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La littérature politique
peut-elle changer le monde ?

Par Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction

Mise en ligne le 11 octobre 2024

Comment un.e écrivain.e, par le biais de son œuvre, peut-il ou peut-elle espérer « combattre en faveur d’un tout autre ordre social sans se raconter d’histoires »1, ou du moins apporter sa pierre à l’édifice du changement, voire de la révolution ?

Photo © Victoria Smith/Foire du livre politique de Liège

« Aujourd’hui, le mot “politique” est partout en littérature, peut-être au point d’en disséminer le sens et d’en atténuer la portée. »2 C’est le constat dressé par les éditions La fabrique. Mais au fait, qu’est-ce que la littérature politique ? Selon Justine Huppe, chercheuse en études littéraires à l’ULiège et autrice de La littérature embarquée, l’idée commune que tout acte d’écriture et d’édition est forcément politique traverse une période de remise en question. En témoignent les nombreux livres récents – aux profils très différents – consacrés au sujet.

Des « mots-numents »

« C’est un peu une patate chaude ! »3 ironise l’autrice Nathalie Quintane, qui a intitulé « Beaucoup d’intentions, assez peu de crimes » sa contribution à l’ouvrage collectif Contre la littérature politique : « D’un côté l’intention (politique), de l’autre le crime (littéraire). Non seulement la partition est classique, mais elle écrabouille tout : pourtant elle est active. Il faudrait qu’au terme d’une négociation, d’un compromis social et romanesque, le partage soit égal : 50 % de politique et 50 % de littérature. Si trop de politique, la littérature s’avachit ; si trop de littérature, le politique se dissipe. » D’après l’écrivaine française d’origine américaine Leslie Kaplan, qui a contribué au même livre, l’essentiel n’est pas de faire de la littérature politique, mais de « faire politiquement de la littérature », comme Jean-Luc Godard l’a dit à propos du cinéma. « Nous ne sommes pas encore dans l’injonction, mais c’est devenu trop attendu. Les écrivain.e.s ne sont pas là pour répondre aux attendus, évidemment », rappelle Nathalie Quintane. Pour éviter l’écroulement de ces deux monuments, elle invite à l’ingéniosité, à la création de nouvelles formes. « Poétique » ne rime-t-il point avec « politique » ?

Hétérogénéité

« Penser l’Histoire », « Réfléchir le social », « Mettre en scène la politique », « Transformer le langage », « Contribuer à la démocratie », « Émanciper » : le classement en six sections de vingt-six auteur.rice.s opéré par le critique littéraire et chercheur français Alexandre Gefen dans La littérature est une affaire politique4 permet de dégager les rôles et fonctions qu’elles et ils confèrent au récit. Justine Huppe préfère l’expression « politique de la littérature » à celle de « littérature politique », s’intéressant davantage aux « opérations de politisation du littéraire », à savoir comment celles et ceux qui écrivent « essaient de faire valoir la grandeur politique du texte ». « Pour certains, le rôle de la littérature est d’intervenir sur le langage dominant, de faire sécession avec le langage hégémonique. Une autre position consiste à dire qu’il faut maintenir l’idée de faire de la littérature politiquement, faisant de la politique une question adverbiale, attachée à la forme. D’autres estiment qu’il faut faire passer du contenu politique fort. » Autant d’approches, donc de visions, de la littérature d’une part, et de la politique d’autre part.

Un besoin de légitimité

Comment se fait-il que l’idée d’une littérature politique se soit autant répandue dans le champ de la production littéraire contemporaine ? Accoler si souvent l’adjectif « politique » au terme « littérature » dénote un besoin de légitimation dans le chef des écrivain.e.s. « Le besoin de se faire du bien à un moment où professer la nature politique, prouver l’efficacité politique de la littérature est devenu plus compliqué », tente de justifier Justine Huppe. La chercheuse voit une forme d’« essorage sémantique » dans le fait de « coller cet adjectif à tout et à rien dès qu’il y a un peu d’inquiétude sociale, dès que sont évoqués des problèmes sociaux partagés ».

Selon les éditions Divergences, « tou.te.s les écrivain.e.s s’engagent » : « Certain.e.s en faveur du monde tel qu’il est fait, d’autres s’engagent à le défaire – avec plus ou moins de résultats. » Justine Huppe constate, elle, plutôt que beaucoup d’auteur.rice.s contemporain.e.s prennent avec des pincettes la notion d’engagement sartrien (qui, pour faire court, renvoie à la participation, à l’urgence, au réel, à l’éthique et à la prise de conscience), surtout parce que l’image a été simplifiée à l’excès.

