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Voyage au bout de
la France lepénienne

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 12 avril 2022

Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien… Sur l’avenue Gambetta, on a croisé une manif qui s’éclatait comme un fruit trop mûr sur l’asphalte. Il y avait un jeune gars qui s’agrippait à un réverbère sous les coups de matraque des flics. Sa copine hurlait des « saloperies de poutiniens ! » alors que trois Gilets jaunes s’égosillaient en « Macron, reviens à la maison ! ». Au sol, un calicot « Liberté pour tout.e.s » cavalait en lambeaux.

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Dans la contre-manif qui appuyait la charge de la police antiémeute, des skinheads, des gros bras et une foule de pékins qui auraient eu leur place autrefois dans les grandes manifs du PS et à la Fête de l’Huma. « Marine, Marine, Marine… » qu’ils scandaient.

Marine Le Pen a pris l’Élysée dans les circonstances que l’on sait. Il y a eu le scandale. Un coup monté. Ou pas. L’affaire est toujours pendante devant la commission Maréchal… Pressée d’en finir, la présidente du Rassemblement national a prétexté de l’état lamentable du pays pour prêter au plus vite serment. Durant son discours, elle a eu ces mots : « Dans cet Élysée où vécut Napoléon Ier, je promets de reconquérir l’Europe. Par la paix, bien sûr. La France, ma France, retrouvera sa splendeur. »

À quelques mètres du podium, son vieux père versait une larme. « Cette victoire marque aussi la réconciliation pour une famille qui a tant œuvré à la grandeur et à la cohésion de notre pays », a lancé la nouvelle présidente en jetant un œil mouillé sur « Jean-Marie ». Tonnerre d’applaudissements. Vivats et hourras. Couleurs au vent. Aux premiers rangs de l’assistance, la plupart des chefs d’État de la planète, des patrons du CAC 40, l’un ou l’autre artiste oublié et tout l’aréopage de la nouvelle présidence, du jeune énarque post-pubère aux vieux de la vieille du FN, « casseurs de bougnoules » blanchis sous le harnais. Ils étaient de retour comme par miracle, maintenant que l’extrême droite tenait son graal.

Bleu, BLANC, rouge ou la couleur du nationalisme à la française.

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Il y avait là aussi, incontournable depuis qu’il s’était rallié à Marine Le Pen, Éric Zemmour qui enchaînait les interviews sur la TSF (Télécoms et suprémacisme français), désormais seule chaîne autorisée du PAF, en dépit des promesses d’une privatisation complète émises durant la campagne. « C’est en effet une femme qui va permettre à la France de Vercingétorix, de Du Guesclin, de Pétain et de De Gaulle de lutter contre le grand remplacement. Vous voyez : je n’ai rien d’un macho sexiste. Et je suis fier de me joindre à elle pour réussir la mission sacrée qui consistera à nettoyer le pays. » Comme le journaliste lui demandait s’il était vraiment question que « la VIe République prenne ses quartiers à Vichy », Zemmour s’est rembruni. « Faites bien attention à ce que vous dites, “Ben Blabla”. Les places dans la presse sont chères, et n’est pas “français de souche” qui veut. »

« Français de souche », c’est aussi le nom du nouveau ministère qui avait été créé immédiatement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence. C’est ainsi que Zemmour était devenu le ministre des Affaires aux Français de souche, au Grand Remplacement et à la Communication d’État. Il s’était installé rue Lauriston dans le 16e arrondissement de Paris et avait aussitôt lancé sa campagne « Toi aussi, prouve que tu es un bon Français ». « Ce n’est pas compliqué », avait assuré le ministre. « Il suffit de reconstituer et de faire authentifier son arbre généalogique. Ceux qui ne pourront le faire auront toujours le loisir de se revendiquer d’un comportement vertueux. » Il visait là les artistes et les sportifs de renom, les grandes fortunes, les influents… « Les autres auront deux ans pour rentrer dans leur pays. Une carte tricolore sera toutefois attribuée chaque année à quelque 10 000 personnes tirées au sort. La réindustrialisation de la France exige une main-d’œuvre abondante mais qualifiée. » Le Quai d’Orsay avait organisé une table ronde avec plusieurs pays du Maghreb, Algérie en tête, une fois ces premières mesures lancées. Objectif : les obliger à reprendre leurs nationaux quitte à bloquer les transferts d’argent des immigrés pour leur faire comprendre le message.

