Les cultureux

Accueil - Les cultureux - Rando-philo sur les traces d’Aristote

Rando-philo sur
les traces d’Aristote

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 14 février 2022

En mars 2020, le premier confinement a poussé les gens à enfiler leurs bottines pour prendre l’air et le large. L’été suivant, de nombreux artistes ont entraîné leurs publics dans des marches philosophiques et poétiques. Au sein du mouvement laïque, des animateurs sortent de leurs labos philo et proposent aux marcheurs de les suivre dans une expérience totale qui implique le corps et l’esprit.

Photo © Caroline Dunski

Rendez-vous avait été fixé par Guillaume Lejeune du CAL/Charleroi à l’entrée du site de l’abbaye d’Aulne. En cette froide et brumeuse journée automnale, une douzaine de personnes l’avaient rejoint sur le parking. Parmi elles, des habitués de balades ou de rencontres philo, mais aussi un couple venu pour la randonnée plus que pour l’aspect philosophique… qui se retire donc rapidement. « On se pose des questions en lien avec ce que l’on voit au cours de la balade, dans une méthodologie proche de l’éco-pédagogie, explique Guillaume Lejeune. L’idée est d’interroger l’environnement, que les réflexions soient d’ordre écologique ou non, en s’inspirant de Paulo Freire, un pédagogue brésilien qui dit que personne ne s’éduque seul, personne n’éduque personne, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire de l’environnement. Ce dernier sert donc de support à nos réflexions. »

Expérimenter sans cesse
de nouveaux dispositifs

Prochaine
rando-philo

À l’occasion de la prochaine rando-philo organisée par le CAL/Charleroi au départ de la gare de Chatelet le dimanche 27 mars, les participant.e.s seront invité.e.s à marcher sur les traces de Magritte et de sa pensée.

Infos et inscriptions

La culture et ses institutions étant encore largement confinées pendant la crise sanitaire, la régionale CAL de Charleroi a développé ses activités en plein air, comme les balades philo, parce qu’elles étaient plus facilement organisables et offraient une autre solution que les ateliers en visioconférence. « Le coup de boost sur les activités en plein air a fait aussi qu’on a expérimenté de nouvelles choses, confie l’animateur. Ma collègue Pauline Stavaux a ainsi essayé un jeu de piste philo. Pour ma part, j’ai tenté une balade philo-vélo en bord de Sambre. En fait, nous expérimentons sans cesse de nouveaux dispositifs. »

Trois fois par an, Guillaume Lejeune entraîne donc des publics variés dans des lieux propices à l’émergence de réflexions philosophiques. À Aulne, au pied du grand porche de la porte de Landelies, les vestiges de l’activité religieuse vont permettre au groupe d’interroger le rapport de la religion à la singularité et à la tradition. Montrant un bas-relief représentant la lactation de saint Bernard, l’animateur va poser aux participants la question de la relation au sacré. Saint Bernard, qui aurait demandé à la Vierge Marie de lui montrer un signe de sa puissance, aurait reçu un jet de lait directement de son sein. Or, la lactation est le symbole de la maternité et d’une relation proximale et de confiance, comme celle d’une mère avec son enfant.

« On sort ici d’un contexte où il y aurait une religion paternaliste pour un rapport beaucoup plus maternel au sacré. C’est un rapport qui se répand notamment au Moyen Âge. Ça pose la question de la confiance, par rapport au sacré mais aussi par rapport aux représentations de la religion. La statue est pour moi l’occasion de vous demander quelles seraient les limites de la confiance. » Fusent alors les idées et un débat entre les participants autour de notions telles que la confiance « aveugle », « légitime », « méritée ». Quelqu’un évoque aussi le fait d’en être « digne » et, progressivement, le débat glisse vers les notions de confidence, de respect, de réciprocité, d’expérience, de contrat social, d’esprit critique…

Se donner le temps de penser

Chaque participant est ensuite invité à méditer individuellement sur la base d’un mot tiré au sort le temps d’une balade silencieuse dans une forêt aux allures de cathédrale de verdure. L’infiltration par des marcheurs sportifs pourrait être l’occasion de s’arrêter pour parler, mais Guillaume Lejeune préfère parler en marchant sur un terrain moins accidenté. Pour l’animateur, la marche donne un rythme à la pensée et en ralentissant le rythme, on se donne le temps de penser. « La rando-philo, c’est prendre le temps d’une balade pour mettre sa pensée à l’épreuve, pour respirer, se sentir en lien avec la nature et avec les autres, et imaginer d’autres possibles. »

