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Femmes et justice pénale : une défiance légitime

Juliette Béghin et Paola Hidalgo · Déléguées sociopolitiques à Bruxelles Laïque

Mise à jour le 15 novembre 2021

Actuellement, une partie du mouvement féministe revendique un renforcement des peines en cas de violences sexistes et sexuelles. Il s’agirait d’une forme d’implicite, que les femmes auraient à gagner à recourir au système pénal. Or cette tendance en faveur d’une extension de la sphère pénale appelant à sanctionner plus durement certains actes oublie de se demander qui est criminalisé1 et quel est l’impact sur la sécurité des femmes.

Photo : © ChameleonsEye/Shutterstock

Ce réflexe « punitif » est le résultat d’innombrables constats et analyses sociologiques qui font état des graves difficultés qu’éprouvent les femmes, dans un contexte dominé par le modèle patriarcal et la culture du viol, à faire reconnaître les violences à leur égard. Mais le féminisme sera-t-il vraiment plus fort s’il y a davantage de criminalisation des auteurs de violences ?

Ces revendications pour des peines de plus en plus sévères semblent se cristalliser autour du projet de nouveau Code pénal, jugé insuffisant (voire régressif) en matière de sanctions à l’égard des auteurs. Cependant, en amont de l’urgence que le débat concernant le nouveau Code pénal impose, il est indispensable de formuler des interrogations plus larges et plus inconfortables que celles relatives à la proportionnalité et la rétribution des peines. Il s’agit de poser la difficile question de l’adéquation du système judiciaire aux besoins réels des femmes. Il faut aussi changer de registre et de substituer aux préoccupations liées à la sévérité des sanctions, ou à l’impunité des faits, d’autres qui invitent à porter un regard sur l’efficacité des outils dont la société s’est dotée pour protéger les citoyennes. Au lieu de se demander combien d’années de prison « vaut » un viol ou même un féminicide, il convient de se demander si le système pénal assure la sécurité des femmes.

137 femmes sont tuées quotidiennement dans le monde par un proche, dont plus d’un tiers par un conjoint ou ex-conjoint, et 35 % des femmes ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime à un moment de leur vie.

Les femmes face à la justice

D’après les chiffres de l’ONU, chaque jour en moyenne dans le monde, 137 femmes sont tuées par un proche, dont plus d’un tiers par un conjoint ou ex-conjoint, et 35 % des femmes ont subi des violences physiques et/ou sexuelles de la part d’un partenaire intime ou des violences sexuelles de la part d’une autre personne à un moment donné dans leur vie2.

En Belgique, jusqu’à la fin septembre 2021, on dénombrait 17 féminicides3. D’après le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne, on estime que chaque année dans notre pays, 75 000 faits de violences sexuelles sont commis à l’encontre de femmes. Un peu plus d’une sur neuf seulement déposerait plainte. « Et en raison du grand nombre de dossiers classés sans suite, faute de preuves, ces plaintes débouchent sur 900 condamnations à peine », a déploré le ministre en commission Justice.

De manière générale, on peut donc constater que la violence à l’égard des femmes est structurelle et prend des formes d’une insoutenable gravité. Seuls certains préjudices subis par les femmes intéressent le système pénal et il n’est saisi que d’une partie de ceux qui sont commis (importance du chiffre noir). Même saisi, il sous-traite les affaires puisque les personnes jugées et condamnées représentent une infime portion de celles qui portent préjudice aux femmes4.

Les réactions pénales sont, de surcroît, moindres pour les crimes commis à l’encontre de certaines catégories de femmes : les plus pauvres, celles issues de minorités ethniques ou les prostituées. Dans un rapport de défiance avec la justice de par une criminalisation accrue de ces populations, elles sont réfractaires à porter plainte et à saisir la justice.

Les courants punitifs privilégient donc le point de vue de certaines femmes, celles les moins susceptibles d’être elles-mêmes judiciarisées ou d’avoir des proches judiciarisés. Pour Gwenola Ricordeau, « si le système pénal, en laissant largement impunis les crimes des hommes, sert les intérêts du patriarcat, il utilise aussi le prétexte des femmes pour servir ceux de la bourgeoisie et du suprémacisme blanc »5.

Une « patrice » pénale à déconstruire ?

Ces sujets et d’autres encore sont explorés dans « Matrice pénale », un épisode en deux parties du podcast « ebullitions ». Cet épisode a été co-réalisé par deux travailleuses de la cellule sociopolitique de Bruxelles Laïque, Paola Hidalgo Noboa et Juliette Béghin – dont les recherches portent respectivement sur les questions des droits des femmes et de justice pénale – avec la collaboration de Manon Legrand, féministe et journaliste. Elles y partagent leurs analyses et leurs expériences, tendent le micro aux spécialistes de terrain, discutent clivages et nœuds afin de tenter de les dépasser. La première partie de « La matrice pénale » est disponible sur Spotify et sur Anchor.

Les effets (impensés) d’une criminalisation accrue

Si l’on prend au sérieux la revendication du courant punitif, on devrait exiger la construction de dizaines de prisons par département pour y incarcérer les auteurs de viols, estimés en France à 50 000 par an. Est-ce une perspective réaliste et réjouissante, connaissant par ailleurs les conséquences de l’incarcération en termes de désaffiliation, de fabrique de la récidive et comme outil de gestion de la pauvreté ? Rappelons, en effet, que si les auteurs de violences sexistes et sexuelles proviennent de toutes les classes sociales, en revanche, ceux poursuivis et condamnés sont majoritairement issus de milieux « défavorisés ». Ce constat vaut d’ailleurs pour d’autres types de délits.

