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L’odyssée des trans

Véronique Bergen · Écrivaine

Mise à jour le 15 novembre 2021

Éblouissante fiction échevelée qui tient tout à la fois du conte baroque et du réalisme magique, « Les Vilaines », premier roman de l’écrivaine argentine Camila Sosa Villada, nous plonge dans le monde des transsexuelles, reines de la nuit, travailleuses du sexe ripostant à la violence de la police, de certains clients et de la société par l’invention d’une communauté haute en couleur.

Photo : © Jacob Lund/Shutterstock

« Les Vilaines » est taillé dans une étoffe onirique,
dans un chant où le sordide monte au magique.

Le fantôme des créatures de Jean Genet, du travesti Divine danse en ces pages qui campent une tribu bigarrée affirmant ses désirs, ses rêves. Une autre légende plane sur le roman, celle de Difunta Correa, une sainte qui jouit d’une forte popularité en Amérique du Sud et qui inspire le personnage extravagant de Tante Encarna, divine mère prostituée régnant sur la communauté. Le royaume des fleurs de bordel est celui de saintes qui, nuit après nuit, imaginent des moyens de surnager, de tenir tête à la misère, à la douleur d’être autre dans un monde qui, souvent, refuse la différence. Dans une langue poétique et sensuelle, au fil d’une peinture d’une petite tribu trans qui arpente les chemins d’un lupanar à ciel ouvert (la zone rouge du parc Sarmiento à Córdoba), Camila Sosa Villada revisite son propre passé, brosse des portraits d’Angie, la plus belle de toutes les trans, morte du sida ; de Maria la sourde-muette qui deviendra oiseau ; de la sorcière Machi ; de Sandra la mélancolique, de Tante Encarna (qui gonfle ses seins à l’huile de moteur d’avion) et du bébé abandonné, trouvé dans un buisson du parc. Les filles adopteront le nourrisson qu’elles baptiseront Éclat des Yeux.

Derrière la noirceur,
un ciel rose qui flamboie

La vie précaire des trans est traversée par la mort qui frappe les « sœurs » du clan d’Encarna. Le commerce du sexe, la dissolution de la petite troupe, les destins à hauteur de rêves ou brisés en plein vol sont immergés dans un climat de sortilèges empreint de surnaturel et de fantastique. Au travers des talons aiguilles, des traitements aux hormones, de la chirurgie, des filles assassinées par des clients dans le parc Sarmiento, de l’art de la fête, de l’humour, l’écrivaine peint les combats pour survivre et la réprobation des bien-pensants, des pères de famille – ceux-là mêmes qui viennent au parc s’adonner à des rencontres tarifées avec les belles, opérées ou non. Un autre monde creusé dans notre monde, un univers parallèle surgit, régi par la solidarité, parfois marqué par les coups bas, les trahisons. Ciment du clan, Tante Encarna protège ses filles et leur révèle que, toutes, elles ont droit au bonheur, à un ciel rose éblouissant, le ciel des trans, de leurs messes secrètes, de leurs paysages affectifs, de leur courage.

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Camila Sosa Villada, Les Vilaines, trad. de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba, Paris, Métailié, 2021, 208 pages.

Les Vilaines est taillé dans une étoffe onirique, dans un chant où le sordide monte au magique. Des « hommes sans tête » reviennent des guerres d’Afrique. C’est avec l’un de ces réfugiés, de ces hommes acéphales, que Tante Encarna connaîtra l’amour. « Les hommes sans tête avaient suivi des cours accélérés d’espagnol pour pouvoir parler notre langue, c’est ainsi que nous avions appris qu’ils avaient perdu la tête, que désormais ils pensaient avec tout le corps et ne se souvenaient que de ce qu’ils avaient ressenti dans leur peau. » Sans pathos, sans discours militant, l’autrice dessine l’odyssée de groupes d’exclus, de laissés-pour-compte, d’êtres brisés.

