dirigé de 1930 à 1945 par Robert Brasillach et dans la pièce éponyme d’Yvan Attal jouée en 2016, il s’agissait des Juifs. Aujourd’hui, ceux qui agiraient dans l’ombre pour manipuler les masses au profit d’un dessein obscur et « conspireraient, dans leur intérêt, à tenir cachée la vérité » sont de plus en plus nombreux selon les complotistes. Ceux qui « sont partout » en 2022, ce sont non seulement les Juifs mais aussi les musulmans, les francs-maçons, les immigrés, les politiques et les journalistes.

Dans Ils sont partout, bande dessinée récemment publiée par Les Arènes, les terres complotistes ont la couleur verte des prairies de Saint-Lubin-de-la-Haye dans le Centre-Val de Loire, et des forêts de La Pesse dans le Jura. Des petites bourgades où survivalistes, crudivoristes, anti-vax, platistes, négationnistes, obsédés du complot judéo-maçonnique et autres conspirationnistes du 11-Septembre se côtoient dans une nébuleuse aussi pseudo-scientifique que dangereuse. C’est là que Rose, une journaliste chez Actuelle à Paris, part en voyage, non pour réaliser un reportage, mais pour rechercher son frère, disparu du jour au lendemain dans les méandres de la complosphère.

Les auteur.e.s ont choisi la voie de la fiction « qui donne à voir l’ampleur des dérives plausibles ». Inspirés directement de personnalités réelles, « sortes de VIP de la complosphère » française, vues et suivies par des milliers d’internautes, les personnages dont les noms ont été changés cachent à peine leur jeu. Quand Bienvenu, Alain Savoie et Jean-Marie Brieuc surgissent dans une case, ici pour un spectacle, là pour une conférence ou une interview, on sait tout de suite de qui on parle. Et la réalité des menaces fait froid dans le dos.

Derrière le scénario, on trouve Valérie Igounet, à qui l’on doit la lumineuse idée de cette BD, et Jacky Schwartzmann. Elle est historienne de formation, spécialiste de l’extrême droite et du négationnisme en France, elle a notamment écrit L’Illusion nationale (Les Arènes), et depuis 2017, elle est directrice adjointe de Conspiracy Watch. Lui est écrivain, scénariste de longs métrages et de bandes dessinées. Derrière le dessin se trouvent Lara, qui est tombé dans la marmite BD il y a dix-sept ans et qui dessine aussi dans Le Canard enchaîné depuis 2014, et Morgan Navarro, qui a publié, entre autres, Le Président (Les Arènes BD), Ma vie de réac et Stop work. Les joies de l’entreprise moderne avec Jacky Schwartzmann (Dargaud).

Ultra-documentée par une source sûre que constitue l’Observatoire du conspirationnisme en France Conspiracy Watch, la BD se termine par les notices biographiques des principaux acteurs de la complosphère et par une liste des principales thèses conspirationnistes répandues. De par l’ineptie de certaines de ces thèses et de par la sottise et l’absence de jugement de ses adeptes, le complotisme pourrait prêter à sourire s’il ne tuait pas. Et comme le soulignent les auteur.e.s, le nombre de cibles à abattre selon les plus haineux ne cesse de gonfler. « Ceux qui peuvent vous faire croire en des absurdités pourront vous faire commettre des atrocités » : c’est à ces mots de Voltaire qui faisaient déjà figure d’avertissement que cette bande dessinée donne corps avec brio. Car du doute sain au complotisme nauséabond, il n’y a que quelques pas que seule la raison peut empêcher de franchir.