Il est étrange qu’au lieu de penser la protection des femmes à travers le renforcement des mesures préventives, on s’acharne à renforcer un système pénal qui est pourtant l’un des piliers du modèle patriarcal, où se jouent férocement la reproduction des inégalités sociales et la justice de classe et de race. En analysant le système, les féministes abolitionnistes du pénal démontrent que la police et la prison, par exemple, fonctionnent parfaitement bien comme support au capitalisme, au patriarcat, au suprémacisme blanc.

Il est aussi étonnant de ne pas retrouver parmi les tenantes d’une punitivité accrue une analyse rigoureuse des effets du système pénal sur les premières concernées : les victimes. Il est évident que l’arrestation de certains auteurs et un procès pénal peuvent, pour certaines, apporter une forme de répit, de sentiment de sécurité et de reconnaissance du préjudice subi. Le désir légitime de vengeance peut, mais souvent provisoirement, être comblé. Ce qui est nécessaire est toutefois beaucoup plus complexe ; le système pénal ne répond essentiellement qu’aux besoins de punition et de protection à court terme – puisque les auteurs ressortent – et les besoins de protection socio-économiques et psychosociaux sous-jacents ne sont pas rencontrés. Ces critiques mettent en lumière le risque d’une « victimisation secondaire » par la procédure pénale et invitent à davantage tenir compte des besoins des victimes. Ruth Morris, l’une des penseuses de la justice transformative, en a dénombré cinq : obtenir des réponses à leurs questions sur les faits, voir leur préjudice être reconnu, être en sécurité, obtenir réparation et pouvoir donner un sens à ce qu’elles ont subi. L’institution pénale ne répond pas à ces besoins fondamentaux, alors que faire6 ?

Prévention et justice transformative

Dans le contexte actuel, où les mouvements sociaux semblent traversés par des clivages de plus en plus profonds, où les féministes sont souvent invitées à se positionner « pour ou contre » les politiques, il est indispensable d’identifier le commun dénominateur des luttes. En ce qui concerne les violences basées sur le genre, la prévention est incontestablement ce qui réunit tous les courants. Prévenir en éduquant les jeunes à l’égalité de genre, à l’ÉVRAS, prévenir en accompagnant les auteurs et en dotant les femmes d’options accessibles pour pouvoir se mettre à l’abri.

Les constats relayés ici suggèrent de penser ensemble « cet impensé » qu’est le système pénal, de nous embarquer collectivement dans une réflexion sur ce que l’on peut offrir que le système pénal ne nous offre pas. Comme le rappelle Gwenola Ricordeau : « Quand on a un système qui fait problème, l’idée n’est pas de le remplacer. Personne ne va dire : “Vous voulez éradiquer la peste, par quoi vous allez la remplacer ?” »7

Un courant à suivre, en la matière, est celui d’une justice transformative8 qui propose de sortir du caractère rétributif du système pénal (centré sur l’auteur et la responsabilité individuelle) et d’en inverser sa logique en prenant en compte la situation sociale, les circonstances, les ressources sociétales et les besoins des parties concernées dont la société, la communauté et ceux, en premier plan, des victimes. Cette perspective tend aussi à changer les structures sociales qui perpétuent les dominations et les oppressions sexistes, classistes et racistes. Dans ce nom de justice transformative, il y a également le fait de transformer les conditions sociales qui ont rendu possible la commission des actes. Rappelons d’ailleurs que la justice transformative est née des besoins des personnes qui n’avaient pas accès au système pénal pour se protéger et qui se sont vues contraintes d’imaginer d’autres modalités de protection et de résolution des conflits. Des réflexions et des pratiques pensées au sein des communautés des personnes les plus exclues et les plus vulnérables socialement : les travailleuses du sexe, les LGBTQI+ et les personnes « illégales » et racisées. Ce sont elles qui nous montrent les horizons pour sortir de nos impensés.

En attendant, on ne peut que le constater, tant que le contexte de ressources inégalitaires ainsi que le manque de possibilité d’accéder à l’autonomie matérielle, financière et émotionnelle seront là, des femmes resteront dans des situations de violence. Le féminisme dit « punitif », au contraire, en faisant appel à la sphère pénale, individualise les problèmes sociaux et « marginalise le collectif et la redistribution »9.

  1. Françoise Vergès, Une théorie féministe de la violence. Pour une politique antiraciste de la protection, Paris, La Fabrique, 2020.
  2. Ibid., p. 90.
  3. Nous utilisons le terme « féminicide » afin de rendre visible ce type particulier de violence basé sur le genre. Il s’agit certes de la forme la plus grave de violence sexiste. Il fait aussi l’objet d’une mobilisation tant au niveau de sa reconnaissance symbolique que pénale. Ici, nous faisons la différence entre la nécessité de nommer et de rendre compte de ce phénomène, en tant que manifestation de la culture patriarcale, et l’exigence d’une punition spécifique. Voir également, « Incriminer les féminicides ? Ou comment s’emparer d’un problème complexe sans le résoudre », 10 mars 2021.
  4. Gwenola Ricordeau, Pour elles toutes. Femmes contre la prison, Montréal, Lux, 2019, p. 66.
  5. Ibid., p. 69.
  6. Id., Nils Christie, Louk Hulsman, Ruth Morris, Crimes et peines. Penser l’abolitionnisme pénal, Caen, Grevis, 2021.
  7. « Une justice féministe avec Gwenola Ricordeau » dans Lauren Bastide, La poudre, épisode 89, 25 février 2021.
  8. Gwenola Ricordeau, Crimes et peinesloc.cit.
  9. Françoise Vergès, op. cit., p. 96.

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