Libres, ensemble
Ovidie ou le corps libéré
Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste « Libres, ensemble »
Mise en ligne le 30 janvier 2025
Éloïse Delsart, dite Ovidie, docteure ès Lettres et en Études cinématographiques, autrice1 et réalisatrice engagée, se questionne sur le corps depuis de nombreuses années. Elle nous invite à sonder notre sexualité pour instaurer une relation émancipatrice avec nos corps. Dans La chair est triste hélas, confession intime de sa « sortie de la sexualité », elle renvoie dos à dos l’intime et le politique avec humour et clairvoyance. Avec Assise, debout, couchée !, sorte d’opus féministe et canin, elle évoque puissamment l’alliance mystérieuse que les chiens ont passée avec les femmes pour survivre à la violence.
Photo © Fongbeerredhot/Shutterstock
Nous avons rencontré Ovidie lors de son passage à Bozar2 (Bruxelles), autour d’un café et de quelques biscuits pour une conversation tout en douceur. Non, le féminisme n’est pas toujours violent et vindicatif !
À 44 ans, pensez-vous être une femme libre ?
Ce soir m’attend une conférence publique en présence de 1 500 personnes1. Je ne m’attendais pas à autant de monde ! Qu’est-ce que je vais faire ? Je vais aller chercher des vêtements et un peigne, parce que j’ai tout oublié chez moi, et puis je vais me maquiller. Ma première réaction a donc été l’image et ma corporalité – et pas le discours que j’allais fournir ! Ce n’est pas la circulation de la pensée qui m’a perturbée quand j’ai appris l’ampleur de la conférence, mais : « Il faut que je m’achète un blazer ».
Avec toutes les injonctions de nos sociétés patriarcales qui ont pesé sur notre génération, vous jugez cela impossible ?
Je pense que ce serait bien prétentieux que de prétendre être une femme libre. Non, j’essaie de m’émanciper sur bien des points. Il y en a certains sur lesquels je suis en bonne voie, en bon chemin. Et puis d’autres où je pense que je n’arrive toujours pas à me libérer complètement. C’est compliqué quand on a été socialisé comme une femme depuis la naissance, qu’on croule sous les injonctions, on ne peut pas se libérer comme ça en un claquement de doigts. Je me suis déjà émancipée de pas mal de choses, dont de l’hétérosexualité, ce qui est énorme.
Vous parlez de l’enfance, on dit qu’on est souvent le fruit de là où on a grandi. Où avez-vous grandi, dans quel milieu, qu’est-ce qui a forgé votre caractère aujourd’hui ?
J’ai grandi dans un milieu plutôt middle class, avec des parents qui ont été l’un et l’autre enseignant. Je fais partie de ce qu’on appelle les enfants de profs, même s’ils ne sont pas restés profs jusqu’au bout. Pour mes parents, cela signifie « transfuge de classe », parce qu’ils viennent tous les deux d’un milieu ouvrier. Mon grand-père était mineur, mon autre grand-père était garde-barrière, donc d’un milieu plutôt « prolo ». J’avais dans l’idée que c’était par les études qu’on allait s’élever. Je pense que j’ai conservé ce truc-là de s’élever par les études, ou par la pensée. Et j’essaie aussi de le transmettre à ma fille. Or on sait qu’aujourd’hui, être diplômée ne suffit pour avoir un boulot. IL y a eu un décalage au niveau de ces valeurs-là.
Ovidie, ou l’art de se défaire du poids des injonctions qui pèsent sur nos corps et nos désirs.
© Olivier Roller
Et que signifiait le féminisme chez vous ?
On n’en parlait pas, c’était un impensé. En revanche, il y avait une répartition paritaire des tâches à la maison. Mon père passait autant l’aspirateur que ma mère. C’était déjà une ouverture sur quelque chose. Quant à ma mère, elle gagnait plus que mon père. Le fait était assez rare à l’époque. C’est toujours une source de tension entre hommes et femmes dans les couples hétéros, même aujourd’hui. On n’aime pas qu’une femme soit plus diplômée que son mec, ou qu’elle gagne plus d’argent. La réussite, ça fait un peu peur aux hommes. À mon père, non : il s’en foutait.
Dans votre dernier ouvrage, Assise, debout, couchée, vous dites que les femmes sauvent les chiens autant que les chiens sauvent les femmes.