La littérature politique devrait sans doute davantage se penser au-delà de l’intention et de la parole et viser plus souvent l’action.

© Victoria Smith/Foire du livre politique de Liège

Des mots qui renversent

Selon l’écrivain Victor Serge, « une littérature qui poserait le grand problème de la vie moderne, s’intéresserait à la vie du monde, connaîtrait le travail et les travailleurs, découvrirait, en d’autres termes, les neuf dixièmes jusqu’à présent ignorés de la société – qui ne se contenterait pas de décrire le monde mais penserait à le transformer, bref, serait active et non passive, ferait appel à toutes les facultés de l’homme, répondrait à tous ses besoins spirituels au lieu de se borner à distraire les riches –, une littérature de cette sorte serait, indépendamment même des intentions de ses créateurs, puissamment révolutionnaire »5. Leslie Kaplan tempère un peu cet engouement : « La littérature ne ramène pas l’inconnu au connu, mais elle a le pouvoir de renverser les idées reçues, les façons de penser habituelles qui ne font que suivre, répéter le cours mauvais du monde. »

« Toute littérature qui n’est pas aux prises avec la question politique se voue d’elle-même à la frivolité. » Le jugement est péremptoire et « balaie d’un revers de phrase tout ce qui ne se soucierait pas expressément des affaires de la cité », s’agace l’écrivain Tanguy Viel. « Militant de gauche ou anarchiste de droite, attendrissant ou cynique, tel se doit d’être l’écrivain d’aujourd’hui, héroïquement penché sur les drames éco-sociaux de son époque. L’essentiel : la participation au débat. L’amélioration de la condition humaine, le pamphlet, la défense des minorités, la dénonciation des injustices. Peu d’entre nous y échappent ; s’évader est suspect. »

Œuvres de façade ?

Au-delà des mots grands et forts comme des monuments, il semble nécessaire de renouveler la tension entre littérature et politique, afin que la littérature politique contemporaine ne se cantonne pas à faire œuvre de façade dans son désir affiché d’agir sur le monde. Mise à toutes les sauces, elle est en quelque sorte victime de son succès auprès des écrivain.e.s et pâtit d’un certain galvaudage et d’un excès de zèle. Afin d’éviter son principal écueil, à savoir celui de devenir une littérature de la bonne conscience, la littérature politique devrait sans doute davantage se penser au-delà de l’intention et de la parole, et viser plus souvent l’action.

Justine Huppe éclaire notre lanterne, non pas en déterminant ce que la littérature politique devrait être, mais en analysant ses conditions d’émergence. Selon elle, les écrivain.e.s n’ont pas vraiment le choix : pris « dans les galères de leur temps », dans leurs propres conditions matérielles et économiques, elles et ils sont « embarqués », inévitablement piégés dans des rapports de pouvoir et de production et emmêlés de contradictions. Si les pourvoyeuses et pourvoyeurs de littérature ont donc leur part de responsabilité dans le grand bazar de la littérature politique, de ses intentions et de ses effets sur le monde, elles et ils ne sont pas seul.e.s sur le bateau.

En bout de course du processus de production littéraire viennent celles et ceux sans qui la littérature n’existerait pas : les lectrices et lecteurs. Les seul.e.s véritables révélatrices et révélateurs de son pouvoir de renversement. « Si tu ne veux pas, lecteur·trice, émetteur-récepteur, rester sans engagement de ta part ; et si tu peux envisager que chacun de tes actes est un choix et que lire en est un : t’embarquer. »

  1. Joseph Andras et Kaoutar Harchi, Littérature et révolution, Quimperlé, Divergences, 2024, 240 p.
  2.  Pierre Alferi et al., Contre la littérature politique, Paris, La fabrique, 2024, 162 p.
  3.  Marie Richeux, « Qu’est-ce que la littérature politique ? », podcast Le Book Club, France Culture, 15 février 2024.
  4.  Alexandre Gefen, La littérature est une affaire politique, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022, 368 p.
  5.  Victor Serge, Littérature et révolution (1932), Montréal, M éditeur, 2020, 140 p.

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