Chronique du Nord

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Tendre l’oreille
pour éviter le chaos

Yasmina El Boubkari · Ancienne coordinatrice administrative à la HuisvandeMens Brussel
Vincent Declercq · Responsable de projet à deMens.nu
Avec la rédaction1

Mise en ligne le 21 novembre 2022

La musique lui est aussi indispensable que l’air qu’elle respire. Chanter rend Jo Lemaire heureuse et elle espère également apporter un peu de bonheur aux autres avec ses chansons. En rassemblant les gens et en les connectant. En les émouvant et en les inspirant. Elle a beaucoup erré, a souvent douté et affronté de nombreux obstacles. Mais toujours avec une ligne constante : se tenir loin des dogmes.

Photo © Shutterstock

Qui êtes-vous, Jo Lemaire ?

Je suis chanteuse et auteure-compositrice à plein temps depuis la fin des années 1970. Je me considère comme une bâtisseuse de ponts. Avec mes chansons, j’essaie de rassembler et d’émouvoir les gens de toutes les générations et de tous les horizons. Ma voix est mon outil de communication favori. Je me rends compte que j’ai de la chance, car la spontanéité et la fantaisie font partie intégrante de mon travail. La liberté d’écrire sur des sentiments et des émotions est un immense privilège. La musique a un pouvoir universel, elle est et reste une source d’inspiration, elle apporte espoir, réconfort et joie. Bref, la musique relie. Le philosophe grec Platon était déjà d’avis que l’art sous toutes ses formes devait promouvoir le bien. Il estimait que les artistes et les philosophes devaient travailler ensemble pour rendre les bonnes idées persuasives et populaires, compréhensibles pour tout le monde. La musique non seulement adoucit les mœurs, mais elle a aussi un effet thérapeutique.

La musique était-elle importante pour vous dans votre enfance ?

Enfant, j’étais une rêveuse. J’avais hâte de déployer mes ailes et de quitter le nid. Adolescente, je me révoltais contre tout et contre tous, mes parents, l’école, l’autorité et ses abus… J’étais encore jeune quand le virus du chant m’a infectée et dès l’âge de dix-sept ans j’ai commencé à me produire. Au début de ma carrière de chanteuse, j’ai pris toutes sortes de petits boulots, tout en chantant. Mon éducation a donc été de courte durée et mon sac à dos aussi léger qu’une plume lorsque je suis entrée dans la vie active. Je me suis émancipée en lisant beaucoup et en écoutant de la musique. Dans les années 1960 et 1970, de nombreux artistes se sont levés et ont protesté pour l’égalité des droits, y compris en Amérique et en Afrique du Sud. Ces images ont eu un impact important sur moi qui étais alors une idéaliste. Dès mon plus jeune âge, j’ai mené une vie de troubadour, joyeusement en mouvement. C’est de cette façon que j’ai pu remplir progressivement mon sac à dos, même s’il y a toujours de la place pour plus, bien sûr.

Comment êtes-vous entrée en contact avec le libéralisme humaniste ? Cette philosophie de vie vous a-t-elle nourrie ?

Je préfère le mot « libre penseur » à « libéral ». Cela peut vous surprendre mais je viens d’une famille très conservatrice, de catholiques invétérés, mon père en tête. D’où, sans doute, mon souhait de m’émanciper rapidement et de secouer le joug, loin de tous les dogmes. Comme je l’ai dit, la littérature et la musique m’ont libérée : j’ai eu les meilleurs mentors, avec les écrivains et chanteurs engagés des années 1960 et 1970 et les chansons de protestation. C’étaient des temps agités, avec beaucoup d’incertitudes et de problèmes économiques, qui ont conduit à des troubles sociaux. Cela semble probablement familier aujourd’hui… C’est un lieu commun de dire que les artistes sont souvent des porte-voix, avec un esprit critique, idiosyncrasique et engagé. Nous n’aimons généralement pas les environnements dogmatiques et évoluons facilement dans des cercles plus libéraux. J’ai beaucoup erré, j’ai été à la croisée des chemins avec mes doutes. La recherche de liberté et la curiosité m’ont parfois fait zigzaguer dans la vie. Mais grâce aux amitiés, je me suis trouvée.