Au sortir de la forêt, Guillaume invite les participants à mettre leurs réflexions en commun avec la technique du bâton de parole, transmis aléatoirement de l’un à l’autre. Catherine1, qui désire entamer la mise en commun, reçoit ledit bâton, objet transitionnel qui servira aussi de bâton de marche. Elle explique le résultat de sa méditation, c’est-à-dire sa façon d’appréhender la religion du point de vue du mot qui lui a été donné. Et quand elle a fini, s’il n’y a pas de question d’éclaircissement, elle donne le bâton à la personne de son choix. Philippe, qui le reçoit, dispose de quelques instants de réflexion tandis que la procession se remet en marche. Il ne doit pas seulement exprimer son point de vue, il doit aussi lier son propos à celui de la personne qui lui donne le bâton. Il doit trouver des liens et reconstruire sa pensée ou son propos de façon à faire émerger une continuité ou un contraste avec le propos qui précède. Une telle reconstruction nécessite du temps. C’est pourquoi, selon cette technique, la personne qui reçoit le bâton s’en sert d’abord comme soutien de marche et entraîne le groupe avec elle de façon pastorale. Après quelques mètres, quand Philippe a eu le temps d’organiser ses idées, il rassemble le groupe à ses côtés et exprime son propos en développant des liens avec celui de l’interlocuteur précédent. Il donne ensuite le bâton à Bérangère, qui répète le même modus operandi.

Une fois que tout le monde a parlé, Guillaume Lejeune propose une synthèse et fait un bref retour sur l’expérience avec les participants. Ont-ils été gênés de ne pas savoir quand ils seraient amenés à parler ? Ont-ils apprécié cette alternance de marche et d’écoute ? Ont-ils eu du mal à rester en groupe ? Après ce débriefing, le groupe rejoint un point de vue offrant un panorama sur l’abbaye et son environnement verdoyant. Là, Guillaume Lejeune propose un dernier dispositif. À l’aide d’un cadre en papier, les participants sont invités à exprimer le rapport qu’ils entretiennent à la religion, à partir d’un paysage ou d’un objet évocateur qu’ils y insèrent.

Le Grand Tour, marcher hors des idées battues

Cette expérience n’est pas isolée. La « Marche des philosophes » existe en Belgique depuis plusieurs années. Créée par des artistes qui offrent des espaces de discussion ouverts à tous entre les représentations tenues chaque jour en des lieux différents, elle a inspiré d’autres initiatives. En juin 2020, le Festival de Chassepierre et Mons arts de la scène (MARS) ont mis « Le Grand Tour » sur pied. Cette marche reliant Chassepierre à Huy puis Mons visait à développer une réflexion sur la place de la culture dans la société. Avec Marie Godart, Nicolas Vico, coordinateur du Labo philo de Picardie laïque, a créé un programme de douze journées de marche.

Lors de chaque journée parrainée ou suivie par un artiste et se terminant par un moment culturel, une question était posée à une vingtaine de participants. La culture pour sauver le monde ? Quel avenir pour la culture ? La culture, garante de notre démocratie ? Les artistes, quelques pharaons et des milliers de sangsues ? Nicolas Vico accompagnait la dynamique de questionnement. « Je suis traducteur de formation, mais j’ai toujours été passionné par la formation de la pensée : qu’est-ce qui m’amène à penser cette pensée ici et maintenant ? Le Grand Tour était l’occasion de transmettre cette passion aux participants. C’était ma première expérience de questionnement en marchant. »

Depuis, les trois animateurs et animatrices du Labo philo de Picardie laïque ont adopté l’idée et proposent chaque mois des balades philo-nature sur une thématique différente. Des textes sont envoyés préalablement pour faire réfléchir à la question. Ces marches s’inscrivent dans la démarche en 5 R développée par le Labo philo : respirer, ressentir, réfléchir, rêver et (se) réaliser pour permettre l’émancipation individuelle et collective. « On n’a pas la prétention de donner des cours de philo. Ce qui nous intéresse, c’est la pratique de la question. » Parole de philosophe en mouvement.

  1. Prénom d’emprunt, tout comme celui des deux autres participant.e.s.

Partager cette page sur :