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Erdogan
ou le pourrissement
de la verticale du pouvoir

Propos recueillis par Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 28 septembre 2023

Hamit Bozarslan est historien et politologue, spécialiste du Moyen-Orient, de la Turquie et de la question kurde. Il analyse les conséquences de la victoire de Recep Tayyip Erdoğan à la présidentielle. La Turquie, dénonce-t-il, pourrit en raison de l’inefficacité de la verticale du pouvoir.

Photo © epic_images/Shutterstock

Erdoğan a remporté la présidentielle le 28 mai dernier avec 52 % des voix contre Kemal Kiliçdaroglu, son rival, qui en a récolté 47 %. C’est une courte victoire, mais une victoire tout de même pour celui qui a déjà passé une vingtaine d’années au sommet du pouvoir et qui a déçu ses partisans à plus d’un titre. N’est-ce pas ?

C’est effectivement une victoire pour Erdoğan… malgré tout. Car la Turquie est confronté à une situation économique absolument désastreuse qui s’explique par les politiques économiques du président réélu. La jeunesse est désespérée. Le tremblement de terre de mars dernier et ses conséquences ont montré les limites de la verticale du pouvoir telle qu’Erdoğan la pratique. Mais quand on prend en considération le fait que, malgré tout, 52 % des votes lui ont été favorables, on ne peut que constater qu’il s’agit d’un succès non négligeable qui peut s’expliquer par plusieurs facteurs. En premier lieu, j’ai l’impression que beaucoup de choses sont perçues comme relevant de la fatalité, en Turquie comme en d’autres lieux. « La crise économique, c’est la condition humaine, on n’y peut rien », entend-on. « Les tremblements de terre, c’est la nature », et Erdoğan insiste beaucoup sur la nature. Ce fatalisme laisse très peu de marge de manœuvre au changement. En second lieu, l’opposition est montée au créneau en ordre extrêmement dispersé, tentant de répondre à l’ultranationalisme d’Erdoğan par l’ultranationalisme, à son ultraconservatisme par l’ultraconservatisme. Face à lui, elle n’a pas osé proposer une perspective démocratique, ce qui se comprend d’autant mieux lorsque l’on sait qu’elle compte dans ses rangs des éléments qui ne sont pas très loin de l’extrême droite. La droitisation a contribué à la victoire d’Erdoğan.

Les recherches actuelles de Hamit Bozarslan portent sur la sociologie historique et politique du Moyen-Orient.

© DR

La dérive autoritaire d’Erdoğan a été amplement dénoncée. À l’inverse, la santé démocratique de la Turquie, affirmée par la mobilisation des citoyens, dont 85 % ont participé au second tour, a été louée dans une lettre ouverte parue dans un journal suisse.

C’est totalement absurde. Deux semaines avant les élections, un journal a rapporté que le chef de l’opposition avait eu droit à une courte séquence à la télévision publique alors qu’Erdoğan s’était offert deux heures d’antenne. Il faut ajouter à ce constat l’extrême brutalisation du discours. Le président a fustigé les LGBT, qu’il décrit comme un monstre menaçant l’existence même de la famille et de la nation turque. La participation au scrutin ne suffit pas à qualifier une élection de démocratique. Des milliers de personnes sont en prison. En 2016, des purges impitoyables ont eu lieu chez les enseignants. Quelque 120 000 personnes ont été également exclues de la fonction publique. On est dans la démesure absolue.

Erdoğan désigné à nouveau président peut-il enfin lâcher du lest ? Ou va-t-il au contraire renforcer son autoritarisme ?

Dans un ouvrage paru il y a deux ans1, j’ai utilisé le terme « antidémocratie » pour dire que ce qui se passait en Turquie, en Russie et en Iran est au-delà de la notion d’autoritarisme classique. Quand vous étudiez l’idéologie d’Erdoğan, vous êtes face à quelque chose d’infiniment plus grave que l’autoritarisme. De la même manière, quand vous regardez le bloc qui entoure Erdoğan, vous vous apercevez que vous avez affaire à la kleptocratie. L’émergence de celle-ci est un facteur fondamental depuis dix ans en Turquie. De l’autre côté, on observe une « paramilitarisation » de l’État s’appuyant sur une force qui ressemble un peu au groupe russe Wagner. L’extrême droite est très présente dans la police et la gendarmerie. Nous sommes au-delà de l’autoritarisme, au-delà d’Erdoğan.

Il est pourtant l’alpha et l’oméga…

Sans son autorisation, rien ne bougera, rien ne changera. Mais quand vous prenez effectivement en considération les Loups gris, cette extrême droite dans la gendarmerie, dans la police et au ministère de l’Intérieur, vous comprenez qu’elle contrôle beaucoup de choses. C’est pour cela qu’il est très difficile de savoir ce qui va se passer. Mais il est clair que le contexte n’annonce ni un assouplissement ni un glissement vers une politique réformiste.