« Le mot “liberté” est souvent utilisé à mauvais escient. »

© Jeroen Vanneste

Quels thèmes vous touchent ? Qu’est-ce qui vous inquiète ?

Je suis favorable à une société inclusive, je suis donc préoccupée par le discours simpliste des populistes. Pour moi, la tolérance, l’égalité et le respect sont les piliers d’une société éthique. Nos livres d’Histoire regorgent d’histoires sur toutes sortes de flux migratoires vers l’Amérique, l’Australie, le Canada… Des descendants d’Européens vivent partout. L’Homo sapiens est en constante évolution depuis le début, lorsque nous avons commencé à peupler le monde depuis l’Afrique ! Une autre de mes préoccupations, c’est la guerre en Ukraine, au cœur de l’Europe. Mon père s’est retrouvé dans un camp de prisonniers allemand pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai vu les cicatrices d’impacts de balle sur son bras. Il ne parlait jamais de ses blessures intérieures, mais il disait souvent : « L’Histoire se répète, les gens oublient si vite. » C’est pourquoi il nous a traînés, mon frère et moi, à Verdun, Ypres, Breendonk… Des voyages qui m’ont profondément marquée. « C’est un travail de mémoire », disait-il, en l’honneur de ceux qui ont été arrachés dans la fleur de l’âge. Enfin, la famine est également un problème croissant. Le philosophe Étienne Vermeersch a un jour mis le doigt sur la plaie en préconisant le contrôle des naissances dans le monde. Cela reste une question délicate, mais à mon humble avis, cela pourrait faire partie de la solution.

Quels thèmes éthiques devraient retenir davantage notre attention ?

L’abolition de la peine de mort dans le monde. Dépénaliser et légaliser l’avortement et l’euthanasie. Le respect pour tout le monde. Plus de discrimination. Une égalité des chances pour tous. Des médias sociaux qui restent sociaux. Que chacun découvre sa propre boussole morale. Parce que vous ne naissez pas comme un être humain, vous le devenez. Il reste donc de l’espoir.

Comment prenez-vous soin de vous ?

Je n’y pense pas vraiment. La vie elle-même est risquée et une personne est une créature fragile. Je ne fais pas de sport, mais je suis convaincue que chanter, c’est un peu un sport de haut niveau. L’humour, l’estime de soi, la persévérance sont d’une importance cruciale non seulement dans mon métier, mais aussi dans mon quotidien. Je peux à peine me contenir sur scène. Chanter m’apporte du bonheur, et comme c’est si joliment exprimé en français : « Quand on aime, on ne compte pas. » Laissez venir l’adrénaline. Et quand je suis en quête de paix, je me plonge dans des livres de philosophie, des récits de voyage ou même de science-fiction.

Que veut dire la liberté pour vous ? Vous sentez-vous libre en tant qu’artiste ?

« La liberté n’est qu’un autre mot pour ne plus rien perdre », chantait Janis Joplin dans les années 1960. Que veut dire « liberté » ? Votre propre liberté s’arrête-t-elle là où commence celle d’un.e autre ? Celui qui se considère comme libre n’a jamais le droit de nuire à autrui au nom de cette même liberté. Il y a aussi une grande différence entre votre liberté individuelle et notre liberté collective. Ce n’est pas par hasard que le titre d’une de mes nouvelles chansons est « La Liberté », puisqu’elle a été écrite en plein corona, à une époque où de nombreux individualistes criaient haut et fort que leur liberté était violée. Les images de personnes âgées dans des centres d’hébergement qui ont passé leurs derniers jours dans la solitude et sans aucune forme de chaleur humaine m’ont beaucoup touchée. C’était déchirant. Où était leur liberté ? Malheureusement, le mot « liberté » est souvent utilisé à mauvais escient.

Pouvez-vous imaginer une vie sans musique ?