À 10 ans, quand je prenais mon vélo, ma mère lançait : « Prends le chien avec toi ! » Très tôt, j’ai pris le chien pour pouvoir me défendre contre la violence des hommes. Ce n’est évidemment pas comme ça que je le théorisais ni que ma mère me le disait. Mais qu’est-ce que ça signifiait, dans le fond ? « Méfie-toi des hommes que tu pourrais rencontrer. S’il y a une voiture qui s’arrête près de toi, tu auras le chien. »
Le procès Pelicot est-il pour vous aussi le « procès du siècle » ?
Effectivement, il révèle – mais nous le savions, nous les femmes – que le violeur n’est plus un fou furieux qui vous attend dans une petite rue étroite. C’est le boulanger, le flic, le journaliste, l’électricien bon père de famille et c’est votre mari aussi, votre beau-père ou votre oncle. En tout cas, c’est quelqu’un de très proche. Et puis, le huis clos qui a été refusé par Madame Pelicot est un grand pas dans la reconnaissance des violences.
Ovidie, Assise, debout, couchée, Paris, J-C Lattès, 2024, 234 pages.
Mais ce qui choque ce sont ces accusés qui nient. Le terme « violeur », c’est trop lourd à porter, il ne correspond pas à l’image idéalisée qu’ils ont d’eux-mêmes. Et c’est vrai que la plupart des hommes qui violent ne se voit pas comme des violeurs. Encore moins quand c’est dans une sphère domestique, au sein du foyer. Essayez dans le cadre d’une relation, d’un viol commis par votre conjoint, d’expliquer le lendemain qu’il vous a violé. Moi, ça m’est arrivé il y a très longtemps avec un de mes conjoints. Le lendemain, j’ai voulu en parler et il m’a fait une espèce de crise de nerfs en me faisant une espèce de chantage de merde « C’est ça, si je suis un violeur, dis-le-moi, je me taille des veines, parce que vraiment, je ne mérite pas de vivre ». Et puis, j’espère qu’on va enfin nous croire, nous écouter et cesser de nous dissuader de porter plainte. Enfin, cette notion de consentement à prendre en compte. On considère depuis toujours que les femmes ne s’appartiennent pas à elles-mêmes, elles appartiennent d’abord au père, puis au mari.
Ovidie, La chair est triste hélas, Paris, Point, 2023, 128 pages.
Tous ces sujets, vous les abordez dans La chair est triste hélas sorti en 2023. Pour qui l’avez-vous écrit, ce livre ? Et pourquoi ?
Je l’ai d’abord écrit pour moi, un peu en écriture automatique. Parce qu’à ce moment-là, je voulais écrire ce texte-là. On avait discuté avec Vanessa Springora, l’autrice du consentement qui désirait créer une collection d’autrices qui aborderaient la sexualité. Je devais faire le premier texte, mais je lui ai dit : « Vanessa, ça va être compliqué parce que moi, je fais ceinture. » Elle m’a dit : « On va le faire ! » Parler d’arrêt de la sexualité, c’est une façon aussi de parler de la sexualité.
Vous avez toujours écrit, filmé et documenté sur l’intime. Quel est votre fil rouge ?
Je pense que le fil rouge, c’est vraiment le corps et la politisation de l’intime. Même avec mon documentaire sur les violences obstétricales, on est dans la politisation de l’intime. Pour découvrir que des endroits comme le foyer, la chambre à coucher, la table de gynéco politisent l’intime.
Et le couple, vous y croyez encore ?
Dans La Chair est triste, hélas , même si c’est surtout notre quête désespérée de l’amour qui nous empoisonne, j’attaque un peu toutes les formes de couples. Je crois que c’est ça, le fond du problème. C’est qu’on est quand même programmées, en tant que femmes, à faire couple. C’est notre première fonction dans la société. L’important est donc de se rendre attirante pour qu’un homme puisse nous désirer, puis nous garder, former un couple et avoir des enfants. Regardez tous ces articles dans les magazines du genre « Développer votre libido », « Libido au top », tout ce jargon un peu marketing de la sexualité comme « Booster son désir ». Ce sont des textes qui sont écrits par et pour les femmes. Il n’y a aucun mec qui va lire un article sur « Comment conserver ma femme en la faisant jouir ». On nous donne mille conseils pour être une amante au top, une épouse au top, une mère au top.
Ce qui laisse finalement peu de place à la sororité ?