L’œil de Camila Sosa Villada se fait généalogique quand, évoquant son enfance marquée par la pauvreté et par un père alcoolique et violent, elle sonde les premières perceptions d’une erreur d’aiguillage (natal et contextuel) : avoir hérité d’un corps de garçon dans lequel elle ne se reconnaît pas. « Dans mon enfance, les jours de pluie, c’était aussi la fête à Mina Clavero, le village qui a été témoin de la manière dont j’ai commencé à transformer le corps du fils d’un couple de crève-la-faim en un corps de trans. » La télévision, les apparitions de la première vedette trans d’Argentine, puis Cris Miró permettent à celui qui s’appelle alors Cristian de mettre un mot sur le malaise qu’il ressent, d’expérimenter le travestissement.

La prostitution questionnée

Toute une gamme d’inventions de soi permet de résister aux vexations, aux brimades, aux insultes, de surmonter les abus sexuels, les tourments psychologiques, la solitude. Certaines craquent ou sont égorgées au détour d’un taillis au terme d’une passe qui a viré au cauchemar. La nécessité de vivre en harmonie avec ce qu’elles ressentent les pousse à mener une existence secrète en marge de l’officielle, à se dédoubler. Comment les flux de désir circulent-ils dans une société ? Comment le corps vendu sur le marché du sexe affirme-t-il qu’il est un corps libre, un corps subversif ? Vu sous l’angle d’une forme de domination imposant aux êtres de vendre leur énergie et leur temps afin de pouvoir survivre, le travail des employés, des salariés, des ouvriers ne diffère en rien du travail des artistes du sexe. Le marché répond à la même loi de l’offre et de la demande. Tout travailleur vend son corps, son esprit, ses compétences.

Aux partisans, par essence obtus et peu éclairés, de la prohibition de la prostitution, à ceux qui ne voient dans les escort girls et boys que les victimes de l’oppression, aux défenseurs des bonnes mœurs, Camila Sosa Villada, sans magnifier pour autant « le plus vieux métier du monde » (dès lors qu’il est librement consenti), répond de façon souveraine : « Sans les prostituées, ce monde sombrerait dans la noirceur de l’univers. »

Un conte de fées cabossées

Dans ce microcosme de belles-de-nuit qui tapinent dans le parc aux côtés de Laura, une fille cisgenre qui se retrouve enceinte, un même amour de la fête court d’un corps à l’autre. Les transes des trans reposent sur un adieu à des enfances souvent saccagées par la peur, le désespoir et les mauvais traitements. La plupart du temps, la violence subie dans la jeunesse se répète à l’âge adulte. Résultante d’un contexte familial et socio-économique, la prostitution est aussi un choix de la marge, l’affirmation d’une différence. Face au mépris qu’elles essuient, il arrive que les trans forment un mur de rage, un gang de louves avides de rendre des coups aux moralisateurs qui entendent les remettre dans le droit chemin, dans le giron de l’Église. Un sourd ressentiment couve contre ceux et celles qui commettent un homicide, réel ou symbolique, contre les trans. Aux attaques répétées, aux blessures engrangées dans la mémoire de chacune, elles répondent par une lutte quotidienne pour ne pas mourir. Relatant le décès de la belle Angie, l’autrice écrit : « Nous avons peu à peu oublié l’essentiel : qu’être trans est une fête. » L’amertume fond comme neige au soleil quand le cœur vise les étoiles.

La condition des femmes de la famille Villada se place sous le signe de la pauvreté, des travaux de ménage, de l’extension des services à des prestations sexuelles monnayées. D’une génération à l’autre, les stigmatisations s’abattent sur la famille, le père méprisé pour son alcoolisme, persécutant son fils efféminé et travesti, Cristian devenu Camila mis à l’index par les normes sociétales. La honte ricoche d’un membre à l’autre, honte d’avoir un géniteur imbibé, d’être née dans une famille de miséreux. Elle se choisira une famille d’élection, sous la protection magique de Tante Encarna, de son enfant trouvé sur lequel les Reines mages veilleront. Ode aux putains, aux déesses du plaisir, aux « filles de personne », aux clandestines qui s’aiment, se crêpent le chignon et procurent des orgies de jouissance aux clients, Les Vilaines donne voix, chair et couleurs à un monde qui construit des identités autres, à coups de blues et de combativité, à coups de beuveries, de cocaïne et de paillettes, de rouge à lèvres et de transmission de savoir entre copines courtisanes. Un des romans les plus flamboyants des dernières décennies.

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