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De la participation
à l’action
dans la double Assemblée

Éric Clémens · Philosophe et écrivain

Mise à en ligne le 21 juin 2022

La crise, inhérente aux divisions sociales, accompagne plus que jamais la remise en cause de la politique. La domination du pouvoir exécutif sur les autres pouvoirs et des partis sur la démocratie, réduite à l’élection de leurs représentants, sont autant de signes de cette crise qui appelle une réforme institutionnelle. Mais laquelle ?

Illustration © Shutterstock

La démocratie est-elle le pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple ? Oui, bien sûr, sauf que le peuple est divisé et, du même coup, que la question de son pouvoir bute sur la représentation de ces divisions. La solution du multipartisme voudrait qu’à chaque division de la société corresponde un parti, ce qui est loin de la réalité. La démocratie en devient-elle le pouvoir des partis ? Un mot remplace alors celui de « démocratie » : « particratie ». Or les partis fonctionnent de façon hiérarchique, le haut décide du bas (des éligibles, des cabinets, des consultés…), en fonction des élections (de ceux qu’ils représentent et qu’ils doivent favoriser, jusqu’à la dérive clientéliste) et en cercles relativement fermés. Bien entendu, d’autres pouvoirs entrent en jeu dans la politique et d’autres mots les désignent : « ploutocratie », « tech­nocratie », « bureau­cratie », « médiacratie »… La liste n’est pas close. Et ces pouvoirs influencent ceux qui sont institués, eux-mêmes séparés pour s’équilibrer (législatif, exécutif, judiciaire). De ces constats, il résulte que les voix du peuple dans ses divisions sont brouillées.

Le problème de la représentation

Crise de la démocratie, crise de la représentation : crise de l’action… Car l’action politique, pas la simple gestion, a plus que jamais besoin non seulement du soutien populaire, mais de ses initiatives pour être légitime et efficace. Comment faire entendre les voix du peuple, aussi divisé soit-il ? Comment donner le sens de l’action aux citoyens que les pouvoirs extérieurs ont privés d’impact au point de pousser les électeurs à l’indifférence ou à la tentation autoritaire ?

Éric Clémens, Pour un pacte démocratique. L’enjeu d’une double Assemblée, Louvain-la-Neuve, PUL, 2022, 89 pages.

L’abstention des jeunes, malgré le vote obligatoire, s’ajoute à cette méfiance généralisée à l’égard de la politique. À la crise de la représentation, quelle solution démocratique apporter ? N’oublions pas que la démocratie, contrairement aux dictatures figées par définition, est précisément le seul régime qui implique dans son ouverture la possibilité et même la nécessité de se réformer, et plus encore de se réinstituer…

La solution participative...

Loin de toute démagogie, il convient d’abord de souligner que les responsables politiques sont conscients du fossé qui se creuse entre dirigeants et dirigés. Aucun ministère ne se tient enfermé dans une tour d’ivoire. D’une part, des corps intermédiaires, syndicats en tête, sont régulièrement consultés et interviennent de façon instituée dans des conseils économiques, sociaux et environnementaux (CESE Wallonie, Brupartners pour la Région de Bruxelles-Capitale…). Outre les organisations syndicales et patronales, des groupes spécifiques (handicapés, LGBTQI+, artistes…) ou liés à des causes plus générales (écologiques, sociétales…) sont aussi consultés de manière formelle. Même l’intervention d’experts n’est jamais négligée, en dépit de l’ombre des lobbies qui plane sur elle. D’autre part, à tous les échelons de pouvoir, mais surtout à l’échelon communal, l’appel est fait à la participation citoyenne, y compris sous la forme de panels citoyens tirés au sort, il est vrai sur des sujets très limités. Sur le plan national aussi, une vaste consultation en vue des réformes institutionnelles vient d’être lancée. En même temps, des pétitions peuvent être signées et le débat sur l’éventualité de référendums d’initiative citoyenne resurgit régulièrement, malgré l’obstacle actuel de son impossibilité constitutionnelle…

... et ses écueils

La limite de toutes ces participations est d’abord et avant tout dans leur statut consultatif. La démocratie « délibérative » dépasse-t-elle le « cause toujours », unique différence avec le « ferme ta gueule » des dictatures ? Si dans le cas d’un accord entre patrons et syndicats, leur impact n’est pas loin de faire force de loi, dans tous les autres modes de participation, les recommandations ne sont pas près d’être décisives. Le dernier mot, la loi, appartient au Parlement et au gouvernement. Cela s’explique pour de nombreuses raisons : la responsabilité des citoyens consultés est presque nulle puisqu’ils n’ont pas à rendre compte des conséquences de leurs avis, leur représentativité peut toujours être mise en doute, leur compétence même n’est pas assurée… L’échec de la Convention citoyenne sur le climat, en France, dont le président Macron avait promis l’inscription dans la Constitution, en est une illustration.

La participation sans pouvoir de décision n’est pas une action au sens politique du mot.