De jeune-nation.com, vrai site en ligne de tendance pétainiste, au fictif grandremplacement-et-francite, il n’y a qu’un pas…

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Ces annonces ont braqué les ban­lieues où les contrôles d’identité se sont soudainement multipliés. La délation a submergé les réseaux sociaux, contraignant le nouveau gouvernement Le Pen – la VIe République donne la présidence et le poste de Premier ministre au seul chef de l’État – à lancer le site grandremplacement-et-francite.com pour centraliser toutes les informations. Dans le même temps, une exposition relative à la « Fabrique des races » remettait en lumière de vieilles théories raciales « afin d’alimenter le débat, car la démocratie est notre bien le plus précieux », expliquait le catalogue.

Dans les heures qui avaient succédé à l’élection de Marine Le Pen, la presse avait tiré à boulets rouges sur le camp vainqueur de la présidentielle. « Que reste-t-il de la France de Rousseau et de Voltaire ? » s’interrogeaient plusieurs journaux aujourd’hui fermés. Certains rappelaient les liens entre les différentes extrêmes droites européennes et l’admiration que plus d’un tatoué du svastika portait paradoxalement à Poutine. Un site féministe consacré à l’égalité des genres passait au crible les déclarations sexistes qu’avait tenues Zemmour pendant la campagne. Une pétition « Tous à Strasbourg » avait déjà récolté plus de 200 000 signatures cryptées. Zemmour y avait répondu par une « Aide sociale à la procréation naturelle » délivrée aux Françaises de 18 à 35 ans.

Condamnations et mises à l’index n’avaient pas impressionné les lepénistes et les zemmouriens qui avaient conclu une alliance, au soir de la présidentielle, pour rejeter dans l’opposition une droite pathétique et une gauche en capilotade. Emmanuel Macron restait sans voix et sans parti maintenant que La République en marche se diluait dans la défaite. Il assistait à l’incroyable, vingt ans après la présidentielle de 2002 et le duel Chirac-Le Pen. Il avait le sentiment refoulé d’avoir mille fois imaginé « cette catastrophe », mais sans jamais y avoir cru. Un peu comme l’Europe occidentale n’avait pas cru que Vladimir Poutine pourrait un jour lancer ses chars sur l’Ukraine. « Que n’ai-je été aveugle… »

L’élection de Marine Lepen, un fameux choc qui laissa Emmanuel Macron sans voix.

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Dans un premier temps, la Bourse avait dévissé et l’euro s’était senti mal. Mais les félicitations et les propos apaisants de la plupart des capitales européennes avaient éteint l’incendie. « Mme Le Pen saura montrer qu’une femme peut mener la France à la victoire comme le fit autrefois Jeanne d’Arc », avait déclaré un nationaliste polonais. Un diplomate hongrois saluait l’assurance qu’apportait le nouveau pouvoir français « d’en finir avec le laxisme qui a transformé l’Europe en passoire à migrants ». Les plus sceptiques se disaient que tout cela n’aurait qu’un temps, que la crise économique et les affaires dissiperaient ce mauvais rêve. Et qu’en attendant, « le corps diplomatique hexagonal, digne héritier de Talleyrand, saurait maintenir le bateau à flot ».

Rapidement, il n’a plus été question de sortir de l’Union européenne. Pour aller où, dans cette nouvelle guerre froide ? Mieux valait tenter d’en prendre le leadership, comme De Gaulle autrefois. Un échec n’est pas rédhibitoire. La France a donc vendu je ne sais quel réacteur nucléaire de dernière génération à la Chine en échange d’un matériel high-tech de surveillance périurbaine. L’impôt sur la fortune n’a jamais été rétabli. La TVA s’est offert une grimpette pour renflouer le tonneau des Danaïdes des finances publiques, pénalisant en premier lieu les petites gens à qui un abaissement des taxes avait pourtant été promis.

Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien… Au bureau, le climat s’est tendu au fur et à mesure que les fils de l’immigration s’en allaient pour faire place à des protégés du nouveau système. La cheffe de bureau a disparu au lendemain d’une réunion houleuse où elle s’était fait traiter de « gouine ». Les Affaires aux Français de souche ont bien dégainé un chèque de 200 eurofrancs pour éponger la facture d’électricité des ménages labellisés français. C’était une promesse de campagne. Mais entre-temps, les prix de l’énergie avaient quadruplé et les 200 balles n’ont pas suffi à remplir le réservoir de la Kangoo. Les autoroutes avaient été renationalisées, mais les péages restaient debout. L’économie partait en vrille et la souveraineté de la France face aux marchés n’était qu’une affabulation de plus. Les manifestations de Gilets jaunes avaient repris autour des ronds-points. « Élections, pièges à cons », vociférait un de leurs calicots.

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