Encore une fois, on est élevées comme ça, pour se tirer dans les pattes entre femmes, se mettre en concurrence. Et on a envie d’être la Schtroumpfette suprême. Et donc forcément, il faut écraser toutes les autres femmes. Et si elles ont quelque chose de plus que nous, la beauté, la réussite, une gratification quelconque, on va les jalouser. Parfois, on va se rendre malade. Je trouve qu’au contraire, on devrait s’unir face à la médiocrité des hommes.
Dans votre dernier livre, vous dites que les femmes sauvent les chiens autant que les chiens sauvent les femmes. Est-ce parce qu’il y a un lien entre eux, face au patriarcat ?
Les chiens et les femmes sont relégués à la domesticité depuis toujours. Mais ce qui m’a donné envie d’écrire ce texte, c’est en voyant une corrélation entre les chiffres des violences faites aux femmes depuis la pandémie et une explosion en parallèle des violences faites aux chiens. Ce sont des victimes collatérales des violences intrafamiliales. Une femme qui subit des violences a cinq fois plus de risques de voir son chien battu que n’importe quelle autre femme.
Elle court, il suit. Qui mène, qui obéit ? En dressant des parallèles entre les femmes et les liens, Ovidie questionne les corps dressés, qu’ils soient humains ou canins.
© Alexei_tm/Shutterstock
Vous dites aussi que le chien, comme la femme, subit les diktats de la mode, de la chirurgie. On coupe les oreilles en pointe des uns et on refait les seins des autres. Même combat ?
Oui, c’est quand même une pratique spécifique aux chiens, cette histoire. On ne retrouve pas la même chose avec les autres animaux, avec les chats, pas du tout. À l’heure actuelle, il y a des chiens « instagrammables », dont le chihuahua ou le carlin.
Pour vous, y a-t-il un sens à la vie ?
Certainement, j’imagine qu’on n’est pas là pour rien, sans raison. Mais faut-il le chercher ? Ou se laisser vivre ? Est-ce qu’il évolue dans nos vies ? Certainement. En tout cas, tout est à créer ou à réinventer.
Le couple fait-il partie de ce qui doit être réinventé, selon vous ? Vous avouez qu’à force d’avoir tout déconstruit, vous vous retrouviez sur un champ de ruines.
Il fallait en passer par là, je pense. Quand un édifice est branlant à ce point et qu’il menace de s’effondrer, de broyer tout le monde, je pense qu’il faut faire table rase. Ensuite, tenter de reconstruire, mais d’un point de vue féministe. Mais oui, il y a un certain nombre de choses sur lesquelles j’ai tiré un trait parce que je ne pense que de mon vivant, je verrai de reconstruction joyeuse. Franchement, je ne pense pas. Je me souviens d’une journaliste du Figaro qui m’avait adressé une lettre ouverte qui avait été publiée dans ce même journal qui me disait « Mais Ovidie, un jour vous allez de nouveau retrouver un homme ! On vous le pardonnera et ce ne sera pas grave. » Pourquoi tout le monde veut-il me maquer ? Le bonheur se trouve dans la solitude aussi. Et quand je rentre chez moi, je ne suis pas seule. La maison n’est pas vide. Encore une fois, elle est sans homme, mais elle n’est pas vide ! On doit l’apprendre à nos filles. Il y a un petit bout de transmission qui doit se faire par la création d’objets culturels et militants. J’essaie de faire ça à mon niveau.
Quelle est votre position par rapport à la laïcité aujourd’hui ?
Je suis bien embêtée de répondre parce que le terme « laïcité » en France n’a pas la même signification. Aujourd’hui, il n’est pas utilisé dans le même cadre. Dès qu’on parle de laïcité, c’est pour parler des musulmans en France. Et les personnes qui se sont emparées de ce terme ne l’ont pas fait à bon escient. Donc, je suis bien embêtée parce que c’est un terme qui est devenu tellement chargé de choses négatives et de détournements que je n’emploie pas au quotidien.
- Parmi ses nombreux ouvrages, lire notre recension de Tu n’es pas obligée (La Ville brûle, 2022) : Lionel Rubin, « Petit guide anti-injonctions sexistes », 25 juillet 2022.
- « Meet the thinker : Oividie », conférence Bozar/Bruxelles Laïque, 25 novembre 2024.
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Libres, ensemble · 18 janvier 2025
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