La difficulté la plus flagrante apparaît autour de la mesure séduisante du tirage au sort. Il ne s’agit pas tant de rejeter a priori celui-ci sous prétexte du manque de connaissance de ses participants. L’expérience des jurys d’assises témoigne au contraire du sérieux et de la compétence acquise par ceux qui en font partie, d’autant que, s’agissant des conformités juridiques de leurs décisions, ils sont épaulés par des magistrats. Mais si la légitimité des tirés au sort reste toujours sujette à caution, c’est avant tout à cause d’obstacles internes à leur fonctionnement. En effet, la plupart d’entre eux refusent, pour divers motifs le plus souvent d’ordre privé, de participer aux conseils consultatifs. Il en résulte que les citoyens les plus militants s’y retrouvent forcément surreprésentés

Les exemples de petits comités de quartier empêchant des décisions probablement approuvées par la majorité de la population ne manquent pas. Sans doute des mesures peuvent être trouvées pour atténuer ce risque. Et bien sûr ces militants minoritaires n’ont pas toujours tort, mais leurs motivations restent éloignées de l’intérêt général, de l’opposition à une construction nouvelle aux préjugés les plus idéologiques, parfois même sous influence d’un lobby. Quoi qu’il en soit, la question subsiste : la participation sans pouvoir de décision n’est pas une action au sens politique du mot. L’action, qui engage la pluralité des citoyens, suppose une capacité d’initiative et d’initiation, autrement dit une capacité de commencer une transformation, effective et légitime, de la société.

L'expérience communale

Insistons : la démocratie est le seul régime qui reconnaît les divisions du peuple et les évolutions de la société… et qui se doit d’agir en conséquence. Mais comment ?

Les mouvements les plus récents et les plus originaux de protestation sinon de révolte populaire ont vu émerger de nombreuses tentatives de démocratie directe ou horizontale : comités de quartier, assemblées libres, ronds-points des Gilets jaunes, comités de grève, occupations de lieux symboliques comme la bourse financière Wall Street à New York… La limite de ces mouvements est à la fois temporelle (ils peinent à se poursuivre) et organisationnelle (ils peinent à se fédérer). Rare exception, Podemos en Espagne, mais qui a fini par entrer dans la logique des partis. Il n’empêche, ces mouvements constituent des expériences de prise de parole et d’organisation embryonnaire qui renouent, consciemment ou pas, avec des expériences historiques dont la plus célèbre reste celle de la Commune de Paris en 1870, écrasée dans le sang par la bourgeoisie française. Cette exemplarité de la tentative « communale » se justifie par son fonctionnement démocratique : la Commune regroupait des délégués issus d’assemblées des quartiers, des métiers, des femmes, des écoles, des soldats… Surtout, ces délégués étaient révocables et désignés pour des mandats précis et limités dans le temps. Ainsi, l’abus de pouvoir d’un représentant était évité. Signalons aussi que des aides compensatoires étaient prévues pour le temps pris à l’action. Ce qui ouvre un autre débat, celui du revenu de base inconditionnel ou de la semaine de quatre jours…

Aucune solution miracle ne permet de dépasser la crise de la représentation. La durée éphémère de ces expériences de démocratie communale, semi-directe, s’explique par des causes historiques qui tiennent autant aux oppositions violentes des détenteurs du pouvoir qu’aux difficultés à coordonner les efforts des délégués et des assemblées qui les ont désignés. Le danger d’anarchisme guette la solution « pure » de l’Assemblée des assemblées. Mais cela signifie-t-il qu’aucune issue n’est possible ?

L'Assemblée double

Les publications de théorie politique n’ont jamais été aussi foisonnantes. Sans remonter à Rousseau, retenons au moins les noms de Hannah Arendt et Claude Lefort qui conjuguent la dénonciation des totalitarismes et l’exigence démocratique depuis ses expériences de base. Cependant, aussi justifiées soient-elles, les réflexions ne remplaceront jamais les actions qu’elles peuvent bien sûr inspirer – mais sans jamais les dicter.

Cette limite posée, qu’est-ce qui se dessine à l’issue des problèmes et des solutions esquissées ici face aux défaillances de la représentation traditionnelle ? Au minimum ceci : le manque de légitimité des représentants des partis et le manque d’efficacité des délégués d’assemblées spontanées. En conséquence, il apparaît qu’une combinaison de représentants et de délégués, dans une même assemblée, non pas consultative mais législative, ouvre des possibilités réelles de réinstitution démocratique. Les premiers, responsables devant leurs électeurs et liés aux programmes des partis, mais rompus au pouvoir, ne peuvent que bénéficier des seconds, issus des paroles libres des assemblées ou des conseils, et contrôlés par elles.

Aucune utopie révolutionnaire n’est avancée de la sorte. L’illusion d’une page blanche écrite par un petit nombre de partisans n’a plus à être dissipée, le XXe siècle en a fait la tragique expérience. Mais l’ouverture démocratique de la société, entre les exigences libérales (les droits humains, la liberté d’entreprise, le contrôle de l’État, le pluripartisme…) et les expériences communales (les assemblées de base et la délégation), donne son inspiration à une réforme institutionnelle profonde. La proposition d’une Assemblée double, de représentants des partis et de délégués des assemblées, ne trace-t-elle pas cette voie ? Les modalités de cette démocratie « libérale » et « communale », de liberté et d’égalité, ne peuvent être fixées a priori : elles doivent s’expérimenter pas à pas. Mais comment douter que cette double Assemblée légiférante, mobilisant les citoyens, entraîne le renouveau indispensable de nos démocraties, jamais achevées, toujours à venir ?

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