Quelles seront les priorités du président Erdoğan dans les prochaines années ?

La pourriture. La situation pourrit. Nous sommes en pleine décomposition. Le manque total de prise de décision est flagrant face à l’urgence qu’elle implique, quel que soit le domaine. La place de la Turquie dans tous les classements mondiaux (économie, inflation, endettement, éducation, emploi et surtout corruption) démontre que la conjoncture se dégrade de jour en jour. Il n’y a pas de capitaine sur le bateau. On laisse pourrir par inaction. Le modèle de la verticale du pouvoir est inefficace et va le rester. La perte de valeur de la livre turque est révélatrice à cet égard. Bien que le ministre responsable de ce dossier soit un bon économiste, il n’y a pas de prise de conscience de la gravité des circonstances ni de volonté de procéder à une thérapie de choc.

Pour survivre dans un monde qui pourrit, il faut désigner un ennemi…

C’est bien ce que fait Erdoğan. L’ennemi de l’intérieur, ce sont notamment les LGBT. Au cours des dix dernières années, l’Égypte, Israël, l’Iran, l’Arabie saoudite, les États-Unis, l’Allemagne, la France ou encore la Russie ont fait figure d’ennemis extérieurs. Il n’y a pas un seul pays avec lequel la Turquie n’ait vécu une période de crise. Son régime ne peut survivre sans provoquer de tensions. La crise est devenue une sorte d’ingénierie du pouvoir, une dynamique. Ce régime peut-il continuer ainsi ou va-t-il devoir faire place à la rationalité, ne fût-ce que pour gérer la crise économique ? C’est la question.

Pour dévier l’attention des véritables enjeux, le gouvernement turc se cherche des ennemis de l’intérieur, notamment les LGBTQI+.

© Yasin Akgul/AFP

On se perd à tenter de comprendre ce qui à certains moments unit la Turquie à tel ou tel État et à d’autres l’en éloigne. La Russie par exemple.

Il n’y a pas de quoi se perdre. Nous sommes face à une ignorance, mais aussi à une sorte de lâcheté des alliés démocratiques d’Erdoğan. On l’a vu dans la candidature de la Suède à l’OTAN (qui a trouvé malgré tout un dénouement favorable le 10 juillet dernier, NDLR) ou dans la gestion de la question kurde. Le courage démocratique fait défaut. S’agissant des relations entre Ankara et Moscou, la géopolitique des cœurs rapproche Erdoğan de Poutine. Ils ont la même lecture de l’Histoire. Ni la Turquie ni la Russie ne veulent parler des guerres russo-ottomanes du xixe siècle, mais les deux pays insistent sur l’Occident collectif, qui n’aurait qu’un seul objectif : détruire la nation russe ou la nation turque. Il y aurait en quelque sorte une Histoire métahistorique, persistant par-delà l’Histoire, qui verrait l’ontologie absolument pure, aujourd’hui incarnée par le leader, menacée par l’ontologie occidentale corrompue. Tel est l’univers commun d’Erdoğan et de Poutine, fait d’une violente nostalgie du passé, d’une violente nostalgie de l’empire. La falsification de l’Histoire est à ce point profonde qu’elle n’est plus consciente. Erdoğan parle ainsi de la Première Guerre mondiale comme du conflit qui a mené à la destruction de l’empire ottoman, ce qui est complètement absurde, car l’Europe ne s’est jamais coalisée pour l’attaquer dans son ensemble. La Turquie de l’époque était en réalité l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. La même lecture existe en Russie. À cet univers idéologique, il faut ajouter les contraintes de survie économique et celles qu’impose l’OTAN. Dans tout cela, on se demande quel équilibre peut être trouvé. Jusqu’à présent, la Turquie a pu jouer sur tous les registres et manger à tous les râteliers…

Face à un tel tableau, y a-t-il encore quelqu’un pour croire à l’adhésion de la Turquie à l’UE ?

Dans le discours d’Erdoğan surnage la vision poreuse d’une Europe regardée davantage comme un ennemi que comme un horizon.

Malgré tout, l’Europe et la Turquie ont besoin l’une de l’autre. On pense notamment à la gestion des flux migratoires en provenance de l’Est…

La Turquie a beaucoup perdu. Mais il y a de fait cette politique européenne de capitulation devant le chantage turc, dont le prix est très lourd. Vous avez cédé à la Turquie ? Demain, vous courberez l’échine devant le Maroc, la Tunisie. Devant tous les dictateurs.

  1. Hamit Bozarslan, L’anti-démocratie au XXIe siècle, Paris, CNRS , , 288 p.

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