J’ai suivi une formation en secrétariat du soir, mais pour être honnête, je n’ai jamais vraiment aimé un style de travail de neuf à cinq. Enfant, l’archéologie m’attirait, l’idée d’aller creuser dans le sable chaud en Égypte me plaisait, de même que celle de la vie des explorateurs. (rires) Mais aujourd’hui, la musique est devenue indispensable à ma vie. En tant qu’artiste, je me sens comme une éponge qui absorbe tout. Je peux d’ailleurs parfois me montrer très vulnérable face au public. Je sors de l’ombre vers la lumière, pour ainsi dire, mais je sais qu’après l’euphorie, la solitude rôde. On ne peut pas mater une muse, elle est libre et surtout volage. Au mieux, tout ce que vous pouvez faire c’est de lui donner un peu d’oxygène dans sa quête d’inspiration. Pour moi, chanter, c’est toujours essayer d’offrir la meilleure version de moi-même. J’espère que mon enthousiasme, mon amour du métier et ma volonté de bien faire seront contagieux et inspireront mon public.

Y a-t-il eu des malentendus à votre sujet ?

Une journaliste a écrit un jour que j’étais une fille difficile. Si par « difficile » elle voulait dire « une personne qui sait ce qu’elle aime ou ce qu’elle ne veut pas », alors je peux tout à fait être d’accord avec ça. (rires) Cependant, je doute beaucoup, de tout et de rien. Mon enthousiasme peut m’entraîner à être induite en erreur. J’ai aussi du mal à dire non et à trop charger la barque !

Y a-t-il des décisions dans votre vie que vous regrettez, des choses que vous auriez préféré gérer différemment ?

La vie est un voyage plein d’obstacles et certainement pas une rue à sens unique. Parfois, il faut oser revenir et ravaler sa fierté. En suivant mon propre chemin, j’ai sans doute blessé des gens, j’en suis consciente. Peut-être que j’aurais pu éviter cela, mais serais-je là où je suis maintenant ? Tant dans ma vie personnelle que professionnelle, j’ai cherché ma voie. Ma confiance a déjà été mise à rude épreuve par quelqu’un qui n’avait pas le même sens éthique que moi. J’aurais dû alors suivre mon instinct, mais je me suis laissé influencer par un conseiller et j’ai prolongé un contrat pernicieux. Cela a eu comme répercussion d’altérer ma confiance en autrui, mais je suis une optimiste et je ne me laisse pas facilement vaincre. En tant qu’artiste, il faut une bonne dose de persévérance et de réflexivité si vous voulez construire une longue carrière.

Selon vous, quelle est la plus belle caractéristique humaine ?

Avoir de l’empathie, être solidaire et généreux. Faites preuve de volonté d’écoute. Il faut d’ailleurs aussi s’écouter en musique si l’on veut éviter le chaos.

Comment gérez-vous les préjugés ?

J’ai vraiment du mal avec ça. Les gens se forgent trop rapidement une opinion sur tout, souvent sans beaucoup de réflexion ou de connaissances. La facilité et la superficialité prennent alors le dessus. Je pense qu’il s’agit d’un vrai fléau. Des déclarations telles qu’« il n’y a pas de fumée sans feu » ne font pas du bien. Évidemment, il faut du temps et de la maturité pour regarder au-delà de la surface des choses, du courage pour chercher la vérité. L’ignorance tue la sagesse et le mensonge tue tout ce qui est beau.

Vers qui vous tournez-vous lorsque vous perdez l’équilibre ?

Mon meilleur conseiller est mon mari Alex. Il porte d’innombrables casquettes, dont celle de soutien, il est comme un roc. Je lui fais une confiance aveugle. Nous avons traversé beaucoup de choses ensemble, ce qui nous a renforcés. Bien que nous soyons très différents, nous avons trouvé un bel équilibre au fil des ans. Ensemble, nous formons une unité dans notre diversité.

  1. Cet article est une adaptation en français de « Naar elkaar luisteren om chaos te vermijden » paru dans deMens.nu Magazine, 11e année, no 4, septembre 2022). Il est publié ici avec l’aimable autorisation de deMens.nu.

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